Intervention de Jean-Luc Mélenchon

Séance en hémicycle du jeudi 12 septembre 2019 à 15h00
Mobilités — Article 38

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Luc Mélenchon :

Certains affirment qu'il faudra de toute façon lâcher des marchés. Pourquoi ? Pour satisfaire la Commission européenne ! Les gouvernants et leurs relais dans les grandes entreprises sont contraints de céder certains marchés – en l'occurrence les meilleurs morceaux, sans quoi les concurrents s'indigneront et prétendront que ces sociétés soi-disant privées sont des succursales d'entreprises publiques. Ils n'auront d'ailleurs pas tort. Plus précisément, ces succursales se comportent comme des compagnies privées. Elles mettent à l'ordre du jour des objectifs de rendement incompatibles avec les impératifs publics. Si vous pensez que l'ouverture des marchés aura des effets bénéfiques, vous vous trompez. Par définition, le service privé ne s'arroge que les beaux morceaux et les retire au service public. Le service privé est animé par une logique d'accumulation qui fera nécessairement du tort au service public. Sans compter que le privé coûte plus cher que le public, surtout là où il se retrouve en situation de monopole : sur les fuseaux concernés, il n'y a pas de concurrence.

Par conséquent, il s'agit simplement de substituer un monopole public à un monopole privé, exactement avec la même distance, les mêmes machines et les mêmes moyens.

Enfin, je le répète pour que l'on m'entende bien et que mes propos donnent lieu à un débat, peut-être même hors de cet hémicycle – qui sait, peut-être nous écoute-t-on ? Le privé, par nécessité, coûtera toujours plus cher que le public. C'est une vue de l'esprit de ne pas comprendre que le versement de dividendes et la publicité ne sont pas des charges supplémentaires par rapport à la production, mais des charges indues, selon moi.

Ces gens percevront donc un impôt privé.

Pour en finir avec les tendances de notre époque, je dirai que tout change, y compris le capitalisme, qui n'est plus celui du XIXe ou du XXe siècle. Nous n'en sommes plus à protester contre tel patron ou telle grande figure de l'accumulation, qui ont quasiment disparu. Il est des moments où nous pourrions même les regretter. Au moins les avions-nous sous la main et pouvions-nous négocier des compromis.

Nous avons aujourd'hui affaire à des fonds de pension, des sociétés multinationales dont personne ne sait exactement où se trouve le centre, ni si elles décident en fonction de l'intérêt de la production, et pas seulement d'un équilibre général.

Aujourd'hui, General Electric, censée être la solution miracle au problème soulevé par Alstom, est quasiment vendue à la découpe pour des raisons qui n'ont rien à voir avec la production électrique ou avec Alstom, mais avec le cours en Bourse de la compagnie General Electric. Vous confiez des services publics à des gens bien plus fragiles que n'importe quelle autre compagnie.

Si je parle du capitalisme de notre époque, c'est parce qu'il reflète une tendance nouvelle : les bien-portants, les possédants et leur suite dorée font sécession du reste de la société. Cela, on ne l'avait jamais vu. J'ai appris par les livres ou les revues que je lisais qu'il existait des villes fermées où des gens, qui ont l'argent pour cela, vivent entre eux. Ils érigent des murs, installent des barbelés. Ils disposent de leur propre service de gardiennage, de leurs propres routes. Avant d'être hébergé dans une de ces villes, à Marseille, je ne parvenais pas à me figurer ce qu'était une ville privée. L'on y arrive par une route, ordinaire mais entretenue par les propriétaires qui ont la belle vue et le reste. L'on passe un grillage, une porte roulante après avoir montré patte blanche – conformément au contrat de vente, je suppose.

Les nouveaux bien-portants, les satisfaits, font sécession du reste de la société. J'ai évoqué Marseille, mais l'on pourrait tout aussi bien citer cette fameuse ligne de bus qui n'apparaît nulle part mais qui n'est destinée qu'à les servir, eux.

Le train Charles-de-Gaulle Express est un autre exemple. Ceux qui ne résident pas en région parisienne ne peuvent pas comprendre la provocation qu'il représente pour les pauvres habitants de l'Île-de-France. À première vue, il n'y a rien de plus génial que ce projet qui permet de rejoindre directement l'aéroport, dans les deux sens. Quiconque a parcouru le trajet en voiture en mesure les avantages. Un seul problème se pose : pendant que l'on construit cette infrastructure, on ne s'occupe pas du reste, en particulier du deuxième tunnel pour la ligne 13, faute de moyens. Or, ce deuxième tunnel pour les trains aurait été au service d'une énorme part de la population – je vous invite à observer les conditions dans lesquelles elle voyage entre 17 heures et 18 heures. Peu d'entre nous le supportent, à moins d'y être obligés. C'est le cas de tous ces gens, qui n'ont pas d'autre choix.

Le choix de privatiser tend à banaliser et à faire oublier cette sécession des bien-portants et des satisfaits par rapport à tous les autres. Ceux qui monteront dans ce transport en commun-là bénéficieront d'une infrastructure dont ne profiteront pas les autres, parce qu'une partie du trajet actuellement assuré par le service public des transports sera réservé à cet usage particulier.

Pour l'instant, je sais que cette image de la sécession vous laisse sceptiques, et sans doute devrai-je m'y reprendre à plusieurs fois pour vous faire admettre l'idée que les riches sont en train de faire sécession du monde des pauvres ou des classes moyennes.

Oui, c'est ce qu'ils font, une nouvelle fois, car ces lignes seront au service de quelques-uns dans des conditions bien particulières où, que vous le vouliez ou non, la question du tarif deviendra l'un des critères clés.

Or, je l'ai rappelé, et vous en avez eu un exemple extraordinaire sous les yeux, d'une pureté chimique, la mobilité n'est pas une question de simple liberté individuelle, d'aller et de venir comme on l'entend. C'est une obligation, une contrainte absolue. Les gens préféreraient rester chez eux, accompagner les enfants à l'école du village, aller à la poste du village, au centre administratif du village ou de la petite ville. Hélas, puisqu'ils ne peuvent plus le faire, ils doivent se déplacer. Par conséquent, la mobilité est l'article clé qui permet ensuite d'accéder aux réseaux collectifs. Sans cela, dans le monde du XXIe siècle, on ne peut pas produire et reproduire son existence matérielle, pour reprendre la formule condensée de Karl Marx qui, à l'époque, ne pensait pas à la mobilité mais posait la question fondamentale de toutes les sociétés, que n'importe quelle connaissance, même élémentaire, de l'anthropologie, permet de deviner. Les gens ne se déplacent pas par plaisir, mais parce qu'ils y sont contraints.

Vous en avez eu un exemple avec le mouvement des gilets jaunes, qui était à l'origine un mouvement de protestation contre une augmentation du prix des carburants, imposant à chacun de faire des choix, dans son budget, non pas dans le superflu mais dans l'élémentaire. Compte tenu du niveau de revenu des populations concernées, qui se vérifie par leur éloignement des centres, il convenait pour elles de consentir, pour payer du carburant, des sacrifices sur les autres postes de la vie domestique.

Ce point-là devrait servir de signal d'alerte. Il faut renverser la tendance pour se consacrer, non pas à la privatisation de telle ou telle entreprise en croyant en retirer des bénéfices, car ce ne sera pas le cas, mais à l'équipement sans cesse plus grand, le maillage sans cesse plus fin, en transports collectifs dans tout le pays, soit l'inverse de ce que nous faisons depuis trente ans, qui consiste à fermer des lignes et des services, en demandant au privé de prendre le relais.

C'est avec ce genre de raisonnement que nous sommes arrivés à la crise sanitaire actuelle, parce qu'il n'est plus possible d'accéder aux services sanitaires de santé. Il en va de même pour la crise dans l'éducation nationale. Je pourrais reprendre la liste de tous les services ou réseaux collectifs qui sont la condition de la survie de chacun aujourd'hui. Non, ce n'est pas un petit amendement, ni une petite question, ni un petit article, celui qui tend à accorder à la RATP le droit de créer des filiales pour entrer en compétition. Bon sang, pourquoi serait-elle en compétition ? Qu'est-ce que cette invention ? À quoi cela servira-t-il ?

J'admets qu'un gouvernement qui a signé un accord soit bien obligé de le respecter. Mais on pourrait au moins, et j'espère l'avoir fait, protester solennellement contre des décisions aussi absurdes que celle-ci, prises au niveau européen. Le gouvernement en place en 2007 – à vous de chercher de qui il s'agissait, peu m'importe, car ils font tous pareil – a accepté l'inacceptable. Non, on ne doit pas privatiser les fuseaux horaires, la RATP, et lui donner le droit de concourir n'est pas du tout une contrepartie : au contraire !

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