Intervention de Dominique Kimmerlin

Réunion du mercredi 25 septembre 2019 à 9h40
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Dominique Kimmerlin :

présidente de la CNDA. Vous avez souhaité m'entendre dans le cadre de la préparation du prochain débat national sur la politique migratoire. La CNDA, en tant que juridiction, n'est pas un acteur de la politique migratoire. Son rôle est de dire le droit, sous le contrôle de son juge de cassation – le Conseil d'État – en s'inscrivant dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel et des cours européennes, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) et la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Sa mission est de juger, et, le cas échéant, de protéger toutes les personnes qui en ont besoin, et seulement celles-là. Il appartient ensuite aux pouvoirs publics de prendre les décisions qu'ils estiment nécessaires pour les demandeurs dont la Cour juge qu'ils n'ont pas droit à une protection.

La Cour est heureuse de pouvoir contribuer, à sa mesure, à l'information de la Commission avant le débat national voulu par le Président de la République.

Avant de répondre à vos questions, je souhaite vous présenter brièvement la mission de la Cour, son activité et ses enjeux dans le contexte actuel. C'est dans la loi du 25 juillet 1952, qui crée l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), qu'apparaît pour la première fois la commission des réfugiés. Après plusieurs changements de dénomination, elle deviendra la CNDA en vertu de l'article 27 de la loi du 20 novembre 2007. Elle quitte alors le périmètre de l'OFPRA et du ministère de l'Intérieur. Elle relève, depuis le 1er janvier 2009, de la gestion administrative et budgétaire du Conseil d'État, au même titre que les tribunaux administratifs et les cours administratives d'appel.

Installée à Montreuil, la Cour est la juridiction administrative nationale spécialisée chargée d'examiner tous les recours présentés par les demandeurs d'asile s'étant vus refuser l'octroi d'une protection par l'OFPRA ou pour lesquels il a été mis fin le cas échéant à une protection précédemment accordée. Statuant en premier et dernier ressort sous le contrôle de son juge de cassation, le rôle de la Cour est essentiel mais circonscrit. Il consiste à contrôler le bien-fondé des décisions prises par l'OFPRA sur les demandes d'asile qui lui sont adressées, au regard du droit international. Celui-ci est constitué de la convention de Genève relative au statut des réfugiés du 28 juillet 1951 et de deux directives de l'Union européenne : la directive dite qualification et la directive dite procédures. Elles ont été transposées par la loi du 29 juillet 2015 dans le droit public français. Elles ont notamment permis de créer un second fondement de protection internationale : la protection subsidiaire.

Juge de plein contentieux, la Cour peut donc annuler la décision de l'OFPRA et accorder la protection demandée, sa décision se substituant alors à celle de l'OFPRA. Trois fondements peuvent motiver une décision d'octroi de protection. La Cour peut accorder l'asile constitutionnel à tout étranger en raison de son action en faveur de la liberté. Elle peut également reconnaître la qualité de réfugié en application de la convention de Genève à toute personne craignant d'être persécutée du fait de sa race, sa religion, sa nationalité, son appartenance à un groupe social, ou en raison de ses opinions politiques. Enfin, elle peut également accorder une protection subsidiaire – prévue par la directive 201195UE du 13 décembre 2011, dite qualification – à toute personne qui ne peut être considérée comme réfugiée au sens de la convention de Genève, mais qui court un risque réel d'atteinte grave dans son pays d'origine. Ce sont des atteintes du type risque de peine de mort, exécution, torture, traitements inhumains ou dégradants, ou une exposition dans ce pays d'origine aux mêmes risques en raison d'une situation de violence aveugle généralisée.

Que signifie juger et protéger ? Pour la Cour, il s'agit tout d'abord de protéger les libertés. Je vais faire référence à quelques décisions de la Cour rendues ces dernières années, notamment en 2018 et 2019. Elle peut protéger les libertés en reconnaissant, par exemple, la qualité de réfugié à un ancien esclave qui est parvenu à fuir ses bourreaux et son pays d'origine. Elle protège aussi les femmes soumises à des mutilations sexuelles ou exposées à des mariages précoces et forcés dans certaines régions d'Afrique ou d'Asie. Elle protège également des personnes dont les craintes, dans leur pays d'origine, sont liées à leur orientation sexuelle. Il s'agit aussi de sauvegarder l'ordre public en France en application des 1° et 2° de l'article L. 711-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA) en refusant ou en mettant fin au statut lorsque des agissements sont contraires aux buts et principes des Nations Unies. La Cour a ainsi récemment confirmé la fin de la protection d'une personne, précédemment protégée, ayant participé à un système de traite des êtres humains dans une décision qui a été rendue en grande formation cette année. La Cour peut aussi retirer ou mettre fin à ce statut si la personne représente une menace grave pour la sûreté de l'État ou pour la société, en application des 1° et 2° de l'article L. 711-6 du CESEDA, dans sa rédaction issue de la loi du 29 juillet 2015.

Je voudrais insister sur la particularité de la CNDA. La Cour est unique à plus d'un titre. D'abord par la nature du contentieux dont elle est la seule à traiter en France. Il porte sur l'application de textes internationaux retranscrits dans la loi résultant des engagements de la France et fondant un droit constitutionnellement protégé. Elle est également unique par les requérants qu'elle accueille, de plus de 126 pays et en 146 langues. Cela implique pour la Cour de disposer d'une connaissance étendue et actualisée des situations géopolitiques dans les pays d'origine. Cette mission est assurée par le centre de recherche et de documentation de la Cour. Il assure la veille et le recensement des sources documentaires sur les pays d'origine qui peuvent être consultées par les formations de jugement et par les rapporteurs pour apprécier ce que nous appelons un risque pays. Ce centre publie ses propres analyses à travers des notes, des dossiers pour chaque pays et des conférences d'actualité.

La CNDA est par ailleurs unique par la place qu'elle occupe dans le réseau des cours européennes et mondiales, où elle est un acteur écouté dans le dialogue des juges et la coopération juridictionnelle. En effet, elle entretient des contacts institutionnels avec le Bureau européen d'appui en matière d'asile (EASO), la CJUE, la CEDH et le réseau des juges de l'asile européens et mondiaux à travers sa participation institutionnelle au conseil d'administration de l'Association internationale des juges de l'asile (IARMJ), qui réunit l'ensemble des juges de l'asile dans le monde. Dans le cadre de cette activité internationale, la Cour contribue à la rédaction de guides didactiques sur les aspects juridiques du droit de la protection internationale à destination des juges de l'asile.

La Cour est aussi unique par son organisation. Elle emploie 22 présidents permanents depuis le 1er janvier 2019. Les premiers magistrats y ont été affectés en 2009. Elle emploie également plus de 620 agents. Son organisation juridictionnelle repose sur 22 chambres réparties en six sections qui font appel à des juges vacataires. Ce sont des professionnels pour les présidents de séance et des non professionnels pour les juges assesseurs. Ces juges vacataires sont, à ce jour, au nombre de 396. Cette communauté de travail rassemble aujourd'hui plus de 1 000 personnes. 1 700 avocats viennent y plaider. La Cour fonctionne toute l'année à l'exception d'une interruption d'une semaine à Noël et de deux semaines au mois d'août.

Enfin, la Cour est unique par son activité. Il s'agit de la juridiction administrative spécialisée qui rend le plus grand nombre de décisions. En 2018, nous avons jugé 47 314 affaires, et, en 2019, nous approcherons probablement les 67 000 affaires jugées.

Elle est également la juridiction administrative qui juge le plus rapidement, puisque le délai moyen de jugement constaté au 1er janvier 2019 s'établit à six mois et quinze jours, toutes procédures confondues.

L'activité juridictionnelle dépend exclusivement de deux facteurs sur lesquels la juridiction n'a aucune prise. En premier lieu, la dynamique de la demande d'asile résulte des flux d'entrée sur le territoire français. En deuxième lieu, les décisions rendues par l'OFPRA font l'objet d'un recours dans plus de 85 % des cas devant la Cour. De même, la structure des entrées à la Cour dépend du classement des affaires soit en procédure normale – débouchant sur une formation collégiale de jugement à la Cour – soit en procédure accélérée – notamment pour les ressortissants de pays d'origine sûr, relevant alors d'un jugement en formation de juge unique.

Quelques chiffres permettent de mieux situer l'activité de la Cour et de percevoir ses enjeux. Entre 1953 et 1976, le nombre de recours était inférieur à 400 par an. Il dépassait les 2 000 à la fin des années soixante-dix, puis les 10 000 au milieu des années quatre-vingt, jusqu'à atteindre le nombre de 53 615 en 1991.

La Cour a connu ensuite deux baisses historiques au milieu des années quatre-vingt-dix, jusqu'en 1998, puis entre 2004 et 2008. Depuis 2008, la tendance est à l'augmentation régulière des recours, avec une accélération de plus de 34 % en 2017, et de 9,5 % en 2018 – année record où ont été enregistrés 58 671 recours. Le nombre d'affaires jugées entre 2008 et 2018 a presque doublé, passant de 25 027 à 47 314 au 31 décembre 2018. Au cours de la même période, et malgré l'augmentation continue des recours, le délai moyen constaté de jugement a été réduit de moitié, pour passer de 12 mois et 27 jours à 6 mois et 15 jours au 31 décembre 2018.

Cette évolution s'inscrit dans une tendance durable. Afin de répondre à la demande, elle mobilise fortement les formations de jugement et les agents. Cependant, cette mobilisation est indispensable et a permis une diminution du stock des affaires en instance qui est passé de plus de 36 000 affaires au 31 décembre 2018 à 34 000 au 31 août 2019. Je voudrais saluer la mobilisation des personnels de la Cour et l'effort qu'ils fournissent dans ce cadre tout en soulignant le défi que représentent le recrutement, la formation et l'intégration de plus de 300 nouveaux agents accueillis depuis janvier 2017. L'année 2019 s'annonce dans la même tendance. Le nombre de recours s'élève à 40 067 affaires nouvelles pour les huit premiers mois de l'année, bien qu'en légère baisse par rapport à la même période l'année précédente. Le nombre d'affaires jugées s'élève à 42 617 sur cette même période, ce qui représente une hausse de 55,2 % par rapport à 2018. Les délais moyens constatés évolueront de la même manière dans le courant de l'année, bien qu'il soit impossible de les évaluer à ce stade puisque le délai est constaté à la fin de l'année.

À ce jour, les principaux pays de provenance des demandeurs d'asile devant la Cour sont l'Albanie, la Géorgie, la Guinée, le Bangladesh, l'Afghanistan, la Côte d'Ivoire, le Nigeria, la République Démocratique du Congo, le Mali et Haïti. Ces dix pays représentent à eux seuls 55 % des affaires enregistrées depuis le début de l'année.

Quels sont les enjeux de la Cour dans le contexte actuel ? Le principal réside dans la poursuite de la mise en oeuvre de la loi du 29 juillet 2015, qui a instauré – cas unique en France – deux délais de jugement, selon la nature de la procédure, qui s'appliquent à l'ensemble des affaires que la Cour doit juger. Ces délais sont des délais moyens constatés. Le premier, de cinq mois, concerne les recours portant sur des demandes placées en procédure normale. Elles seront jugées par une formation collégiale composée de trois juges. Le second est de cinq semaines. Il s'applique aux recours placés en procédure accélérée et jugés par un juge unique. La distinction entre ces deux procédures depuis la loi de 2015 a conduit la Cour à se réorganiser en profondeur pour travailler dans des délais contraints et être en capacité d'orienter les recours selon deux circuits d'audiencement distincts et des formations de jugement différentes. Elle a nécessité la mobilisation de tous les juges et agents, mais aussi des avocats qui n'étaient pas d'emblée favorables à cette réforme. Le dossier doit être orienté dès son enregistrement par le greffe, selon la procédure dont il relève. Un enrôlement des recours selon deux calendriers différents doit être mis en oeuvre : convocation à un mois pour les formations collégiales, ou à quinze jours pour les formations à juge unique.

Par ailleurs, la Cour, qui gère de manière autonome l'examen des demandes d'aide juridictionnelle, a dû accélérer l'examen de celles-ci pour permettre d'adapter le délai d'instruction au traitement et aux délais fixés par le législateur. Ces demandes d'aide juridictionnelle s'élevaient en 2018 à 45 000 euros. Elles sont intégralement traitées par la Cour dans un délai moyen de onze jours. Ce délai aboutit à la désignation d'un avocat.

Dans un contexte de progression continue et régulière du nombre de recours et afin de réduire les délais, la Cour a misé sur la dématérialisation et l'automatisation des procédures compte tenu des volumes d'affaires à traiter. Par exemple, le dossier du demandeur d'asile détenu par l'OFPRA est automatiquement actualisé, transmis et intégré dans le dossier du recours devant la Cour, grâce à un processus de communication avec l'OFPRA. Par ailleurs, la totalité des courriers envoyés par la Cour à destination des avocats ont été dématérialisés afin de réduire les délais de transmission et de faciliter la fluidité des échanges. À cet égard, la Cour a ouvert, hier, la possibilité pour ces professionnels de lui adresser – de manière dématérialisée – l'ensemble de leurs écritures, recours, mémoires complémentaires, pièces, ainsi que toute correspondance. Nous avons aussi développé un outil d'aide à l'enrôlement capable de proposer des paniers de dossiers en état d'être enrôlés afin d'assurer le respect des délais de convocation et la soutenabilité des audiences, ce qui suppose l'examen de treize affaires dans une journée. Enfin, la dématérialisation complète de l'instruction des dossiers par les rapporteurs et les juges à l'audience est devenue effective. Ces derniers travaillent sur des dossiers dématérialisés, y compris dans les salles d'audience. Ils peuvent ainsi prendre connaissance en salle d'audience de l'entièreté du dossier et de la note du rapporteur de manière dématérialisée. C'est le premier enjeu qui résulte de la loi de 2015.

Le deuxième réside dans la mise en oeuvre de la réforme du droit d'asile, en application de la loi du 10 septembre 2018. Elle implique l'organisation d'audiences en visioconférence sur le territoire métropolitain pour les demandeurs domiciliés ailleurs qu'en Île-de-France, soit environ 60 % des cas. La loi du 10 septembre 2018 a prévu la possibilité d'organiser des vidéoaudiences sans le consentement du demandeur, principale évolution apportée à la loi de 2015. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 6 septembre 2018, a déclaré cette disposition conforme à la Constitution et compatible avec le principe du droit à un procès équitable. Il a également fourni le mode d'emploi de son application. La Cour a donc mis en oeuvre cette procédure en respectant scrupuleusement les points soulevés par le Conseil constitutionnel : déroulement de l'audience dans des locaux de justice, confidentialité et fiabilité de la communication audiovisuelle et présence de l'avocat et de l'interprète aux côtés du demandeur.

L'objectif n'est pas tant de gagner en délai de jugement – quoique l'on puisse espérer que cette réforme permette aux demandeurs de se rendre plus aisément à l'audience qui se déroule désormais à côté de leur domicile, et d'éviter des renvois pour ce motif – que de faciliter l'accompagnement des demandeurs qui peuvent être pris en charge, tant par leur avocat – qui est à leurs côtés dès le début du dépôt du recours – que par les travailleurs sociaux qui les accompagnent généralement depuis leur installation sur le territoire. Se rendre à Montreuil pour des personnes qui ont parfois du mal à financer un voyage en train, se perdre à Paris, vivre le stress d'arriver en retard à l'audience, ne pas avoir le temps de voir son avocat – qui bien souvent est parisien – avant l'audience, cela ne constitue pas des conditions d'accueil dignes. D'ailleurs, la question de la dignité dans l'accueil des demandeurs d'asile a été soulevée par le Conseil constitutionnel pour valider la disposition supprimant le consentement du demandeur aux vidéoaudiences.

Par ailleurs, la Cour dispose d'une véritable expérience en matière de vidéoaudience, depuis cinq ans, avec l'ensemble des territoires et départements d'outre-mer. Elle siège en vidéoaudience avec Mayotte, Cayenne, Fort-de-France et Basse-Terre, sans que cela n'ait jamais suscité la moindre difficulté.

En revanche, le déploiement de ce système sur le territoire métropolitain a suscité une opposition très forte de la part des avocats qui ont enclenché un mouvement de protestation au cours de l'hiver dernier. Ce mouvement a conduit la CNDA à ouvrir une négociation qui n'a pas abouti à ce stade, mais qui a permis l'engagement d'une médiation sous l'égide d'une personne tierce. Cette médiation nous a permis de renouer le dialogue et d'avancer sur des points de rapprochement. Elle devrait nous permettre de trouver, à un terme très rapproché, un terrain d'entente avec les avocats.

Le troisième et dernier enjeu pour la Cour réside dans la recherche de l'efficience afin que l'objectif de réduction des délais de jugement n'obère en rien la qualité des décisions rendues et conforte la place de la Cour au sein du système de l'asile européen. Compte tenu de la taille de la juridiction et de la diversité des populations qui la composent, l'amélioration de l'efficacité passe notamment par l'harmonisation des pratiques procédurales – nous avons constitué un groupe de travail à cet effet qui vient de rendre son rapport –, l'harmonisation des décisions jurisprudentielles qui sont rendues par des centaines de formations de jugement et la formation initiale et continue des juges et des agents à l'audience.

L'année judiciaire écoulée a vu l'aboutissement de réformes structurelles destinées à rendre les décisions de la Cour plus compréhensibles pour les justiciables. L'année en cours verra l'achèvement de deux chantiers majeurs pour la juridiction : l'automatisation complète de l'enrôlement des quelques 6 400 audiences annuelles, et l'automatisation de leur rendement qui, de notre point de vue, sera un gage de qualité accru des rôles, et donc de prévention des renvois d'affaires à l'audience. Un autre chantier se terminera en 2019 : le développement d'une consultation facilitée de la base documentaire dont dispose la Cour, destinée à faciliter le travail des rapporteurs mais aussi des juges à l'audience. Enfin, cette année sera aussi l'occasion de dresser le bilan d'une expérimentation qui est en cours dans la juridiction, portant sur la spécialisation géographique des formations de jugement, elle aussi porteuse d'une meilleure efficacité.

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