Intervention de Jean-Carles Grelier

Séance en hémicycle du mardi 24 octobre 2017 à 15h00
Projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2018 — Motion de renvoi en commission

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Carles Grelier :

Or les collectivités territoriales restent et demeurent l'un des derniers remparts face à l'injustice sociale, à l'instar des départements, qui sont devenus au fil des ans et de la loi de véritables organes d'expression de la solidarité nationale, qui trouve notamment à s'exprimer dans la prise en charge de la dépendance et du grand âge. Mais pour combien de temps encore ?

La solidarité à l'égard de nos aînés est arrivée à son terme, tant sur le plan des capacités de financement des départements que des capacités de contribution des familles. Le modèle économique de la prise en charge de la dépendance et du grand âge vacille, il tangue. Sans une réflexion urgente et la création d'un nouveau modèle de prise en charge, il implosera fatalement et rapidement. Les finances des départements qui ont eu à supporter les baisses drastiques des dotations de l'État, ces dernières années, ne peuvent plus laisser croître les dépenses de solidarité, sauf à recourir massivement à la fiscalité. Le prix moyen d'un séjour en EHPAD est déjà largement supérieur au montant moyen des retraites, et l'obligation alimentaire pèse désormais sur les familles comme une insupportable épée de Damoclès.

Cette réalité financière traduit la défaillance du modèle et révèle l'immobilisme de la pensée politique : alors que la maison brûle, on continue de regarder ailleurs. Mais cette réalité ne doit pas, ne peut pas éclipser les femmes et les hommes concernés. L'évidente dimension humaine de ces questions ne doit pas, ne peut jamais être une variable d'ajustement.

Offrir une fin de vie décente à nos aînés est une responsabilité qui nous engage. Pardonnez-moi d'y revenir : le modèle social sur lequel repose aujourd'hui notre solidarité à l'égard de nos aînés est d'abord le fruit de leur travail, de leur engagement dans ces périodes où la France se reconstruisait. Ils ont dans les bureaux, les ateliers, les mines ou les exploitations agricoles sué sang et eau pour acquérir ces droits à une juste fin de vie, une fin de vie digne qu'on voudrait leur arracher en détournant le regard.

Le temps est une denrée qu'ils n'ont plus, mais que nous n'avons plus non plus. Il est des moments dans l'histoire où donner du temps au temps sonne comme une fuite en avant, une trahison. Ces femmes et ces hommes, qui sont aussi nos parents, qui sont aussi les témoins d'une histoire qu'ils ont façonnée et qu'ils nous ont transmise sont les grands oubliés de votre politique. Transformer la France, réparer la France ne peut pas être qu'une figure de style.

L'ouverture de 4 500 places en EHPAD n'a que l'apparence d'une solution, mais crée bien au contraire un nouveau problème : les départements déjà au maximum de leurs capacités ne pourront pas financer la part qui leur revient dans ces créations. Pourquoi n'ont-ils pas été associés à cette décision ? Pourquoi nier la réalité de leur situation financière ? De leur côté, les familles, sollicitées toujours plus, ne peuvent plus contribuer, ni suffisamment, ni dans la durée, pour offrir à leurs parents les conditions décentes d'une fin de vie, surtout dans un contexte où le chômage continue de sévir et où il faut aussi parfois prendre en charge la génération montante.

Pourtant, au milieu de tout cela vient se greffer le merveilleux miracle de l'allongement de la vie qui, si rien n'est fait, emportera les malheurs de générations sacrifiées. Chaque année, un trimestre d'espérance s'ajoute à la lutte contre le destin, contre le temps, contre la finitude. Année après année, l'homme se découvre un peu plus victorieux dans sa bataille contre la mort. Toutefois, cette bataille, qui est la plus belle et la plus grande des batailles, est vaine si le manque de courage de l'action politique transforme l'espérance de vie en désespérance. En même temps que la vie s'allonge, les prestations servies par les départements et par les familles seront soit de moins en moins nombreuses, soit de moins en moins importantes. Le voeu que chacun forme de finir ses jours dans la dignité risque de ne plus jamais être exaucé.

Croire que les collectivités publiques pourront indéfiniment subvenir aux besoins de la dépendance et du grand âge est un contresens. Croire que les familles auront pour toujours les moyens de se substituer à l'État est un autre contresens. Laisser-faire est un parti pris, mais n'a jamais été le ferment d'une politique. Le modèle de la prise en charge du handicap n'échappe pas au même diagnostic, à la même analyse et aux mêmes conclusions, parce que les mêmes causes, têtues, produisent toujours les mêmes effets. L'allongement de l'espérance de vie devrait, là aussi, permettre aux personnes en situation de handicap de poursuivre leur vie dignement. Mais combien d'établissements spécialisés permettent d'accueillir les travailleurs des établissements et services d'aide par le travail – ESAT – lorsque sonne l'heure de la retraite ?

L'État français regarde les courbes comme les traders regardent la bourse mais ne prend jamais position. Pourtant il y a urgence, si l'on veut éviter le krach humain. « On ne reconnaît la grandeur d'une société qu'à la capacité qu'elle a à venir en aide aux plus petits d'entre les siens », dit-on souvent. Plus que jamais la société française doit être grande aujourd'hui, plus que jamais nous le devons à la génération qui nous précède comme à celle qui nous suit, et elle ne sera grande que dans le courage, la détermination et l'anticipation.

Madame la ministre, repousser l'échéance de la réflexion serait un acte irresponsable. La France a besoin d'un nouveau modèle de prise en charge, d'un nouveau modèle de solidarité, qui transcende le modèle existant. Comme je vous y ai déjà invitée en commission, ouvrons ce débat, ouvrons-le grand mais ouvrons-le maintenant pour qu'on ne dise jamais que nous n'avions rien fait, rien anticipé.

Dans cette France qui aime les courbes, en parallèle de l'allongement de la durée de la vie, le taux de natalité enregistre une baisse depuis 2015, et pour la première fois en quarante ans l'accroissement naturel est au plus bas. Le constat de l'Institut national d'études démographiques, énoncé dans son rapport « Population et société » publié en mars 2015, met en évidence la cause du phénomène : les coups de rabot à la politique familiale des années 2013, 2014 et 2015. L'équilibre de la pyramide des âges est menacé et avec lui le fonctionnement de notre modèle social. La situation est alarmante quant à la possibilité de maintenir un financement juste et équilibré de la société. Selon les prévisions de 2016 du Conseil d'orientation des retraites, le rapport entre le nombre d'actifs et celui de retraités passerait de 1,7 à 1,4 actif pour un retraité d'ici vingt à trente ans.

Seule une politique familiale rénovée, remodelée, repensée permettra d'inverser la tendance. Pourtant les aides et les prestations familiales présentées dans votre budget s'étiolent, alors même que la branche est excédentaire de 300 millions d'euros cette année. Pourquoi donc diminuer la prestation d'accueil du jeune enfant de 17 euros par mois ? Sur trois ans, cette mesure, prise dans le seul but d'améliorer l'équilibre général des comptes, permettra certes une économie de 500 millions d'euros, mais au détriment des familles. L'État a pour obligation première de garantir la cohésion nationale et d'accompagner l'ambition nationale. La famille est le premier lieu d'expression de cette cohésion et de cette ambition. La famille qui élève, qui éduque. La famille qui soigne, qui s'inquiète ou se réjouit et qui toujours transmet à la génération qui deviendra le visage de la France. La famille qui évolue avec le temps et qui se transforme dans le temps. La famille qui apprend l'importance du lien et des valeurs. La famille qui émancipe. À coups d'errements et d'atermoiements médiatiques – à moins qu'il ne s'agisse d'une stratégie – , vous n'excluez pas de mettre un terme à l'universalité des allocations familiales. Pouvez-vous, madame la ministre, aujourd'hui, dans cet hémicycle, prendre sur ce sujet une position ferme ? Pouvez-vous dire à la représentation nationale si vous envisagez de mettre à mal l'un des piliers de notre modèle social ? Et si oui, pouvez-vous nous dire, en vérité, si ce sont demain aussi les soins et les médicaments qui seront pris en charge sous condition de ressources ? Avec la démographie médicale et la prise en charge de la dépendance et du grand âge, la politique familiale est une autre de vos occasions manquées qui n'attendait pourtant que l'exigence de la réflexion et le courage de l'action.

Le projet de loi de financement de la Sécurité sociale n'est pas seulement un exercice comptable. Il devrait être la représentation chiffrée d'une vision, d'un projet, d'une destinée commune. Face à tous ces enjeux, il y avait donc une nécessité impérieuse à mener des réformes structurelles ; la Cour des comptes ne dit pas autre chose. L'Allemagne tant scrutée par nos responsables politiques en a eu le courage, mais la France court de déficits en déficits et le roi est nu ! Mme Marisol Touraine nous avait déjà promis l'assainissement des comptes en 2017. Les prévisions budgétaires que vous présentez pour le quinquennat nous assurent un retour à l'équilibre à l'horizon 2020. Mais cet objectif a déjà été reporté d'un an puisqu'il était initialement annoncé pour 2019.

Alors, qui croire ? Qui croire quand les comptes de la Sécurité sociale sont entachés d'insincérités graves, de manoeuvres qu'en d'autres lieux on dirait dolosives ? Qui croire quand l'ONDAM n'atteint les objectifs fixés qu'au prix de biais, de circonlocutions comptables et de présentation ? Qui croire, encore, quand la Cour des comptes indique que le déficit continuera à se creuser davantage encore que les prévisions ne le laissent entendre ? Qui croire, enfin, quand la même Cour annonce que l'année 2017 n'échappera pas aux coups de baguette magique des artifices comptables ? Les propositions et recommandations de la Cour des comptes ne peuvent durablement rester lettre morte parce qu'elles sont inquiétantes. Parce que l'ignorance peut atténuer la responsabilité, jamais la connaissance ! En effet, la trajectoire financière de la Sécurité sociale pourrait se dégrader dès 2018 sous l'effet de la révision à la baisse des prévisions de croissance de la masse salariale. La dynamique, qui reste vive, des dépenses d'assurance maladie et la reprise de la progression des dépenses de retraite font peser des risques supplémentaires sur le retour à l'équilibre des comptes. Enfin, rien ne garantit que les prévisions affichées intègrent la hausse probable des taux d'intérêt et de l'inflation conduisant à la revalorisation des prestations servies et à un alourdissement de la dette sociale.

Madame la ministre, on ne construit pas un nouveau monde avec les défis ni les schémas d'hier. On ne transforme pas la société par l'illusion. On ne répare pas la France en baissant les armes. Dire que le combat sera difficile, dire que pour sortir la France de l'ornière où elle se repaît depuis si longtemps il faudra des efforts et du courage – beaucoup d'efforts et beaucoup de courage – , est un douloureux euphémisme. Mais les combats que l'on perd sont ceux qu'on ne mène pas et le seul temps vraiment perdu est celui que l'on passe à regretter les occasions manquées. Disons avec Bergson : « L'avenir n'est pas ce qui va arriver mais ce que nous allons en faire », ou alors ce beau modèle social français aura perdu. Ou alors la France aura perdu. Mes chers collègues, pour toutes ces raisons, pour tous ces chantiers qu'il nous faut ouvrir sans tarder, il n'est pas souhaitable mais nécessaire que ce projet de loi de financement de la Sécurité sociale face l'objet d'un nouvel examen en commission des affaires sociales.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.