Intervention de Romain Troublé

Réunion du mercredi 18 septembre 2019 à 9h40
Commission des affaires étrangères

Romain Troublé, directeur général de la Fondation Tara Océan :

Je dirige la fondation Tara Océan depuis seize ans maintenant. C'est une initiative civile privée qui a été lancée il y a seize ans par agnès b. à titre privé. Elle a été rejointe depuis longtemps par beaucoup d'entreprises et d'autres partenaires intéressés à soutenir la recherche, un peu comme le fait l'IPEV, en donnant des moyens à la science française, mais aussi internationale, pour aller en mer. L'IPEV est spécialisé dans les pôles. Tara va un peu partout. Le bateau Tara que la fondation gère aujourd'hui est un bateau de trente-six mètres, pas très gros, mais qui finalement est assez adapté et complémentaire des grandes flottes océanographiques françaises qui sont très importantes et qui permettent notamment de déployer de nouveaux outils de recherche : par exemple, en génomique, qui permet de comprendre un peu mieux le fonctionnement des écosystèmes. Partager, c'est important, puisque la fondation alloue à peu près 30 % de ses moyens à communiquer dans les classes en France, à l'étranger, dans les médias, et pour faire en sorte que ces enjeux que sont la connaissance des océans et de notre planète soient compris, partagés, et appropriés par la population française notamment, mais aussi, quand nous nous déplaçons, internationale.

Au cours de l'année, en janvier et en février-mars, c'est le maximum de glace, tout est gelé. En Arctique, la glace de mer gèle et, avec l'été, fond. Le minimum de glace que nous trouvons chaque année se trouve à la fin de l'été. Au moment où nous parlons, nous avons atteint le minimum et la courbe bleue montre que nous avons atteint des records. Nous sommes peut-être sur le deuxième ou le troisième record de surface de glace en Arctique depuis que nous le mesurons, très loin de la moyenne des années 1980-2010.

Quand on regarde le volume de glace, c'est aussi intéressant, et peut-être plus préoccupant d'ailleurs. Nous avons du mal à évaluer le volume de glace, c'est assez compliqué. Les satellites sont un peu aveugles à cause de la neige qui recouvre les surfaces et qui emporte beaucoup d'incertitudes. Il n'empêche qu'il y a quand même des mesures qui sont faites depuis pas mal d'années, au moins des mesures relatives, qui montrent que nous avons perdu deux tiers du volume de glaces en trente ou quarante ans en Arctique. Cela a fondu des deux tiers. La glace faisait trois mètres d'épaisseur en moyenne en Arctique dans les années 1980, aujourd'hui, elle fait un mètre d'épaisseur en moyenne. Nous sommes face à une perte de volume colossale, et une énergie qui a été dépensée pour la perdre colossale. Nous estimons qu'entre 2035 et 2040, nous assisterons à des étés en Arctique où il n'y aura plus de glace, l'été – en septembre, pas le reste de l'année. Cela va regeler complètement. Nous n'aurons plus cette glace pluriannuelle qui résiste aux étés et qui abrite beaucoup d'écosystèmes qui aujourd'hui sont quasiment totalement inconnus.

Quand nous essayons de projeter ce qui va se passer dans cette production primaire des océans, de l'Arctique notamment, nous prenons trois modèles. Un chercheur Martin Vancoppenolle les a mis au point récemment par le biais des trois modèles du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), un français, puis deux autres. Il a projeté la production primaire de l'Arctique, ce qui va se passer en Arctique, ce que nous pouvons prédire de cette production dans les années qui viennent. Nous voyons bien qu'aucun modèle n'est d'accord avec l'autre. Nous sommes face à une incertitude colossale. Cela veut dire que nous ne connaissons pas beaucoup l'instant t, nous ne savons pas de quoi nous parlons aujourd'hui pour essayer de prédire ce qui se passera demain. Nous n'avons pas beaucoup de réponses aux questions.

En matière de navigation, une espèce de lubie se répand, consistant à affirmer que l'Arctique va devenir un passage de bateaux du fret international. Les chiffres de bateaux qui sont passés en transit, qui ne se sont pas arrêtés en Russie, sont connus. C'est assez stable depuis 2008. De 2008 à 2018, nous sommes entre vingt et vingt-cinq bateaux. Pour vous donner une idée, en 2018, vingt bateaux sur les vingt-sept enregistrés sont des bateaux de transporteurs de gaz liquéfié qui passent au nord de l'Arctique. Beaucoup de bateaux qui passent en Arctique naviguent aux mois d'août et de septembre. C'est un business très cyclique, très saisonnier, très risqué pour beaucoup d'armateurs internationaux qui veulent des systèmes réguliers, qui recherchent des investissements amortissables sur du long terme. Nous sommes face à un problème de saisonnalité très fort et qui va le rester, même si cela fond en septembre. Il y aura peut-être trois mois ou trois mois et demi de fonctionnement, mais on n'ira pas plus loin dans le futur. En 2018, trois cent onze bateaux ont navigué en Arctique, dont trois cents bateaux russes. La Russie utilise beaucoup de bateaux pour aller ravitailler des villes du nord, transporter des minerais, notamment le nickel, et du gaz bien entendu, et bien d'autres, de la Russie du Nord vers les extrémités. Il y a très peu de transits. Quand on regarde les flux internationaux de transit, on se rend bien compte que les flux ne sont pas là. La Chine sera sans doute l'un des premiers utilisateurs de cette route maritime du Nord pour transporter des ressources de gaz de Russie vers ses ports. Pour apporter des ressources du Groenland, elle passera sans doute par le passage du Nord-Est au nord de la Russie, ce qui explique les liens très forts entre cette dernière et la Chine sur ces enjeux arctiques.

La fondation Tara s'intéresse à la mer et aux écosystèmes. Nous avons fait beaucoup d'expéditions, onze au total depuis 2003. Nous avons parcouru 45 000 kilomètres avec le bateau, avec à son bord le CNRS comme première institution scientifique qui pilote le projet de la mission. Avant de partir en missions, nous mettons deux ans à les préparer avec les organismes de recherche et les scientifiques. C'est un projet très orienté sur la recherche et qui essaye d'innover dans sa façon de regarder la mer, de regarder les écosystèmes notamment, et la biologie marine. Depuis quatre ans, cent trente publications ont été produites par la communauté scientifique qui suit les missions de Tara. Nous avons fait la couverture de grands magazines comme Science, Nature, Ecology & Evolution, ou Cell. Cell, par exemple, a relaté la découverte de 200 000 nouveaux virus. 99 % des virus marins ont été découverts en Arctique. L'excellence de la recherche française est partagée avec l'international. En général, les missions de la Fondation Tara impliquent vingt-cinq laboratoires dans dix ou douze pays. C'est très international, très coopératif, et multidisciplinaire, parce que, bien sûr, s'intéresser à l'écosystème c'est être multidisciplinaire, c'est s'intéresser à la chimie, à la biologie, à la physique, aux mathématiques. Il faut rassembler tous ces chercheurs sur un même bateau.

L'Arctique est entouré de continents, avec des riverains qui se partagent le gâteau aujourd'hui, mais l'histoire des dérives a commencé en 1893 avec le Norvégien Nansen qui veut être le premier homme à aller au pôle Nord. C'était l'époque des grands défis, de la découverte du pôle Sud quelques années plus tard par Amundsen. Nansen a échoué dans sa tentative, mais n'a pas raté sa dérive. Je vous recommande son livre, c'est une histoire rocambolesque. Il a été suivi à partir de 1937 jusqu'à 2009 par des bases polaires russes, des espèces de baraques en bois qui ont été mises sur la glace pendant onze mois et qui dérivaient à travers l'Arctique jusqu'au nord de l'Europe. Cela mettait dix à onze mois. Au départ, c'était scientifique, exploratoire. Ensuite, ont été installées des bases de surveillance des attaques américaines par le pôle Nord, puis, bon an, mal an, des bases scientifiques qui ont fait beaucoup de relevés sur la colonne d'eau notamment et l'atmosphère en Arctique. C'est remarquable. Tout est en russe alors, c'est compliqué d'aller voir ce qu'ils ont fait, mais il y a beaucoup de connaissances et beaucoup de savoir-faire qui ont été accumulés sur cette zone de la planète. En 2009, c'est la dernière fois qu'ils l'ont fait, parce qu'ils ont dû aller secourir leur baraque sur la glace à deux reprises en urgence parce qu'elle coulait. En 2006-2008, Tara a fait sa dérive arctique. C'était un programme de recherche européen Damoclès, dirigé par un Français, Jean-Claude Gascard, et le CNRS. Nous avions dérivé pendant cinq cents jours à travers la glace pour essayer de comprendre les enjeux thermodynamiques, la physique, l'atmosphère, la glace, les transferts de chaleur, pourquoi cette glace fondait si vite en Arctique. En parallèle, beaucoup de missions, chaque année, durent deux mois entre août et septembre. Jusqu'à maintenant, elles ont été financées par des États qui voulaient mesurer la zone, les fonds, surtout pour des enjeux de souveraineté sur les plaques continentales, pour savoir où était leur souveraineté sur les ressources. Bien sûr, à bord du bateau, il y avait de la place, donc la communauté des scientifiques y faisait de la science physique surtout. Le bateau n'arrêtait pas d'avancer, il n'y a pas beaucoup d'endroits pour s'arrêter. Les mesures étaient faites sur l'atmosphère, la colonne d'eau, la glace. Beaucoup d'enjeux thermodynamiques ont été analysés. Mais ces projets n'ont pas permis de comprendre parfaitement comment fonctionnaient les écosystèmes, leur dynamique, comment cela marchait dans le temps. Pour cela, il faut rester sur place, y passer du temps. Il est probable que ces écosystèmes vont connaître de grands changements.

Au moment même où nous parlons, un bateau allemand navigue en Arctique, pour se positionner au même endroit que les bases polaires et qui va dériver onze mois. Ce projet de 140 millions d'euros va s'intéresser à l'atmosphère. La France est peu impliquée dans ce projet, je crois qu'il n'y a pas beaucoup de chercheurs français qui sont impliqués. Il est mené essentiellement par l'Allemagne, la Russie, les États-Unis et la Chine.

Comment répondre à ces enjeux de dynamique de l'Arctique et comprendre comment cela va évoluer ? L'expérience de Tara en 2006 nous a fait réfléchir, et nous sommes donc en train de préparer un projet pour mettre en place une base polaire, une sorte de station spatiale internationale, mais pour l'Arctique, qui va dériver dans la glace pendant vingt ans à dix reprises, faire dix dérives d'affilée d'un an et demi chacune, avec, à son bord, des scientifiques français, mais aussi internationaux. La seule influence que la France peut avoir en Arctique, c'est sur les enjeux de recherche. Nous n'avons pas de souveraineté, nous n'avons pas de possession, et c'est bien le savoir-faire et les idées de la France qui peuvent aujourd'hui peser en Arctique.

Je vous présente une photographie du navire « Fram », pris dans la glace en 1894. Des fous furieux sont alors partis dans la glace pendant trois ans et demi sans moyen de communication, sans rien. Ils ont tous disparu. Tara a refait ce trajet quelques années plus tard. La trace de la dérive montre que la glace dérive de dix kilomètres par jour en moyenne, poussée par les vents dominants. Un courant transpolaire traverse l'Arctique, du détroit de Béring jusqu'à l'Europe. Un courant giratoire dans la mer de Beaufort reste cinq ans. Suivant l'endroit où vous positionnez votre bateau, vous pouvez dériver onze mois ou cinq ans. Il faut faire attention, cela devient de plus en plus aléatoire de savoir où se mettre, parce que cela change beaucoup. Tara a fait, lors de cette dérive, deux fois plus de distance en deux fois moins de temps que le « Fram », soit quatre fois plus vite que le « Fram », un siècle plus tard. Des choses profondes et drastiques se passent aujourd'hui en Arctique. Nous sommes retournés en Arctique cinq ans plus tard pour nous intéresser à l'écosystème, pour comprendre la biologie de cette « machine », comment cela fonctionne, comment elle nous rend autant de services chaque jour. Nous sommes allés nous intéresser aux écosystèmes autour de l'Arctique. Nous avons fait le tour. Nous avons fait énormément de sampling, d'échantillonnage, en Russie. Nous avons une très forte collaboration avec ce pays. Nous avons souvent tendance à croire qu'ils ne partagent pas, mais là, ils ont ouvert toutes les vannes. Nous avons pu faire tout ce que nous voulions en Arctique, ce qui a permis trois publications dans Cell. Ce magazine parle de cancer, de cellules humaines. Il publie des analyses sur des enjeux écosystémiques de biologie marine au pôle Nord. Il est très important de comprendre toute cette interconnexion entre la vie de la planète et notre vie à nous.

Quand je suis venu devant votre groupe d'étude, la présidente Marielle de Sarnez m'avait demandé quelle pouvait être l'influence de la France en Arctique demain. La science est notre seul moyen d'exister. Nous sommes tout juste tolérés au Conseil de l'Arctique. Nous n'avons pas le droit de prendre la parole. Je pense que lancer des projets de recherche internationaux de coopération avec nos partenaires de l'Arctique, c'est la seule façon de peser, d'être considérés et d'être légitimes pour y prendre la parole et contribuer à la connaissance de cet écosystème. Forts de cette dérive de Tara, nous sommes en train de monter un projet de base dérivante, c'est encore confidentiel. Nous préparons à la fois le projet scientifique, la technologie associée, mais également son financement par appel de fonds. Je pense que c'est l'avenir de l'Arctique, parce qu'il faut y rester longtemps pour comprendre ce qu'il s'y passe. Nous sommes en train de préparer une base, un bateau, comme Tara, qui est en aluminium, qui flotte, qui pourra accueillir douze personnes pendant toutes les dérives, dont six scientifiques, qui seront soutenus par des consortiums qui vont dès aujourd'hui inclure la Russie, le Canada, le Danemark, la Norvège, l'Europe la Suisse, les États-Unis. Tous les riverains de l'Arctique sont impliqués dans un projet pour comprendre cette dynamique des écosystèmes en Arctique, et savoir comment cela va se passer demain. Cette glace qui va disparaître nous fera perdre ce qui vit dedans. Les gènes, qui sont endémiques, n'existent que là. Les fonctions que la vie a imaginées n'existent que là. Nous allons perdre cette information. Comment faire pour aller la chercher avant qu'elle ne disparaisse ? C'est un des enjeux de ce projet.

Pour résumer : disparitions estimées de la banquise arctique à l'été 2035-2040. Perte probable de la flore encore inconnue associée à la banquise. Impact sur la faune inconnu.

Je rappelle que le Conseil de l'Arctique a déterminé il y a un an un moratoire de seize ans sur la pêche en Arctique. C'est facile, parce que c'est pris par la glace, on ne peut pas pêcher, mais la raison pour laquelle ils l'ont fait, c'est qu'ils ont admis que nous ne connaissions rien sur ces écosystèmes, sur leur dynamique des écosystèmes, sur les pêcheries, sur les stocks. C'est un signal qui indique que nous devons vraiment nous y pencher.

Comme d'habitude pour Tara, nous avons des financements privés internationaux et publics. Aujourd'hui, c'est le prince de Monaco qui a mis le premier à la main à la poche pour financer le développement de ce projet, passionné qu'il est des pôles et de cet enjeu. Le budget est estimé de 60 millions d'euros, avec 30 millions d'euros de contribution de recherches scientifiques et 30 millions d'euros d'opérations sur les cinq ans qui viennent.

Pour garder une légitimité dans ce projet et pour garder le contrôle de ce projet qui va être international, je pense qu'une contribution de la France serait indispensable pour asseoir notre légitimité.

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