Intervention de Marie-Christine Saragosse

Réunion du mercredi 18 septembre 2019 à 9h30
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Marie-Christine Saragosse, présidente de France Médias Monde :

Parmi les représailles que vous évoquiez, Madame Faucillon, il arrive régulièrement, par exemple, que notre émetteur soit coupé en Afrique. Certains de nos correspondants ont aussi été emprisonnés, expulsés ou se sont vu retirer leur accréditation. Même si je n'ai pas du tout envie d'envenimer la situation, je suis obligée de dire un mot sur la Russie. Aussitôt après la mise en demeure de Russia Today, en juin 2018, nous avons reçu une mise en demeure, nous reprochant de ne plus être en règle, alors que nous l'étions encore la veille... La même chose s'est produite pour la Deutsche Welle ou la BBC. La représentation nationale devrait-elle, pour autant, ne plus oser faire son travail ? Ce ne serait, à mon sens, pas une bonne idée. Nous gérons ces situations avec l'appui des réseaux diplomatiques européens. Lorsque nos moyens de diffusion ont été coupés en RDC, tous les diplomates, et même l'ONU, se sont mobilisés à nos côtés pour leur réouverture. L'éventualité des représailles ne doit pas être une contrainte pour les élus.

Les pigistes sont compris dans les 15 % de masse salariale que j'ai mentionnés tout à l'heure. Cela a déjà été toute une aventure de signer l'accord pour les permanents, le 31 décembre 2015 ! Aussitôt après, nous nous sommes occupés des non-permanents, qui sont les correspondants et les pigistes au siège. Dans la mesure où nous tournons vingt-quatre heures sur vingt-quatre en quinze langues, nous avons un volet structurel de non-permanents, même si nous l'avons réduit autant que possible, avec le directeur général, Victor Rocaries, et le directeur des relations institutionnelles et de la communication, Thomas Legrand, qui sont à mes côtés ce matin.

Les infox appellent plusieurs remarques. Vous avez soulevé une question importante, Monsieur Larive : la définition même de l'infox, qui est une pente savonneuse. Dès lors qu'il s'agit de vrai et de faux, rien ne peut être simple. Bien sûr, il y a des mensonges avérés, comme les deep fakes. Mais quelle est la différence entre l'opinion et la manipulation ? Parfois, on peut se planter… Les meilleurs journalistes peuvent être emportés par leurs convictions. Très engagés en faveur de l'Europe, ils travaillent toute la journée sur ces questions et pensent qu'il fait meilleur vivre dans cette zone du monde, plutôt que dans d'autres où ils se rendent. Sans disposer du texte dont vous parlez, Monsieur Larive, je vois bien ce que vous voulez dire. Quand Russia Today soutient les gilets jaunes, est-ce une opinion ou une manipulation contre le gouvernement français ? Définir des frontières est délicat, et nous ne sommes pas à l'abri d'erreurs. Parfois, en revanche, on sent bien que c'est trop. D'ailleurs, la loi que vous avez votée l'intègre bien. Pendant cette période de fragilité que sont les élections, lors de laquelle on sait que les points de vue se radicalisent et qu'il y a des risques de flottement, on arrive à intervenir par un travail d'analyse. Du reste, les élections européennes ont peu donné lieu à manipulation. Les résultats ont d'ailleurs été moins radicalement populistes que ce que certains avaient prédit. Mais je reconnais que nous ne sommes que des êtres humains et que nous sommes faillibles.

S'agissant de la lutte contre les infox, nous certifions beaucoup de choses sur le terrain, nous allons à la source. Nos observateurs sont en lien avec un réseau de quelque 6 000 personnes dans le monde, qui font remonter des informations que nous vérifions en faisant des recoupements. Nous n'avons jamais été pris en flagrant délit d'erreur. Le véritable enjeu, à mon sens, est celui de la formation et du développement du sens critique. Pourquoi ne devrait-il pas être le même dans le domaine des infox que dans celui des mathématiques ou de l'histoire ? Notre ministre de l'Éducation nationale est parfaitement d'accord avec cette idée que c'est le sens critique qui constitue le premier rempart et que c'est lui qui doit être développé, de même qu'on l'exerce en philosophie ou en lettres.

Nous essayons de donner des outils aux enseignants, qui se sentent parfois très isolés sur ces questions. Ils viennent nous voir et passent des journées en immersion. Nous avons même eu 2 000 demandes de formation que nous n'avons pas pu honorer. Les enseignants ont besoin de discuter avec des journalistes, parce qu'ils ont besoin d'outils dans leurs classes, où ils se trouvent parfois dans des situations proches de celles des journalistes. Face à des jeunes venant de tous pays, ils doivent gérer des points de vue donnés par la presse française. Nous sommes à leurs côtés. Pendant la semaine des médias à l'école, nous avons reçu quelque 1 500 élèves en France. Nous le faisons aussi à l'étranger avec nos correspondants.

Nous avons parfois l'impression d'être une goutte d'eau dans la mer, mais une goutte nécessaire. Ce sont les petites gouttes d'eau de France Médias Monde, de la Deutsche Welle, de la BBC, de France Télévisions, de Radio France ou de l'Agence France-Presse qui vont former un rempart. Même si les citoyens, dont vous êtes, ne sont pas toujours d'accord avec ce que disent certains journalistes, ceux-ci ont, malgré tout, le souci de l'honnêteté et respectent une charte déontologique. Il faut poursuivre dans cette voie, aller dans les écoles, donner des outils aux enseignants, se former et former les enseignants. Nous passons nos journées à traquer des aberrations, qui ne sont pas des questions d'opinion. Mais je reconnais que vous avez soulevé une vraie question, Monsieur Larive.

Monsieur Raphan, France Médias Monde n'est pas « la voix de la France ». Ne dites pas cela, à moins de vouloir énerver les rédactions… Sous Vichy, RFI, qui existait déjà, puisqu'elle existe depuis les années 1930, était désignée comme « la voix de la France », soit la voix du gouvernement français. La voix de la France, ce serait une voix qui ne serait pas universelle et qui ne rechercherait pas une information vraie, mais porterait l'agenda souterrain de la France et défendrait ses seuls intérêts. Évidemment, France Médias Monde n'agit pas contre les intérêts français, mais le groupe a encore plus d'ambition. Il est au diapason des valeurs françaises et n'est pas la voix d'un gouvernement – cela est même inscrit dans le préambule de notre cahier des charges.

C'est notre crédibilité qui est en jeu : nous sommes crédibles parce que nous sommes indépendants et que nous osons dire qu'il y a des choses un peu plus grandes que nous, parfois même plus grandes que la France. C'est parce que nous suivons une démarche d'universalité, de respect, à l'écoute de l'autre et des autres cultures, d'équilibre dans nos informations, que nous ne sommes pas assimilés à des chaînes de propagande, que nous avons un vrai impact et que nous pouvons défendre les valeurs qui nous tiennent à coeur : une information vérifiée et des positions qui sont parfois mises en débat – je pense au franc CFA. Nous accueillons, en effet, sur nos antennes des gens qui ne sont pas d'accord. C'est ce qui fait notre force et la grandeur de notre pays : la culture démocratique est la culture du débat. En tout cas, si nous sommes la voix de la France, nous ne sommes sûrement pas la voix d'un gouvernement, sinon nous perdrions de notre puissance de crédibilité.

Ce qui pourrait nous aider, dans le cadre de la réforme, ce serait que l'on s'inspire de la BBC, dont le modèle semble beaucoup séduire en France. Au sein de la BBC, BBC World se voit attribuer un plancher, en pourcentage et en valeur absolue, en dessous duquel la redevance ne peut pas descendre. On pourrait ainsi réfléchir à une structure regroupant audiovisuel national et international, car l'on connaît la force de la proximité en matière de prise de décision. Je soumets cette piste à votre sagacité.

Concernant la lutte contre les discriminations, l'égalité femme-homme a naturellement constitué notre première étape, car les femmes représentent 51 % de l'humanité, mais cette lutte recouvre également d'autres thématiques, comme le racisme et l'homosexualité. Nous ne faisons pas de distinguo entre les antennes et l'intérieur de la maison. Au sein de FMM, les mesures que nous avons adoptées en matière de harcèlement s'appliquent à tous : aux femmes, bien sûr, mais si un homme est harcelé en raison de son orientation sexuelle, il peut tout à fait recourir à ces dispositifs – à ma connaissance, il n'y a aucune discrimination de ce type dans notre maison. Sur nos antennes, nous menons le combat depuis longtemps. Ainsi, en Afrique, l'homosexualité est encore punie pénalement, parfois de la peine de mort dans certains pays. Le travail de dialogue, de persuasion et d'évolution à mener est encore énorme. Pas plus tard qu'hier, l'émission « Priorité santé » sur RFI était consacrée à ce thème : en Côte d'Ivoire, la clinique Confiance accueille de jeunes homosexuels qui n'osent pas se dévoiler dans leur propre famille, ni se faire dépister et soigner lorsqu'ils sont malades du sida.

En Afrique également, un travail considérable sur la santé permet d'aborder des thèmes parfois délicats dans les sociétés, comme l'égalité femme-homme. Sur ces sujets, nous recevons beaucoup d'appels, nous diffusons les campagnes d'information. C'est un axe éditorial essentiel, car il y a un vrai enjeu africain. Parfois, je vous avoue que nous sommes découragés par ce que nous lisons sur les réseaux sociaux. Les bras nous en tombent et nous mesurons l'intensité du combat qu'il faudra continuer à mener. En tout cas, nos portes sont ouvertes à toutes les associations, notamment africaines, qui souhaiteraient s'exprimer sur ces questions.

Nous sommes également très mobilisés contre les féminicides. Penser que la France détient un record en la matière nous est insupportable, même s'il y a pire : au Mexique, neuf femmes se font assassiner chaque jour par leur mari. Nous nous sommes servis de notre réseau mondial pour faire un tour d'horizon, établir un bulletin de santé des femmes sur cette question – c'est catastrophique !

Concernant notre diffusion dans les hôtels, nous ne sommes pas présents en Chine. Ce territoire nous est interdit, mais TV5 Monde y est. Je dirigeais cette chaîne quand nous avons réussi à y entrer, par un accord de réciprocité. La chaîne chinoise CCTV 4, qui s'appelle aujourd'hui la Voix de la Chine, demandait une convention au CSA pour être diffusée en France. Hervé Bourges a eu l'idée de demander une réciprocité pour TV5 Monde – France 24 n'existait pas. Aujourd'hui, sans volonté politique forte, ce n'est pas par la voie commerciale que nous pouvons entrer en Chine, excepté par « piratage », lorsque des bouquets satellitaires voisins sur lesquels nous sommes sont pris dans la « zone grise » – de manière pas très légale, donc. On n'entre pas en Chine avec un accord négocié à un niveau commercial. Pour nous aider, il faut suggérer aux autorités politiques de faire une démarche en notre faveur, demander au CSA d'imposer des contreparties quand il renouvelle des conventions avec des chaînes étrangères. Nous n'aimons pas beaucoup procéder ainsi parce que nous sommes une grande démocratie, mais sait-on jamais ?

Le site internet InfoMigrants a reçu 37 millions de visites en 2018. Ce travail est réalisé, non seulement avec la Deutsche Welle, mais aussi avec l'ANSA, l'agence de presse italienne. Cela fonctionne incroyablement ! La Commission européenne a d'abord financé le site en français, anglais et arabe, puis en pashto et en dari, l'Afghanistan étant devenu un terrain de migration. Le site n'incite pas à la migration ni n'en dissuade : ce n'est pas le rôle d'un journaliste. Celui-ci donne des faits, informe pour que les gens puissent prendre des décisions éclairées, car ils sont souvent manipulés, notamment par des passeurs. Il arrive parfois que nous soyons un numéro de secours. Ainsi, une jeune Africaine retenue en Libye comme esclave sexuelle a trouvé le moyen de nous contacter. Nous avons tiré de son histoire un dessin animé d'information, car nous ne pouvions pas montrer son visage. Nous sommes très fiers d'avoir été repérés, de sorte que nous avons pu agir et aider à sa libération. Je sais que vous aurez des débats sur les migrations, mais la France est un pays humaniste et, en pareil cas, nous sommes heureux d'intervenir. Nous sommes tout aussi heureux de montrer que des migrants réussissent leur bac avec mention « très bien », apprennent le français comme des dieux et s'intègrent. Il y a des drames mais il y a aussi de belles choses, et nous décrivons simplement la vie. C'est un très joli site, et j'espère que la nouvelle Commission européenne nous renouvellera sa confiance dans le futur.

Concernant l'Europe, nos amis allemands de la Deutsche Welle, qui parlent très bien français, nous ont accueillis la semaine dernière à Bonn comme si nous étions des membres de leur équipe : c'était bouleversant. L'Europe est aussi faite d'émotions et de rencontres. Depuis plusieurs années, avec la Deutsche Welle, l'axe franco-allemand est fort et profondément humain. L'expérience du site InfoMigrants nous a donné envie de voir plus grand, et nous avons couvert les élections européennes ensemble : nous sommes allés voir de nombreux jeunes, nous avons fait vingt-huit portraits, nous avons mené des débats ensemble, nous avons coproduit un grand reportage intitulé « Élections européennes : quand la Russie s'en mêle ». Nous le ferons à nouveau à l'occasion des trente ans de la chute du mur de Berlin.

Ces jeunes Européens, qui n'ont pas fait d'études, ne parlent pas de langues étrangères et sont chômeurs, sont un peu des laissés-pour-compte, de véritables proies pour toutes formes de radicalisation et de manipulation. Il ne s'agit pas de faire de l'endoctrinement ni d'imposer des idées aux autres, mais de leur donner les armes pour construire leur propre analyse. Nous nous sommes donc dit qu'il fallait travailler dans les langues nationales, pour un public qui n'est pas celui d'Erasmus. Notre idée est de déclencher des débats transnationaux, en mettant en avant des jeunes, en faisant appel à des influenceurs locaux et à de nombreux partenaires des différents pays, dans toutes les langues. Nous passerons des accords avec des Roumains, des Portugais, des Tchèques, etc. Les jeunes choisissent eux-mêmes les thèmes qui les intéressent : on ne pense pas à leur place – chez nous, d'ailleurs, la moyenne d'âge est assez basse. La tech, le monde du travail, les évolutions sociétales, tous ces sujets les intéressent : pourquoi devraient-ils en discuter de façon cloisonnée ? Nous essaierons de créer des outils qui décloisonnent, qui mutualisent. Voilà le projet !

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