Intervention de François Gemenne

Réunion du mardi 17 septembre 2019 à 17h00
Commission des affaires étrangères

François Gemenne, directeur de l'Observatoire Hugo sur l'environnement et les migrations de l'Université de Liège :

Bonsoir à toutes et à tous et merci beaucoup pour votre invitation ce soir, madame la Présidente. Merci, mesdames et messieurs les députés d'auditionner quelqu'un qui n'a pas le droit de vote en France, mais qui, habitant à Paris depuis 2007, parvient généralement assez bien à se faire passer pour un Français. Quoique belge, je parviens à me faire passer pour français dans à peu près toutes les situations de la vie quotidienne. Ce n'est malheureusement pas le cas de beaucoup de Français qui eux sont souvent confondus avec des étrangers, parce qu'ils ne sont pas catholiques, pas blancs ou parce qu'ils présentent des caractéristiques qui les rattachent à ce que l'on appelle les « minorités visibles » et qui sont autant de transformations de la France.

Ce soir, je voudrais vous livrer quelques éléments de réflexion sur l'état du débat public en France et les directions qui pourraient utilement guider le débat que vous aurez au Parlement d'ici quelques jours. Mon propos n'est pas du tout de tancer la France ou de vous dire comment il faudrait faire ou ce que vous devriez faire, mais de livrer quelques réflexions à votre sagacité, de voir comment nous pouvons ensemble essayer d'avoir un débat plus apaisé et rationnel sur ces questions. Ce qui me frappe en France est de voir à quel point le débat sur les migrations reste largement sclérosé, passionné, passionnel, très souvent malheureusement instrumentalisé sur le dos des migrants. Nous avons parfois l'impression d'un débat qui s'est détaché de toute considération empirique, de toute approche rationnelle et qui repose largement sur des perceptions, des intuitions, des a priori et parfois même sur des mensonges. Le problème est que la réalité empirique des migrations est profondément contre-intuitive. Toute une série d'éléments du débat public que le tout-venant pourrait imaginer comme étant une logique de bon sens ou tombant sous le sens commun est en réalité profondément fausse, parce que les réalités sont contre-intuitives. Le bon sens ou le sens commun est parfois un très mauvais guide en matière de politique migratoire.

C'est également un débat qui est hélas souvent détaché de la recherche. Comme le disait mon collègue François Héran, nous, chercheurs, sommes volontiers considérés comme des bobos islamo-gauchistes dans le débat public, comme si nous étions incapables d'avoir un discours réaliste et rationnel sur ces questions. Je me félicite donc que vous auditionniez ce soir des chercheurs et nous allons essayer d'être utiles, autant que nous le pouvons.

Je voudrais commencer par mentionner cinq caractéristiques de la politique d'asile et d'immigration en France me paraissant assez néfastes au débat public et à une politique raisonnée sur ces questions.

D'abord, la politique migratoire de la France est largement managériale. Comme l'a rappelé mon collègue, nous ne voyons pas de grande évolution dans les titres de séjour accordés, que les gouvernements soient de gauche, de droite ou du centre. Au fond, la migration et un peu considérée comme un sujet conjoncturel, en d'autres termes un problème à résoudre ou une crise à gérer, lorsque les chiffres sont plus importants que la moyenne. Malheureusement, cela aboutit largement à une politique qui va de plus en plus déshumaniser les migrants et chaque gouvernement va tenter avant tout d'essayer de rester dans les clous du gouvernement précédent, de peur d'être accusé d'être plus laxiste que lui.

La deuxième caractéristique de cette politique est qu'elle reste largement réactive. On réagit par rapport aux flux qui arrivent en France, sans chercher à les anticiper ni à les organiser. Le problème de cette politique réactive est que nous nous retrouvons finalement avec une politique un peu impensée. Il n'y a pas véritablement de débat parlementaire sur ce que l'on veut faire de l'immigration en France et le Gouvernement se retrouve à réagir par rapport à une réalité, ce qui est malheureusement propice à toutes les crises humanitaires et à toutes les instrumentalisations. Nous allons toujours nous retrouver dans une logique d'urgence. Les Françaises et les Français ont l'impression que nous sommes en crise permanente sur ce dossier, alors que ce n'est pas le cas et que, quand elles surviennent, les crises humanitaires sont parfois largement créées par l'absence d'anticipation ou d'organisation des flux migratoires.

Le troisième élément est que c'est une politique qui raisonne encore largement sur des catégories héritées du passé. L'essentiel de l'architecture de la politique d'asile et d'immigration en France date de la fin de la seconde guerre mondiale, du début des années cinquante, lorsque l'on va établir les grandes catégories de migration. Aujourd'hui, la réalité empirique des migrations ne correspond plus au cadre qui avait été élaboré, notamment par la communauté internationale au début des années cinquante, que nous n'avons jamais véritablement voulu ou pu faire évoluer, notamment parce que le débat public est resté largement sclérosé sur cette question. Le paradoxe est que nous nous trouvons aujourd'hui à appréhender des flux migratoires très différents de ceux qu'a connus la France dans le passé, avec des instruments qui restent bloqués dans le passé, et que nous ne voulons pas réformer radicalement et rationnellement.

La quatrième caractéristique est que c'est une politique appelée « politique d'asile et d'immigration », mais qui reste en réalité largement une politique essentiellement d'asile. Aujourd'hui, il n'y a pas de véritable réflexion sur ce que la politique migratoire de la France pourrait être et devrait être. La France se retrouve donc souvent à appliquer des conventions internationales et à accueillir les personnes qu'elle se doit d'accueillir au regard de ces conventions. Le résultat est que la politique d'asile qui doit être un instrument de protection humanitaire est devenue au fil du temps un instrument de politique migratoire. Elle a été largement dévoyée de sa mission première, au point qu'aujourd'hui, il y a une quasi-synonymie entre migrants et demandeurs d'asile.

Le dernier élément est que le débat public va souvent considérer les migrants comme s'il s'agissait d'un groupe à part, indépendant de la société. On parle toujours des migrants, des réfugiés, des demandeurs d'asile, des étrangers au pluriel, comme s'il s'agissait d'un groupe constitué, auquel pourrait s'appliquer un traitement différent de celui appliqué à l'ensemble des citoyens et citoyennes français et françaises. Il me semble que cela conduit à accroître l'idée que les migrants sont des personnes différentes, un peu à part de la société. Je crois que nous gagnerions beaucoup à reconnaître l'individualité de chacune et de chacun d'entre eux, à abandonner le pluriel pour les désigner systématiquement.

Ce constat étant posé, je voudrais maintenant suggérer cinq pistes possibles de dialogue ou de discussion.

Il me semble que le premier impératif pour le débat que vous aurez sera de reconnaître le caractère structurel des migrations. Comme je l'ai dit, nous les considérons encore largement comme quelque chose de conjoncturel, que nous pourrions empêcher et auquel nous pourrions résister. Une priorité dans une démocratie moderne qui veut se saisir de cet enjeu de société important est d'essayer d'organiser les flux migratoires. Il ne sert à rien de vouloir résister aux migrations. C'est comme empêcher le jour de succéder à la nuit. Le mieux que nous puissions faire dans l'intérêt des migrants, de la société d'accueil, mais également de la société d'origine, est d'essayer d'organiser ces flux au mieux, en partenariat avec les pays d'origine et de transit.

La deuxième recommandation est d'essayer d'adopter une vision globale. Nous restons très préoccupés par les personnes qui viennent en France, sans vraiment nous attacher aux raisons qui les poussent à quitter leur pays ou au trajet qu'elles doivent parcourir avant d'arriver en France. Beaucoup de personnes sont encore convaincues que les gens migrent d'un point A vers un point B sans étape intermédiaire, sans aller-retour, sans bifurcation. C'est au point qu'un Français qui vit à l'étranger est un expatrié et qu'un étranger qui habite en France est un immigré. Nous rapportons ces questions de migration par rapport à nous-mêmes, ce qui nous empêche d'avoir une vision globale. François Héran l'a rappelé, nous restons essentiellement préoccupés par les migrations qui viennent d'Afrique vers la France, alors que c'est une minorité des migrations. Nous ne nous intéressons pas du tout aux migrations internes, comme si c'étaient des migrations complétement différentes des migrations internationales, alors que les migrations internationales sont souvent la continuation de migrations internes.

Il me semble que nous devons adopter une vision globale impliquant également une approche européenne. Dans le cadre dans lequel nous évoluons désormais, il est complétement illusoire pour un pays européen de prétendre avoir une politique d'asile ou d'immigration ne tenant pas compte de ses partenaires européens. Précisément à l'heure où montent les souverainismes, où chacun pourrait avoir tendance à considérer que ces questions d'asile et de migration doivent être réglées par les seuls parlements nationaux, il faut absolument relancer un débat européen sur cette question, pour une approche européenne de la question.

La quatrième et avant-dernière idée renvoie à la nécessité d'adopter une vision proactive des migrations, donc de pouvoir remettre en cause certaines catégories héritées du passé. Aujourd'hui, en regardant empiriquement les flux migratoires, il est extrêmement difficile de catégoriser les personnes en fonction de leurs motifs de migration, simplement parce que ces motifs s'entremêlent les uns aux autres, s'influencent les uns les autres et que de nouveaux motifs de migration apparaissent. Si je prends ceux qui arrivent en France en provenance d'Afrique de l'Ouest, que nous appelons « migrants économiques », parce qu'ils proviennent de pays qui ne sont pas en guerre, la réalité est que beaucoup d'entre eux ont d'abord quitté leur campagne pour la ville, le changement climatique, les sécheresses et la dégradation des sols ne leur permettant plus de vivre de l'agriculture. Ils ont ensuite cheminé, parfois prisonniers de réseaux de trafiquants et de passeurs, et sont arrivés en France, sans que la France soit forcément la destination qu'ils avaient l'intention d'atteindre au premier chef. Quand nous savons qu'aujourd'hui, l'agriculture de subsistance représente la principale source de revenus de plus de la moitié des ménages en Afrique subsaharienne, nous pourrions appeler une bonne partie de ceux qui arrivent en France et que nous appelons « migrants économiques » « migrants environnementaux, écologiques ou climatiques » et nul doute que le débat public sur ces migrations serait assez différent, y compris dans les yeux de la population.

Enfin, je conclurai en invitant à abandonner absolument l'idée que ce sont les frontières, avec leur degré d'ouverture et de fermeture, qui vont déterminer les flux migratoires internationaux. Le degré d'ouverture et de fermeture des frontières joue un rôle tout à fait marginal dans la détermination des grands flux migratoires internationaux. Pourtant, le débat reste obsédé par cette question des frontières, comme s'il suffisait de fermer les frontières pour empêcher les personnes de venir et comme si à l'inverse, les ouvrir davantage allait provoquer un chaos sans nom dans le pays. Ce n'est pas ainsi que cela fonctionne et la meilleure preuve est du côté de Calais ou de Grande-Synthe, où des personnes cherchent désespérément à passer en Angleterre, alors que la frontière entre la France et l'Angleterre est l'une des plus hermétiquement fermée au monde.

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