Intervention de Victoria Vanneau

Réunion du mardi 1er octobre 2019 à 19h15
Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes

Victoria Vanneau, docteure en droit, ingénieure de recherche au CNRS, responsable du suivi scientifique de la mission de recherche Droit et Justice :

Mon propos sera celui de la juriste historienne du droit qui porte un regard rétrospectif sur le traitement juridique et judiciaire des violences conjugales du XIXe siècle à nos jours. Ce qui m'a interpellée quand j'ai commencé mes travaux il y a maintenant presque vingt ans, c'est que l'on disait beaucoup qu'on avait été trop tolérants, pour ne pas dire pas du tout préoccupés par les questions de violences conjugales et que, maintenant, il s'agit bien de lutter contre les violences conjugales. Pourtant, en examinant les dossiers de procédure judiciaire du XIXe siècle, je me suis rendu compte que la justice pénale s'était donné les moyens de se saisir de ces drames conjugaux, moyens qui me semblent avoir été oubliés pendant très longtemps. Si la préoccupation est ancienne, elle n'a pas réussi à s'inscrire dans la mobilisation sociale et médiatique qui place les violences conjugales parmi les justes causes nationales depuis le XXe siècle. Elle n'est pas non plus parvenu à mettre en place des dispositifs de lutte contre les violences conjugales pérennes, avec la création de centres d'accueil et d'aide aux victimes, de formation des professionnels confrontés aux victimes, etc. Les acteurs du passé, loin de les avoir ignorées avaient fait des violences conjugales un fait de droit, justiciable au quotidien de l'intervention de la justice pénale, et non pas un fait de société comme ont contribué à le faire les enquêtes officielles à la fin des années 1990. Je pense notamment à l'enquête nationale sur les violences faites aux femmes en France (Enveff). Les professionnels du passé ont surtout cherché à comprendre et à légitimer leur action dans ces conjugalités. Ce sont sur ces deux aspects que je souhaiterais revenir avant de répondre à vos questions.

À l'heure où nous parlons beaucoup de « féminicides », il faut savoir qu'au cours des siècles précédents, les acteurs s'étaient dotés d'autres expressions pour désigner les violences dans le couple. Dans l'Ancien Régime, nous avions « l'uxoricide », issu du terme uxor qui signifie « épouse » et d'occido qui veut dire« je tue ». Cela s'est traduit littéralement dans le langage juridique par le meurtre entre époux. Au moment de la Révolution, quand on a cherché à se débarrasser de ce terme, les révolutionnaires n'ont pas cherché à trouver un qualificatif comme nous essayons de le faire encore aujourd'hui. L'article 14 de la loi du 22 juillet 1791 a plutôt érigé en circonstance aggravante le fait pour un homme de battre une femme, mais au même titre qu'un vieillard et qu'un enfant.. Au moment de la rédaction des codes Napoléon, les rédacteurs du code pénal de 1801 ont créé un « conjuguicide » qui était une sorte de compromis entre l'uxoricide – il fallait se débarrasser de ce terme d'Ancien Régime – et l'article 14 de la loi de 1791 des révolutionnaires. Ils ont alors érigé en circonstance aggravante le fait de commettre un meurtre, un assassinat, sur une femme. Quand on regarde le code de 1810, l'expression n'a toutefois pas tenu, contrairement au parricide et à l'infanticide.

On ne retiendra que les dispositions du code civil de 1804, qui, pour le bon fonctionnement du gouvernement de la famille, la gestion et le commandement, avaient dévolu le pouvoir au mari. Le code civil prévoyait tout simplement le divorce et la séparation de corps pour le motif d'excès, sévices et injures graves, et par là, c'était désigner les violences conjugales. Tout ce qui concernait le couple relevait donc de la compétence des juridictions civiles.

Très tôt, certains juristes se sont rendu compte qu'il était inacceptable que les brutalités de ces conjoints – en majorité des hommes – restent impunies. Ils mettaient en cause l'état des rapports conjugaux qui crée une hiérarchie, une autorité du mari, sur la personne de sa femme et ils se sont demandé jusqu'où devait aller cette autorité : pouvait-elle aller jusqu'à battre son épouse ? Pour ces professionnels du droit du XIXe siècle, il n'était pas concevable d'admettre un droit de correction et, surtout, les divorces et les séparations de corps qui intervenaient pour le motif d'excès, sévices et injures graves ne mettaient pas un terme aux violences et laissaient impuni l'auteur de ces drames. C'est donc de la pratique et de la jurisprudence des juridictions criminelles que sont venues les premières luttes contre les violences conjugales qui étaient qualifiées, bien avant tout formalisme, de « tyrannie domestique » ou encore « d'abus de la force contre la faiblesse ».

Les magistrats ont en effet très tôt pris en compte les habitudes domestiques, les continuums des violences. Ils se sont intéressés aux comportements et à la vie en couple. De ces états de fait, ils ont tiré un raisonnement juridique propre à ajuster les textes qui étaient déjà préétablis par la norme pénale. Ils se sont servis de toute la taxinomie des normes pénales : ils y ont vu des coups et blessures, des meurtres, des assassinats, des tentatives de meurtre, des tentatives d'assassinat... Ils sont ainsi parvenus à réprimer les violences et les auteurs de ces violences. On a beaucoup dit qu'il fallait que les magistrats soient mieux formés à la prise en compte des violences conjugales. Or en fait il fallait simplement qu'ils soient formés à l'exercice du droit, à l'ajustement des taxinomies, à l'interprétation au cas par cas, à l'approche casuiste des faits.

À partir de 1826, lorsque l'administration se dote d'outils statistiques pour dresser le portrait de la société criminelle, les violences dans le couple sont alors désignées sous le qualificatif de « dissensions domestiques ». Ce n'est pas reconnaître une incrimination, c'est juste reconnaître un mobile apparent des crimes capitaux que sont le meurtre, l'assassinat et l'empoisonnement. Avant que l'administration de la justice criminelle ne tente d'en quantifier l'existence – il s'agissait de très peu de cas et il est donc difficile d'en tirer des données significatives –, il a fallu que les instances criminelles légitiment leur action. Les professionnels du droit, tant les praticiens que les théoriciens, se sont alors heurtés à un problème juridique de taille : à quelles normes s'adresser pour rétablir la paix des ménages ? Ce sont des questions que nous retrouvons encore aujourd'hui : est-il légitime de s'adresser au juge des affaires familiales ou faut-il s'adresser au juge pénal ? Qui juge ? La solution s'est trouvée à l'époque dans les buts à atteindre, dans ce qu'il convenait de défendre et de préserver. Voulait-on punir toutes les atteintes au corps et alors assurer la défense de l'ordre social, ou voulait-on régler une mésentente conjugale, préserver la famille qui était le socle de la société ?

La justice pénale a dû procéder par étapes et elle est d'abord passée par le trouble à l'ordre public. Elle s'est rendu compte que les violences conjugales gênaient les voisins, et comme cela gênait les voisins, il y avait plainte et c'était une manière d'intervenir dans ces conjugalités. Il y a eu deux décisions majeures de la Cour de cassation qui sont venues, d'une part, légitimer l'action de la justice pénale et, d'autre part, l'action de la victime de ces violences conjugales. En 1825, l'arrêt Boisboeuf reconnaît le droit à un conjoint de se revendiquer des articles du code pénal et reconnaît également que ces textes sont applicables, quelle que soit la qualité de la victime. Autrement dit, une épouse pouvait très bien se prévaloir des articles 309 et suivants du code pénal, qui reconnaissaient les coups et blessures, pour porter plainte contre son mari. En 1839, intervient une autre décision significative. Puisqu'il n'était pas possible de reconnaître le viol conjugal, la Cour de cassation a reconnu la possibilité pour une épouse de se référer à l'attentat à la pudeur pour mettre la justice « au pied du lit » et protéger les épouses des assauts sexuels de leur époux.

À côté de ce travail de légitimation, les juges ont composé également avec l'absence de plainte des victimes. C'est un phénomène que l'on retrouve encore aujourd'hui. Les femmes avaient déjà du mal à dire les violences, à dénoncer les violences de leur mari. Les juges ont même été attentifs aux dénonciations, les voisins dénonçant ces violences par lettre anonyme ou par lettre nominative. Ils saisissaient le parquet ou le juge d'instruction en dénonçant qu'un homme se comportait violemment envers sa femme. Le ministère public s'est en quelque sorte substitué aux victimes au nom de l'ordre public pour faire cesser ces violences et pour que soit rétablie la paix des ménages.

Pour aller à l'essentiel, au XXe siècle, les mouvements féministes attirent l'attention des pouvoirs publics sur les violences dans le couple. On a l'impression que jusqu'à l'entre-deux-guerres, il y a eu un moment de flottement. Même si la Cour de cassation en 1923 a procédé à un rappel à l'ordre en disant que « le mari ne peut pas faire son petit Bonaparte », il y a encore comme un moment de pesanteur. La lutte est ravivée avec les mouvements féministes et c'est alors que les réformes s'engagent pour l'égalité dans le couple. En 1938, est supprimé l'article 213 du code civil qui prévoyait que la femme devait respect et obéissance à son mari et que son mari devait la protéger. On ne règle pas pour autant l'égalité parfaite puisque la loi maintient le mari comme chef de la famille et il faudra attendre la loi du 4 juin 1970 pour que la mention de chef de famille disparaisse et que l'égalité parfaite soit enfin proclamée dans le couple.

Les années 1970 et 1980 sont également celles où les violences conjugales deviennent le symbole parlant de l'oppression des femmes, des épouses. Poussés là encore par les mouvements féministes, les rédacteurs du nouveau code pénal reprennent à leur compte le projet des premiers rédacteurs. Sans pour autant parler de « conjuguicide », ils vont prévoir une aggravation des peines de chacune des atteintes à l'intégrité physique du conjoint, du concubin, puis plus tard du partenaire de pacte civil de solidarité (PACS). Dans le même temps, la loi du 23 décembre 1980 vient reconnaître le viol conjugal.

La judiciarisation de ces violences conjugales est longue et imparfaite. La justice pénale tend à céder la place progressivement à nouveau à la justice civile. La sanction du comportement brutal devient secondaire et c'est au détour du divorce, pour faute notamment, qu'à la fin du XXe siècle, la justice est saisie des violences conjugales. Le but alors n'est pas la défense de l'ordre public, mais tout simplement de calmer les esprits, d'éteindre le conflit. Il convient plutôt de gérer les violences que de les punir.

Dans les années 2010, suivant la Cour européenne des droits de l'Homme qui rappelle aux États leurs obligations dans la lutte contre les violences conjugales et dans la protection des victimes, la France se dote d'un arsenal législatif et réglementaire important. Ce sera l'ordonnance de protection et le dispositif du téléphone grand danger (TGD).

Plus nous faisons des violences conjugales une question morale médiatique, donc un fait de société, plus je pense que nous nous privons d'en faire un fait de droit. Je ne dis pas qu'il ne faut pas en faire un fait de société. Au contraire, il faut en parler pour rendre illégitimes ces violences conjugales dans le cadre des relations de couple, mais cela ne suffit pas. En faire un fait de société, c'est en faire un problème général, à mon sens. Pour l'instant, l'optique est la prévention, la protection des victimes et le suivi des acteurs ; mais ces violences ne tiennent toujours pas en droit. La question se pose de savoir s'il convient de créer une catégorie spécifique pour les violences conjugales. Je ne le pense pas ; mais cela sera discuté. Les dispositions, notamment pénales sont suffisantes ; c'est peut-être dans la pratique qu'il conviendrait de revoir les choses, de l'améliorer pour tenir compte de la fragilité des victimes, de leur avancée, de leur renoncement, de la honte… Il est nécessaire de changer de paradigme. Nous parlons toujours de la victime, mais jamais vraiment des actes dont elle est victime, c'est-à-dire des violences elles-mêmes, des coups et blessures, des tentatives de meurtre. Peut-être que nous en parlions, nous pourrions changer ce que nous déplorons, c'est-à-dire des forces de l'ordre qui ne se sentent pas concernées et qui n'estiment pas nécessaire d'engager des procédures « parce que la victime va changer d'avis ».

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