Intervention de Amiral Christophe Prazuck

Réunion du mercredi 11 octobre 2017 à 9h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Amiral Christophe Prazuck, chef d'état-major de la marine :

Merci Monsieur le président. Mesdames et Messieurs les députés, c'est un plaisir de vous retrouver ici pour ce rendez-vous toujours très important pour les chefs d'état-major de la marine. Depuis le 26 juillet dernier et ma dernière audition dans cette salle, de l'eau a coulé sous les ponts et sous la coque du Mistral sur lequel un certain nombre d'entre vous ont embarqué. Lors de cette audition, je vous avais dressé un panorama général du rôle et des missions de la marine, à quoi elle sert. Je vous ai parlé des deux missions permanentes, la dissuasion nucléaire et la défense maritime du territoire, et des cinq théâtres supplémentaires sur lesquels la marine est engagée, désormais de façon permanente depuis trois ans, bien au-delà des deux missions prévues par le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale. La dernière en date est la mission européenne Sophia menée au large des côtes libyennes et sur laquelle vous m'aviez interrogé.

Depuis, d'autres événements sont survenus, à commencer par les cyclones Irma et Maria, qui sont venus confirmer ma préoccupation sur la vulnérabilité de nos territoires ultramarins. Sur d'autres théâtres également, nos prévisions se sont vérifiées, notamment sur le front des ressources humaines.

Du côté de la marine, l'activité a redoublé d'intensité malgré la période estivale. Je voudrais faire quelques « zooms » illustratifs sur le fonctionnement de la marine et de ses moyens dans le cadre de ces opérations en cours, avant d'aborder le budget pour 2018.

Je commencerai par vous décrire l'opération de soutien à nos concitoyens de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy, frappés par le cyclone Irma. Je reviendrai ensuite plus en détail sur notre action au Levant et dans le golfe de Guinée.

Dès le passage du cyclone Irma, deux de nos moyens présents sur zone – le Ventôse et le Germinal – ont été réorientés vers les Îles du Nord. Il s'agit de deux frégates de surveillance, basées à Fort-de-France, qui conduisaient à ce moment-là une mission de lutte contre le narcotrafic. Cela consiste à intercepter des embarcations rapides ou des voiliers en provenance du Venezuela ou de la Colombie et qui se dirigent vers l'arc antillais puis, ultérieurement, vers l'Europe. Je vous le disais la dernière fois, les bonnes années, nous interceptons là-bas l'équivalent de 40 % de la cocaïne consommée en France. Bien qu'il s'agisse d'une mission de sécurité maritime et pas de guerre navale au sens habituel du terme, de telles opérations nécessitent des moyens importants, dont des tireurs d'élite capables de tirer dans les moteurs des go-fast ou encore des commandos marine pour prendre d'assaut les embarcations des trafiquants. Ces moyens sont éclairés par des avions – en l'occurrence un Falcon 50 de surveillance maritime transféré de la base de Lann-Bihoué jusqu'aux Antilles – afin de surveiller une zone qui représente l'équivalent d'une demi-douzaine de départements. L'avion de surveillance maritime est alors capable de classifier les pistes qui semblent correspondre aux trajectoires des trafiquants, ce qui permet ensuite de diriger les moyens sur zone.

Ce sont ces moyens – ces frégates, ces hélicoptères embarqués, ces avions – qui ont été redirigés vers Saint-Martin et Saint-Barthélemy pour une action immédiate d'urgence : livraison d'eau – 150 000 litres –, de nourriture avec des rations de combat journalières, mais aussi production de pain frais par nos marins boulangers, des médecins et des bras pour aider à la reconstruction.

Pendant ce temps-là, le BPC Tonnerre se préparait à Toulon pour une mission plus lourde. Il a appareillé le 13 septembre avec à son bord quatre hélicoptères lourds, 1 000 tonnes de fret, 116 véhicules et 295 militaires des trois armées, en plus des 233 marins de l'équipage. Il est arrivé à Saint-Martin et Saint-Barthélemy le 23 septembre. Il a pu y débarquer le soutien humanitaire que je viens de vous décrire grâce à ses moyens amphibies. Souvent, en cas de catastrophe naturelle, les aéroports sont inutilisables, les routes sont coupées, les ports sont encombrés par des bateaux qui ont coulé et, en conséquence, les moyens normaux d'accès aux îles sont impraticables. Les moyens amphibies du BPC, ses chalands, permettent de débarquer des véhicules, des moyens lourds, et de les apporter au plus près des zones d'intervention. Je note également que le BPC avait emmené à son bord des marins pompiers du bataillon des marins pompiers de Marseille et des hydrographes du service hydrographique et océanographique de la marine (SHOM), lesquels ont pu baliser et vérifier les chenaux d'accès aux ports de Saint-Martin et Saint-Barthélemy qui étaient encombrés. Les plongeurs-démineurs ont enlevé les épaves qui obstruaient les accès afin de permettre l'accès des bateaux et le ravitaillement des îles.

Nombre de nos départements d'outre-mer sont situés dans des zones tropicales et cycloniques. J'avais évoqué devant vous nos difficultés dans le domaine des patrouilleurs outre-mer : voilà qui illustre une nouvelle fois l'importance que nous devons accorder – et que j'accorde personnellement – au programme de bâtiments de surveillance et d'intervention maritime (BATSIMAR) pour doter à nouveau nos territoires ultramarins des moyens permettant de faire face à ce type de catastrophe naturelle.

Après les Antilles, le Levant et la lutte contre Daech. La marine conduit cette lutte à terre, aux côtés de nos camarades de l'armée de l'air à partir de la base aérienne projetée « H5 » en Jordanie. Actuellement, quatre Rafale marine sont déployés aux côtés des quatre Rafale de l'armée de l'air, ainsi qu'un avion de patrouille maritime Atlantique 2 (ATL2). Ce dernier constitue un excellent outil de renseignement, qui dispose en outre de capacités d'intervention et de tir. Cette capacité d'intervention à terre est complétée par la capacité d'appréciation autonome de situation en mer. Le Guépratte est actuellement au large des côtes syriennes. Il y a remplacé l'Aconit, une autre frégate type La Fayette, pour mener des actions d'écoute et de renseignement. Je précise que l'Aconit, qui est resté présent sur zone pendant trois mois, y était déjà l'an dernier. Il s'agit du bateau qui avait effectué le plus de jours de mer en 2016 avec 217 jours hors de son port base en 2016.

De l'autre côté, dans le golfe Arabo-Persique, la frégate anti-aérienne Jean Bart est actuellement déployée. Comme je vous l'ai expliqué, il est important pour nous de conserver des bateaux sur ces théâtres d'opérations afin d'être immergé dans les réseaux d'information et de commandement de la coalition, pour permettre ensuite à des bâtiments plus importants, comme le porte-avions, de s'intégrer aisément dans ces opérations. Le Jean Bart fait actuellement partie de l'escorte porte-avions américain Nimitz. C'est l'un de nos vieux bateaux qui, avant d'arriver sur zone, a subi un incendie en machine sur l'un de ses moteurs. Il en a réparé les conséquences à quai à Djibouti et a ensuite repris sa mission d'escorte. Cela montre la fragilité de ce type de moyens qui ont par ailleurs de vraies capacités opérationnelles mais qui, compte tenu de leur âge, sont victimes de ce genre d'aléas. Avant d'entrer dans le golfe, le Jean Bart a participé à la Combined Task Force 150, coalition internationale de lutte contre le narcotrafic dans le nord de l'océan Indien. Celle-ci était conduite par un amiral français, l'amiral Lebas, et, sous son commandement, la CTF 150 a intercepté des quantités importantes de stupéfiants, dont 1,3 tonne d'héroïne, représentant une valeur totale de 457 millions d'euros. Les bâtiments français, australiens et britanniques ont saisi ces substances qui financent les mouvements fondamentalistes d'Asie centrale.

Le commandant de la CTF 150 est mixte puisque l'adjoint de l'amiral Lebas était britannique. Ce type d'état-major mixte préfigure ce que nous mettons au point, depuis les traités de Lancaster House, pour commander ensemble une force aéronavale ou même une opération interarmées dans le cadre de notre force expéditionnaire commune, la Combined Joint Expeditionary Force (CJEF). La construction, année après année, d'une telle capacité de commandement, passe par de telles opérations où, pendant quatre mois, ces deux officiers ont commandé la CTF 150 depuis Bahreïn. En 2019, nous sommes convenus que le commandant de la CTF 150 sera un amiral britannique et son adjoint un officier français.

Troisième et dernier théâtre sur lequel je voudrais attirer votre attention : le golfe de Guinée. Il y a deux semaines, s'est tenu à Dakar le séminaire des chefs d'état-major des marines riveraines du golfe de Guinée. C'était la deuxième édition – la première s'était tenue à Brest en 2016 –, mais la première organisée par un pays africain, le Sénégal en l'occurrence. Pour la France qui entretient depuis plus de 20 ans un bâtiment dans le golfe de Guinée, c'est l'occasion d'organiser le transfert de compétences vers les marines africaines. Je souligne que la sécurité maritime dans cette partie du monde est un enjeu essentiel pour nous : 22 % de nos approvisionnements pétroliers proviennent du golfe de Guinée. Par ailleurs, près de 100 000 Français y vivent et des centaines d'entreprises françaises, comme Bourbon ou Total, y opèrent. D'un point de vue militaire, n'oublions pas également que les deux tiers des approvisionnements de la force Barkhane passent par le golfe de Guinée. La sécurité par rapport à la piraterie ou la pêche illicite – qui devient de plus en plus préoccupante – mérite notre attention et les marines africaines s'organisent pour l'améliorer dans le cadre d'une coopération internationale.

Irma, Moyen-Orient, golfe de Guinée… pendant ce temps il y avait bien sûr à tout moment au moins un sous-marin nucléaire lanceur d'engins (SNLE) en patrouille quelque part, et un marin sur dix contribuait à la défense maritime du territoire.

J'en viens au projet de loi de finances et ses implications pour la marine. Comme dit la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) : « un bon budget, c'est un budget qui permet, au moindre coût, d'atteindre des objectifs préalablement définis ». Je pense que, dans le cadre de ce budget 2018, nous remplissons cet objectif à plusieurs égards.

Ce budget permettra d'abord de soutenir nos engagements dont je vous ai dit qu'ils étaient supérieurs à ce qui était prévu par le Livre blanc. On constate une augmentation de 13 % des crédits consacrés à l'entretien programmé du matériel (EPM). Je vous ai cité le cas de l'Aconit qui avait effectué plus 200 jours de mer. Or le budget 2017 a dégagé les ressources pour que les bateaux effectuent 100 jours de mer en moyenne. C'est comme une voiture, si votre contrat d'entretien prévoit une révision tous les 10 000 kilomètres et que vous en effectuez 20 000, il faudra prévoir deux fois plus d'entretien. Cette poursuite de l'augmentation des crédits d'EPM est un premier point important pour moi. Ils permettront en outre au service du soutien de la flotte (SSF) de passer des contrats pluriannuels d'entretien. Ce sera le cas, pour la première fois, pour l'entretien de nos frégates européennes multi-missions (FREMM), ce qui permettra une diminution et donc une maîtrise des coûts du maintien en condition opérationnelle (MCO).

Deuxième enjeu, l'effort financier accompagne la régénération du matériel. Le suremploi de nos matériels induit des réparations, avec des défauts de structure qui commencent à apparaître et qu'il faut corriger. En outre, nous devons recompléter nos stocks de munitions. C'est l'objet de la régénération. L'effort doit être maintenu pendant plusieurs années pour retrouver des stocks de munitions cohérents avec la définition objective de nos besoins. Pour nos unités les plus anciennes sur lesquelles des défauts de structure apparaissent – fissures de coque par exemple – nous allons devoir investir dans la régénération avant que les matériels nouveaux n'arrivent. Nous estimons ce besoin à une centaine de millions d'euros sur plusieurs années.

Le troisième enjeu a trait au renouvellement de la flotte. Nous recevrons ainsi en 2018 la cinquième FREMM, la Bretagne. Il s'agit de navires extrêmement réussis, aux performances hors du commun notamment dans le domaine de la chasse aux sous-marins. Nous recevrons également un bâtiment multi-missions (B2M), le dernier de la série, qui sera basé en Martinique, et qui permettra de combler partiellement la rupture temporaire de capacité dans ce département depuis le départ de la Gracieuse en 2010 et du Dumont d'Urville cet été. L'année 2018 marquera bien sûr la sortie d'arrêt technique d'un Charles de Gaulle entièrement rénové et modernisé, avec un nouveau système de combat et d'entretien des aéronefs, lié au passage au « tout Rafale ». Nous recevrons également courant 2018 des missiles de croisière navals (MdCN), qui viendront compléter l'armement de nos FREMM.

Le quatrième enjeu de ce projet de loi de finances concerne la préparation de l'avenir. Nous commanderons en 2018 le cinquième sous-marin nucléaire d'attaque (SNA) de type Barracuda. Nous lancerons la refonte à mi-vie de deux frégates type La Fayette, avec notamment l'ajout d'un sonar de coque. Nous lancerons également la rénovation de trois avions de patrouille maritime ATL2, que je passe mon temps à « roquer » de la Jordanie, où ils guident les tirs contre Daech et mènent des actions de renseignement en Syrie et en Irak, aux eaux du Groenland et de l'Écosse où ils font de la chasse aux sous-marins. Nous lancerons également l'adaptation de trois Falcon 50 issus de la flotte gouvernementale aux missions de surveillance maritime et sauvetage en mer. Il faut qu'ils puissent larguer des chaînes de sauvetage. Je note aussi que la ministre des Armées, Mme Florence Parly, a annoncé la commande d'un troisième patrouilleur pour les Antilles, en profitant du marché qui avait été passé pour les patrouilleurs légers guyanais (PLG). Les deux premiers PLG, conçus par l'entreprise Socarenam, ont été livrés l'an dernier en Guyane où ils participent à la lutte contre la pêche illicite et à la sécurisation du centre spatial guyanais. Ces bateaux sont extrêmement bien réussis.

Concernant mes préoccupations, vous avez sans doute tous lu le rapport annuel de performance publié par le ministère de l'Économie il y a trois mois dont j'ai noté quelques extraits relatifs à la marine : « la tenue de la fonction protection pour l'outre-mer est pénalisée par des ruptures temporaires de capacité des forces » ; « la défense maritime du territoire reste incomplète » ; « la faiblesse chronique des stocks de munitions ou de bouées acoustiques ainsi que le taux de disponibilité des frégates de premier rang constituent les principales limitations de la capacité de la marine à soutenir un engagement majeur » ; « les nombreuses activités de lutte anti-sous-marine en Atlantique Nord, les opérations de luttesauvetage en Méditerranée et le déploiement du groupe aéronaval ont fortement entamé les capacités de surveillance maritime ». Je ne suis pas satisfait de ces observations, néanmoins je les partage. Ma satisfaction est de voir qu'elles commencent à être prises en compte, notamment dans le projet de budget pour 2018.

Bien sûr, Rome ne s'est pas faite en un jour et ce n'est pas en 2018 que nous allons régler tous ces problèmes. C'est un sujet de plus longue haleine qui concerne la prochaine loi de programmation militaire (LPM) pour laquelle mes principaux enjeux sont les suivants.

Premièrement il s'agit de combler les ruptures capacitaires actuelles, notamment outre-mer, en matière de patrouilleurs, d'hélicoptères légers, de pétroliers.

Deuxièmement il convient de revoir le format, notamment celui de nos frégates de combat : 15 frégates sont prévues en 2030, j'en ai actuellement 17 et je n'arrive pas à faire tout ce que je devrais faire avec ce nombre. À mon sens, le format doit être revu à 18 frégates de premier rang, 18 Atlantique 2 modernisés et 18 patrouilleurs ;

Troisièmement, la question du nouveau porte-avions. Je constate que le porte-avions, aujourd'hui unique en Europe est une capacité qui fait la différence, pour reprendre l'expression du Premier ministre Édouard Philippe. C'est une capacité qui peut entraîner nos alliés, notamment nos partenaires européens. Au cours des années qui viennent, nous devrons rassembler les éléments techniques, budgétaires, financiers et opérationnels pour décider de la construction du nouveau porte-avions.

Quatrièmement, les ressources humaines. Des efforts très significatifs ont été consentis ces deux dernières années. Partout en Europe je vois des marines qui souffrent dans ce domaine : des frégates et des sous-marins restent à quai, faute d'équipage suffisant. Nous n'en sommes pas là, mais c'est pour moi un point de vigilance et nous devons rester attentifs à tout indice qui montrerait des difficultés de recrutement et de fidélisation. Le métier de marin est un métier qui se différencie de plus en plus du métier des « terriens ». Par construction, l'absence et l'éloignement de la famille sont importants, de même que la rupture du lien numérique. Ce qui n'est pas fondamental pour des gens de ma génération l'est pour les jeunes marins qui nous rejoignent. C'est également un métier dans lequel on ne fait jamais sa nuit, où l'on est toujours en « trois-huit », voire en « deux-douze ». C'est donc un métier qui use. L'attractivité, la fidélisation et le maintien des compétences sont donc des enjeux majeurs.

Ces quatre enjeux sont des enjeux déterminants, presque existentiels pour la marine.

Sans nos patrouilleurs, demain, nous perdrons notre souveraineté sur nos espaces ultramarins. Sans un nombre suffisant de frégates et avions nous serons incapables de défendre notre souveraineté. J'avais déjà évoqué l'exemple de la guerre des Malouines, au cours de laquelle la marine britannique avait perdu 14 bâtiments, dans un engagement pourtant limité. On voit donc bien qu'avec 15 frégates de premier rang, nous nous trouvons dans la norme basse de ce qui est nécessaire. Sans porte-avions, nous perdrons notre leadership militaire en Europe, notre capacité à entraîner nos partenaires. Enfin, sans marins, il n'y aurait pas de marine.

Après ce rapide point de situation sur les opérations menées ces derniers mois et sur les différents enjeux du budget 2018, je suis prêt à répondre à vos questions.

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