Intervention de Edouard Durand

Réunion du mardi 1er octobre 2019 à 19h15
Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes

Edouard Durand, juge des enfants au tribunal de grande instance de Bobigny, co-président de la commission Violences de genre du HCEfh :

Depuis le 3 septembre et l'ouverture du Grenelle des violences conjugales par le Premier ministre, nous avons eu l'occasion d'entendre à plusieurs reprises des femmes victimes de violences conjugales ou des pères, des frères, des soeurs de femmes victimes de féminicides. Lors de la séance de la commission « Violences » du HCEfh de cet après-midi, nous avons auditionné plusieurs victimes : chacune d'elles a dit qu'elle avait fait appel à la société pour être protégée. Toutes les victimes nous disent avoir demandé de l'aide à la police, à la justice, à l'hôpital, aux services sociaux et ne pas avoir été crues. Ceci évidemment est glaçant. Nous ne cessons de dire depuis plusieurs années que nous voulons protéger les femmes victimes de violences conjugales et que nous devons garantir que la maison est, pour chaque citoyenne, chaque citoyen, un lieu de protection. Pourtant, nous laissons les maisons être un lieu de danger et d'insécurité. C'est peut-être parce que, comme le rappelle Patrizia Romito, universitaire italienne, citant le théologien Michael Downd dans l'un de ses articles, « imaginer la vie d'une femme battue par son partenaire dépasse l'entendement de l'individu moyen, et […] l'attitude qui consiste à nier l'histoire de cette femme peut être plus commode que celle de la regarder en face ». La société se protège elle-même par le déni. D'une certaine manière, et pour fixer les choses, Georges Bernanos, dans Sous le Soleil de Satan n'écrit pas autre chose lorsqu'il dit que « pour beaucoup de niais vaniteux que la vie déçoit, la famille reste une institution nécessaire, puisqu'elle met à leur disposition, et comme à portée de la main, un petit nombre d'êtres faibles que le plus lâche peut effrayer. Car l'impuissance aime refléter son néant dans la souffrance d'autrui ».

Depuis ces quelques jours d'ouverture de ce Grenelle, je me dis de plus en plus que nous prenons conscience que nous sommes au point de tension entre, d'une part, les libertés fondamentales et l'ordre public, et, d'autre part, le droit civil privé, présenté comme la chose des parties, et que nous devons trouver le bon point de compromis pour que les outils juridiques soient efficacement mis en oeuvre par les professionnels, sans faire des femmes victimes de violences des objets de protection, et en même temps, être efficace dans la protection.

Je peux vous parler comme un juge des enfants. Mon appréhension du problème des violences conjugales est essentiellement celle d'un magistrat de la famille qui ne peut pas déconnecter la protection des femmes victimes de violences du traitement de la parentalité. Nous savons d'ailleurs que 80 % des femmes victimes de violences conjugales, sauf erreur de ma part, sont des mères. Le problème est que la société fonctionne avec elles dans une injonction paradoxale. Lorsque les femmes victimes de violences vivent avec leur conjoint violent, la société exige d'elles qu'elles le quittent pour protéger leurs enfants. À l'instant même où elles le quittent, la société leur fait injonction de rester en contact avec le mari violent en tant que père des enfants par le principe qui gouverne quasi exclusivement aujourd'hui le droit de la famille qui est le principe de la coparentalité. Naturellement, comme juge des enfants et autrefois comme juge aux affaires familiales, je sais bien que la coparentalité est un principe important, mais il n'est un principe qu'à condition que nous soyons capables de lui reconnaître des exceptions. La violence comme transgression majeure de l'autorité parentale doit être une exception à la coparentalité.

J'aimerais revenir sur l'impact des violences conjugales sur les enfants. Nous savons que l'exposition des enfants aux violences conjugales a un impact traumatique qui est du même ordre que l'exposition de l'enfant à des scènes de guerre ou de terrorisme. Nous savons que les violences conjugales viennent impacter très gravement ce que nous appelons « l'attachement » chez l'enfant, c'est-à-dire la possibilité de faire appel à une figure de sécurité, le plus souvent sa mère. Il n'y a pas de terreur plus grande pour l'enfant que la terreur de perdre sa figure d'attachement prioritaire, le plus souvent sa mère.

Les effets des violences sur l'enfant sont de trois ordres. Elles créent d'abord, un état de stress post-traumatique. Je pense à un petit garçon de cinq ou sept ans qui me disait : « je fais des cauchemars, je fais des cauchemars même quand je ne dors pas » et qui donc ne pouvait pas apprendre, ne pouvait pas se concentrer, ne pouvait pas jouer avec ses camarades. Second ordre de troubles, les troubles de l'ordre de l'atteinte à soi-même, jusqu'au passage à l'acte suicidaire des enfants, et viennent enfin les troubles de l'ordre de l'atteinte à autrui, pouvant aller jusqu'à la répétition des violences contre sa petite amie ou contre même sa mère.

S'agissant de la mère victime des violences conjugales, nous savons que ce qui est le plus terrible pour elle, ce sont les violences liées aux enfants et à la parentalité c'est-à-dire d'une part, les violences – jusqu'aux violences sexuelles – commises devant les enfants et, d'autre part, les violences dont le prétexte est la parentalité, ce qui est le cas dans 70 ou 75 % des cas. Je crois aussi que nous pouvons dire que les traits de personnalité que nous repérons chez les violents conjugaux doivent être pris en compte dans la parentalité. Je pense par exemple à l''intolérance à la frustration ; peut-on élever un enfant sans être confronté à la frustration ? De même, que faire du défaut d'empathie : être parent, est-ce autre chose que prioriser les besoins de son enfant par rapport aux siens ? Quid des angoisses d'anéantissement qui conduisent à la maîtrise de l'entourage, aux déficits de tolérance et des périodes d'autonomisation de l'autre : élever un enfant, est-ce autre chose que lui permettre de devenir progressivement autonome ?

Il me semble que nous ne prenons pas encore suffisamment en compte la dangerosité des violents conjugaux. Il faut avoir présent à l'esprit que tout violent conjugal est un « grand dangereux ». Une psychologue avec laquelle nous travaillons, Linda Tromeleue, dit qu'il « ne faut pas se laisser infiltrer par la pensée de l'agresseur parce qu'il s'agit de grande criminalité ». Nous n'en sommes pas encore là. Nous pouvons dire que les dispositifs législatifs sont aujourd'hui assez cohérents et très volontaristes pour ne pas séparer le conjugal du parental et penser la sphère du conjugal à partir de ce que révèlent les violences dans la sphère du conjugal. Nous pouvons dire qu'essentiellement les victimes sont confrontées à des professionnels qui mettent en oeuvre insuffisamment les moyens dont ils disposent pour protéger.

Je voudrais proposer quelques pistes d'amélioration. La première, c'est que nous parvenions à distinguer ce que j'appelle « les quatre modèles de configuration conjugale ». Ces quatre modèles sont l'entente, l'absence, le conflit et la violence. L'un des problèmes majeurs est, je crois, depuis 15 ans que je suis juge, que la société attend très peu de choses des parents. Elle attend une chose essentiellement, c'est qu'ils s'entendent et qu'ils s'entendent au moment de leur vie où c'est le plus difficile, le moment notamment de la séparation. À vouloir trop créer des modèles de vie familiale fondés sur l'entente – qui est un présupposé pour la résidence alternée par exemple –, nous mettons les familles en grande difficulté et nous exigeons d'elles ce qu'elles ne peuvent donner. Il en va de même pour l'absence : quand un parent est seul pour s'occuper de l'enfant, cela fait échec à la coparentalité par définition.

Je crois également qu'il faut bien distinguer les violences du conflit qui est un rapport symétrique entre deux sujets qui sont à égalité. Le conflit c'est dire : « je n'ai pas peur de toi, je ne cours aucun risque à te dire que je ne suis pas d'accord avec toi, ta parole peut me faire changer d'avis ». En revanche la violence est un rapport asymétrique entre un sujet qui choisit la violence pour obtenir le pouvoir sur l'autre et une personne qui subit la violence. Comme le disait le doyen Carbonnier, prophète de l'autorité parentale, « la coparentalité, c'est la nostalgie de l'indissolubilité ». Nous devons permettre de délier les victimes de violences de leur agresseur.

Pour rester dans le registre de la parenté et de l'éducation des enfants, je proposerai aussi de distinguer ce que j'appelle « les quatre registres de la parenté ». Ces quatre registres sont la filiation, l'autorité parentale, le lien et la rencontre. Mme Vanneau a bien rappelé l'évolution des droits de la puissance maritale et paternelle à l'autorité parentale, disant qu'elle est un ensemble de droits et de devoirs ayant pour finalité la protection ou l'intérêt de l'enfant, pour le dire comme le législateur depuis 2002. Mais nous entendons encore – c'est peut-être un reste de la puissance maritale et paternelle – que l'autorité parentale a pour finalité la reconnaissance du parent dans son statut de parent. On peut tout enlever à quelqu'un, même sa liberté, même à titre provisoire, préventif, mais pas l'autorité parentale. Nous pensons toujours que dès lors qu'il y a la filiation, il faut qu'il y ait l'autorité parentale, le lien et la rencontre. C'est pourquoi nous allons imposer à un enfant dont la mère a été tuée par le père d'aller voir son père en prison en disant : « mais c'est son père, après tout ». C'est pourquoi nous devons dissocier la filiation de l'autorité parentale. Nous devons aussi, comme le préconise le docteur Nouvel, pédopsychiatre, distinguer le lien et la rencontre : « le lien, c'est psychique, et la rencontre, c'est physique. Parfois, [ajoute-t-il], la rencontre attaque le lien ». J'ajouterai qu'il faut parfois aider l'enfant à se délier, à pouvoir recommencer à apprendre, à se concentrer sur ses lignes d'écriture, à jouer paisiblement avec ses camarades, sans être colonisé par la présence de l'agresseur qui le terrorise.

Pour conclure, je reviendrai au point de départ. Toutes les victimes nous disent avoir fait appel à la société et la société ne les a pas crues. Permettez-moi, mesdames les députées, comme magistrat, comme co-président de la commission « Violences » du HCEfh, de vous demander de créer un droit plus volontariste encore et de doter les institutions des moyens permettant de contrôler que les agents de l'État mettent en oeuvre de façon effective cette législation.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.