Intervention de François Héran

Réunion du mardi 17 septembre 2019 à 17h00
Commission des affaires étrangères

François Héran, professeur au Collège de France, titulaire de la chaire migrations et sociétés :

Je vais répondre à M. Pierre-Henri Dumont, même s'il est parti. Il n'y a pas de problème migratoire en France, aurions-nous dit ? Mais nous n'avons jamais dit une chose pareille. Nous n'avons pas dit qu'il n'y avait pas de problème migratoire en France. Je me suis juste employé à dire quelles sont les véritables proportions du phénomène. C'est en ayant une connaissance précise de ces proportions et du tableau comparatif de ce que nous avons fait, de ce que nous sommes capables de faire avec les pays étrangers, les pays européens, que nous pourrons agir. Je crois que c'est vraiment très important. C'est une vision réaliste que j'ai proposée.

Autre affirmation sur laquelle je veux réagir, celle selon laquelle il n'y a pas de politique migratoire en France. Je suis quand même très étonné. Je me souviens très bien – j'ai écrit un livre entier là-dessus – qu'un personnage important dans l'histoire de la politique française, Nicolas Sarkozy, qui a d'abord été quatre ans ministre de l'intérieur, puis cinq ans Président de la République, s'est très personnellement engagé sur les questions des migrations. Lisez par exemple le livre de témoignage de Maxime Tandonnet. Personne n'a jamais autant piloté la politique migratoire que Nicolas Sarkozy pendant une aussi longue durée, mais personne n'a vraiment évalué ce qui s'était passé et pourquoi cela a échoué.

Pourquoi la politique d'immigration choisie a-t-elle échoué ? Pourquoi n'avons-nous pas écouté les personnes qui, de façon extrêmement précise, avec des arguments très solides, disaient qu'il était impossible d'imiter par exemple le modèle canadien ? Le Canada a une chance extraordinaire, il a un grand voisin au sud, unique, dix fois plus peuplé que lui, qui s'appelle les États-Unis et se charge bon an mal an d'intégrer les Hispaniques et tous ceux qui n'arrivent pas à franchir le système à points extrêmement sélectif. La solution canadienne n'est possible que dans des circonstances très précises. Une solution qui n'est pas généralisable n'est pas une vraie solution et la France est au coeur de l'Europe, dans des conditions totalement différentes. Par ailleurs, le Canada applique des quotas, mais ce sont des objectifs très hauts consistant à dire : « Il nous faut chaque année 1 % de population en plus. » C'est comme si en France, nous disions qu'il fallait programmer à l'avance 650 000 ou 670 000 migrants supplémentaires chaque année. Vous voyez que nous ne sommes pas du tout dans le même système.

Pourquoi n'avons-nous pas évalué ? J'ai lu tous les candidats aux primaires, à la présidentielle, etc. qui ont beaucoup parlé d'immigration. Nicolas Sarkozy avait fait lui-même deux livres de campagne à ce moment-là et aucune phrase ne permet vraiment d'évaluer ce qui s'est passé. Il y a simplement l'idée : « Nous n'avons pas été assez exigeants. Nous aurions dû être encore plus forts. » Côté Front national, d'autres disent : « Finalement, c'étaient des paroles en l'air et cela ne pouvait pas fonctionner. » Nous manquons cruellement d'une évaluation des politiques, mais également en amont et pas seulement en aval. Pourquoi les Allemands font-ils trois à quatre fois moins de lois que nous ? Ils évaluent en amont les lois et l'institut statistique allemand est chargé d'évaluer la charge d'une nouvelle loi pour le public et pour les administrations. Chez nous, c'est le ministère qui prépare la loi et l'évalue lui-même en amont.

En France, il y a eu des tentatives de politique migratoire, puis, sous Nicolas Sarkozy, vraiment l'idée d'une grande refonte. Il fallait par exemple unifier toutes les administrations qui s'occupaient des migrations et les rattacher au ministère de l'intérieur. C'était une politique tout à fait proclamée. Il y a eu le grand discours de Nicolas Sarkozy aux préfets qui énonçait de façon extrêmement précise tous les attendus d'une politique migratoire. Vous vous souvenez peut-être de cet épisode, c'était une vraie politique. Le problème est de savoir pourquoi elle a échoué.

En regardant le tableau de la distribution des titres de séjour, qui est un révélateur de ce que donnent effectivement les politiques migratoires, nous voyons que nous utilisons le regroupement familial trois fois plus que les Britanniques et deux fois plus que les Allemands. Pourquoi ? Il faut se poser ce genre de questions et elles ne le sont pas. J'ai lu tous vos débats parlementaires et je suis très frappé de voir que, par exemple, lorsque l'on évoque des exemples étrangers, c'est extrêmement rapide. Des pays étrangers ont des politiques structurées sur des sujets tels que les métiers en tension. Je l'avais indiqué à monsieur Mariani, qui était le rapporteur de la loi sur l'immigration et revenait d'Italie où il avait découvert cela. Je lui avais expliqué que ce n'était pas un système italien, mais que les Italiens l'avaient emprunté aux Suisses qui l'appliquent depuis 1970. Depuis 1970, l'ordonnance pour limiter le nombre d'étrangers a abouti à un résultat intéressant, à savoir qu'en Suisse, le nombre d'étrangers a doublé après trente ans d'application de l'ordonnance annuelle sur la limitation du nombre d'étrangers. Des évaluations ont été faites, alors étudiez ces évaluations, au lieu de vous contenter d'un simple comparatif de législations étrangères ! Quand vous faites une nouvelle loi, il faut étudier les dispositifs sur le long terme et ne pas simplement dire que cela existe ailleurs.

Troisième mise en cause : « Vos graphiques ne valent rien ; plein de personnes n'y sont pas prises en compte. » Sur ce point, je crois que monsieur Dumont n'a pas écouté sérieusement ce que je disais. Notamment à propos de l'attribution des titres de séjours familiaux : j'ai expliqué qu'en réalité, les titres attribués en 2016, 2017 et 2018 le sont souvent à des personnes qui sont là depuis très longtemps. Les catégories de réguliers et de non réguliers ne sont pas étanches. On s'imagine qu'il y aurait deux espèces d'humanité : celle qui respecte les règles, celle qui ne les respecte pas, et qu'il faudrait faire un partage absolument total entre les deux. C'est une erreur profonde. Ce n'est pas ainsi, la vie. C'est infiniment plus compliqué. Environ 50 % des personnes qui sont aujourd'hui en situation régulière ont été à un moment de leur vie en situation irrégulière. Toutes les enquêtes qui ont pu être faites aux États-Unis comme en France montrent que les catégories ne sont pas étanches. De la même façon, on passe très rapidement du statut régulier au statut irrégulier. Je suis désolé, mais s'imaginer qu'il y a là deux catégories étanches, deux types d'humanités complétement différentes, qu'il faut taper sur l'une et n'accepter que l'autre est une simplification un peu puérile.

Donc les données dont nous disposons rendent compte de beaucoup de personnes en situation irrégulière. Les États-Unis publient les statistiques précises qui distinguent dans les attributaires de titres de séjour, chaque année, ceux qui viennent d'arriver et ceux qui attendent depuis longtemps. Nous ne faisons pas cette distinction et ce serait une bonne chose de l'introduire dans nos statistiques.

Calais est une ville frontière, une ville portuaire. C'est formidable, parce que c'est une ville qui aimerait profiter de l'ouverture, de l'accès au port, de tous les avantages que procure le fait d'être un grand lieu de passage vers un grand pays étranger, mais sans en avoir aucun les inconvénients. C'est difficile. Il y a des avantages et des inconvénients à être dans cette situation. Ce qui se passe à Calais concerne peu notre politique migratoire ; nous avons accepté d'y sous-traiter le contrôle de l'immigration pour les Anglais.

Ce qui est au coeur du système migratoire français est qu'en réalité, la grande majorité des immigrés qui entre en France y entre parce qu'elle en a le droit, ce même si vous écartez l'asile : c'est aussi le droit pour un étudiant de faire des études dans un établissement de qualité à l'étranger, lequel commence à être universellement accepté, même si certains voudraient faire le tri, ne pas avoir les Africains et avoir plutôt les Chinois ou les Américains.

Sur toutes ces questions, nous avons des idées simplistes, mais une bonne manière de réfléchir un peu à neuf est de regarder les données de base. Je vous assure qu'elles prennent en compte beaucoup d'irréguliers, ainsi que le phénomène de zones grises. Bien sûr, c'est au bout d'un certain temps que les choses finissent par apparaître dans les statistiques. C'est complexe.

Sur l'impact migratoire du changement climatique, j'ai un gros problème. Cette affaire de migrations climatiques est tout de même assez mythique. C'est toujours le même chiffre qui ressort, celui du fameux « rapport Stern », qui commence tout de même à dater. Les déplacements dont nous parlons, qui peuvent être provoqués par des événements très progressifs, comme la montée des eaux, ou par des événements très brutaux, comme des catastrophes, provoquent-ils nécessairement des migrations internationales ? La montée des eaux va-t-elle faire que des populations côtières vont reculer vers l'arrière-pays ? Ou se lancer dans la migration internationale ?

Le mot migration tel qu'il est utilisé dans ces études est extrêmement flottant et n'a pas grande signification. Des recherches nous disent que la sécheresse pourrait appauvrir les populations et encore diminuer leurs moyens de migrer, ce qui est un peu paradoxal. Il n'est pas sûr du tout que le changement climatique accélère les migrations. Dans un certain nombre de cas, il pourrait au contraire diminuer les possibilités de migrer. Les études les plus précises dont nous disposons nous disent que le changement climatique accélère l'exode rural. Il y a donc davantage de concentration dans les villes. Il se trouve que, par ailleurs, il y a une corrélation assez forte entre l'importance de l'urbanisation et la migration internationale. Il se trouve également que plus un milieu est urbanisé, plus il y a de conflits, les zones en conflit étant génératrices de migrations.

Il y a donc des liens, mais indirects. L'idée d'une détermination directe des migrations sur du changement climatique n'est absolument pas établie en l'état actuel. J'ai assisté à une journée de colloque à Bruxelles, en deux parties. Le matin, on a traité de la migration du Proche-Orient, des migrants syriens ont témoigné. C'était extraordinairement concret. L'après-midi, on a parlé de la migration climatique et c'était totalement abstrait.

Ce qui est fascinant pour moi est la vitesse à laquelle s'est répandu l'argument de la migration climatique. Pourquoi cet argument a-t-il eu un tel succès partout, dans tous les milieux ? Pourquoi sensibiliser au climat en passant par la migration ? C'est comme autrefois, à l'époque du rapport de l'ONU sur l'immigration de remplacement, où l'on voulait sensibiliser au vieillissement, en utilisant l'argument migratoire. Je crois qu'il est très mauvais d'essayer de sensibiliser à une question précise en passant par un tout autre registre.

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