Intervention de Florence Parly

Réunion du mercredi 20 novembre 2019 à 15h05
Commission des affaires étrangères

Florence Parly, ministre des armées :

Je vais commencer par l'axe indopacifique.

Si la France s'y intéresse, c'est d'abord parce qu'il représente 60 % de la population mondiale et que 1,6 million de nos concitoyens y vivent, sans parler des expatriés. Par ailleurs, la France a le deuxième domaine maritime au monde. Notre zone économique exclusive est extrêmement importante : nous devons protéger des ressources de toutes sortes, notamment les ressources halieutiques, c'est-à-dire celles qui sont liées à l'océan, en luttant contre différents trafics et les pêches illégales. Enfin, on ne doit pas se voiler la face : c'est probablement dans l'Indo-Pacifique qu'existent les tensions les plus aiguës à l'heure actuelle.

Nous avons noué des relations avec un certain nombre de pays dans le cadre de partenariats reposant sur des valeurs communes et une coopération militaire ou industrielle. Je pense en particulier à l'Inde : nous entretenons avec elle des relations étroites dans tous les domaines, au-delà des seules coopérations militaires et de défense. Notre partenariat est très vaste et très riche. L'Inde est une des plus grandes démocraties de la région. Nous avons développé avec ce pays, depuis plusieurs années, des coopérations militaires qui nous amènent à réaliser un certain nombre d'exercices communs, notamment entre nos deux marines.

Le Président de la République a présenté une stratégie pour l'Indo-Pacifique lorsqu'il s'est rendu en Australie en mai 2018. Cette stratégie est fondée, en premier lieu, sur la protection de nos ressortissants, de nos territoires et de nos intérêts, qui sont nombreux dans la région. Il s'agit de promouvoir des coopérations avec les pays qui ont des valeurs en commun avec nous, mais aussi de montrer, dans cette zone où les tensions sont grandes, que nous sommes attachés au respect du droit international, en particulier lorsqu'il est contesté.

Cela concerne notamment la Chine dans le domaine des espaces maritimes. Nous avons toujours dit que nous sommes opposés à la politique du fait accompli. Nous considérons qu'il est important de montrer, d'une façon très concrète et pas seulement par des mots, que l'on peut naviguer – nous le faisons régulièrement – dans certaines eaux qui sont internationales et non territoriales comme la Chine l'affirme.

Le réchauffement climatique et les tensions qu'il suscite sont un enjeu majeur dans cette région – c'était une des questions de M. Lecoq. Certains territoires sont susceptibles de disparaître en tout ou partie. Il y a naturellement des tensions liées à la manière dont les populations concernées peuvent se construire un avenir.

Pour toutes les raisons que j'ai évoquées, nous avons un grand intérêt à poursuivre nos coopérations dans cette région. C'est pourquoi je retournerai en Inde dès le mois de janvier et très prochainement aussi en Australie.

S'agissant de ce dernier pays, nous avons marqué l'importance de notre partenariat en concluant un accord industriel qui va permettre aux autorités australiennes de bénéficier de notre savoir-faire industriel dans le domaine des sous-marins – or qu'y a-t-il de plus souverain qu'un sous-marin ? L'Australie va en acheter six. Cela traduit sa perception des menaces existant dans la région.

Je vais maintenant répondre aux questions relatives au Sahel – Barkhane, le G5 Sahel et sa force conjointe.

Vous avez dit qu'on entend des propos très contradictoires en ce qui concerne le Sahel. Certains se gargarisent des succès remportés, tandis que d'autres se lamentent des échecs qui peuvent se produire – ils ont malheureusement été extrêmement douloureux au cours des dernières semaines : les forces armées du Mali et du Burkina Faso ont été durement frappées.

Que faut-il penser de la situation et comment la position de la France doit-elle évoluer ? Il faut rester humble. Les défis auxquels le Sahel est confronté sont immenses. Dans cette région, grande comme l'Europe, des tensions se développent sur la base de conflits anciens qui se nourrissent des rivalités communautaires, de la pauvreté et de l'incapacité des États à faire fonctionner les institutions, à protéger la population grâce à un système judiciaire et grâce à des forces de sécurité intérieure, à permettre aux enfants d'accéder à l'école ou encore à promouvoir des soins en matière de santé. Tout ce qui fait que l'on peut vivre en société fait cruellement défaut dans la plupart de ces pays. À cela s'ajoute le phénomène du terrorisme, qui vient se plaquer sur la réalité préexistante. Il est d'autant plus virulent que les grandes organisations terroristes que sont Daech et Al-Qaïda sont obligées, bien qu'elles n'aient pas disparu du Levant, de se reconfigurer. Elles cherchent des terrains où se replier et développer de nouvelles activités.

Voilà, en quelques mots, ce qui se passe. On demande à des États qui sont parmi les plus pauvres au monde de faire face aux défis les plus difficiles à relever. C'est pourquoi on a besoin de la communauté internationale et de l'engagement de la France. Il faut accompagner ces pays pour leur permettre, un jour, de prendre en charge pleinement leurs propres intérêts en matière de sécurité mais aussi tous les aspects liés au développement économique et à la restauration de la gouvernance.

La France – je le dis souvent – n'a pas vocation à rester éternellement au Sahel. Elle apporte néanmoins un soutien utile. Pour ce qui est des sujets dont j'ai la responsabilité, c'est-à-dire la force Barkhane, je peux vous dire que nous n'intervenons pas seuls. Nous le faisons de plus en plus avec les armées nationales, à la formation desquelles nous avons contribué, avec nos partenaires européens. L'opération que j'ai évoquée tout à l'heure est une excellente illustration du fait que Barkhane ne combat pas seule. La majorité des militaires sont issus des armées des pays du Sahel. Par ailleurs, Barkhane est puissamment accompagnée par les Européens – c'est de plus en plus le cas.

Sur ce dernier élément, c'est-à-dire la présence européenne, j'aimerais apporter quelques précisions. Plus du tiers du transport aérien est réalisé, pour le compte de Barkhane, par l'Espagne au sein du théâtre sahélien. Près de la moitié des fonctions de protection des emprises militaires françaises au Sahel est assurée par les Estoniens. Les Britanniques sont également présents, avec trois hélicoptères ; ils viennent de reconduire leur participation pour une année. Nous avons sollicité les Danois, qui répondent à l'appel. Bref, l'Europe n'est pas insensible à ces préoccupations de sécurité car si les succursales de Daech et d'Al Qaida s'installaient de façon durable au Sahel, cela poserait un problème de sécurité à l'Europe tout entière.

Je ne crois pas qu'il y ait enlisement. On ne peut pas apprécier l'efficacité de ce qui est entrepris au Sahel en analysant les événements au fur et à mesure qu'ils se produisent. Même si les deux derniers mois ont été extrêmement difficiles pour les forces armées locales, celles-ci progressent dans leur capacité à mener le combat et dans leur engagement. Elles ne sont pas très bien équipées mais elles sont extrêmement engagées et très efficaces au combat : nous devons les accompagner, et c'est ce que nous faisons.

Quant au sentiment très anti-français qui s'exprime de temps à autre, il n'est pas nouveau et se révèle un moyen assez commode de résoudre les difficultés. Je ne mésestime pas ces dernières : restaurer les institutions et l'État de droit dans ce territoire n'est pas chose facile. Mais il est vrai que quand on tarde à appliquer l'accord de paix et de réconciliation signé à Alger en 2015, il est parfois commode de prétendre que les choses seraient plus simples si la France n'était pas là. Personnellement, je ne le crois pas mais ce n'est pas à moi d'en décider : si la France est présente au Sahel, c'est à la demande des pays concernés.

Enfin, n'oublions pas la force conjointe du G5 Sahel. Au cours d'une première phase de grand enthousiasme, la communauté internationale s'est beaucoup mobilisée, des promesses de dons ont été faites pour remédier au problème réel du sous-équipement des armées du pays du G5. Ensuite, nous avons constaté une certaine lenteur dans la mobilisation de ces dons : l'Arabie saoudite n'a toujours pas honoré sa promesse, et ce n'est certainement pas de la faute de la France. Il faut s'en prendre aux processus de décision propres à l'Arabie saoudite. Je ne peux que regretter qu'elle n'honore pas les engagements qu'elle prend.

Ces engagements, une fois la question de l'Arabie saoudite mise de côté, sont en train d'être mis en oeuvre. Les paiements arrivent et les commandes de matériel, faites à l'initiative des pays du G5, sont en cours de passation. Enfin, et peut-être surtout, la force conjointe du G5 Sahel a repris ses opérations. Pendant quelques mois, il n'y en a pas eu, précisément pour souligner auprès de la communauté internationale que tant que les financements et les matériels n'arrivaient pas, il était compliqué d'intervenir. Le nouveau commandant de la force conjointe a décidé d'inverser la proposition : puisque ces équipements sont en train d'arriver, il a décidé de reprendre les opérations sans attendre. Ainsi, du 1er au 17 novembre, Barkhane a mené l'opération dite Bourgou IV en lien avec les forces armées burkinabées, maliennes et nigériennes, ainsi qu'un contingent de la force conjointe.

Comme en toute chose, on peut voir le verre d'eau à moitié vide ou à moitié plein ; mais quel pays a-t-il pu régler un problème aussi lourd en l'espace de quelques années ? Aucun ! Quels pays ont-ils pu apprendre à coopérer, à faire de l'interopérabilité en l'espace de quelques années ? Cela fait soixante-dix ans que nous le faisons au sein de l'OTAN et ce n'est pas toujours absolument parfait. Les défis sont considérables. Si l'on considère que l'on a perdu la guerre parce qu'on n'a pas gagné une bataille, on pourrait en effet en conclure qu'il est temps d'arrêter. Je ne partage pas ce sentiment : je pense au contraire qu'il faut s'armer de patience. Je voudrais dire avec force devant votre commission que Barkhane n'arrête pas de s'adapter, d'abord aux forces et aux faiblesses de ses partenaires, et ensuite à la configuration du terrain. Ce dont je suis certaine, pour conclure sur ce point, c'est que si les Français et les Européens contribuent à entretenir cette petite musique et à dire que tout cela ne sert à rien, il y a, de l'autre côté de la Méditerranée, des gens qui vont s'en réjouir : les terroristes, qui sèment la terreur, ferment les écoles, assassinent les députés-maires, brûlent les gendarmeries et s'en prennent aux populations. C'est ce combat-là que nous menons au Sahel.

Concernant la coordination avec le développement et la société civile, je suis convaincue, et les militaires avec moi, que l'action militaire n'est en aucune manière la solution aux problèmes que j'évoque. C'est un outil au service d'un retour à la paix et à la stabilité. Il faut donc impérativement articuler le retour de la sécurité et la création de projets de développement, sinon la sécurisation de zones ne servira à rien. Si les populations n'ont pas les moyens de survivre de façon convenable, les terroristes reviendront et appliqueront à nouveau leurs lois. Au niveau de Barkhane, il y a maintenant un conseiller en charge de l'articulation avec les opérateurs du développement car si nous ne pouvons pas enchaîner dans le temps, de façon très rapide, la sécurisation et le développement, notre action ne sera pas efficace. Avec la société civile, c'est un peu pareil : il faut pouvoir l'entraîner dans ces projets de développement puisque c'est à son bénéfice qu'ils sont réalisés.

Concernant les ventes d'armes, je voudrais vous redire avec beaucoup d'humilité que nous suivons des processus extrêmement rigoureux de contrôle des exportations. Nous avons par ailleurs le souci de respecter scrupuleusement les réglementations internationales existantes, qu'elles soient onusiennes ou européennes. À ma connaissance, les armes utilisées par l'Arabie saoudite au Yémen ne le sont pas contre les populations civiles. Mais je ne peux pas vous affirmer absolument que des armes françaises, vendues conformément aux règles et au droit international il y a un bon nombre d'années à ce pays, sont utilisées ou pas contre les populations civiles : c'est impossible !

En revanche, je peux vous dire que notre partenariat avec l'Arabie saoudite est ancien, stratégique, et contribue à lutter contre le terrorisme. Pour cette raison, nous avons besoin de continuer à entretenir cette relation, qui repose sur une large coopération et dépasse le domaine de la défense. L'Arabie saoudite est un pays engagé dans la lutte contre le terrorisme ; par ailleurs, elle a aussi été victime d'un certain nombre d'attaques. Les visions manichéennes, c'est toujours commode ! Nous exerçons des responsabilités : il est donc normal que nous rendions des comptes, mais la réalité est toujours complexe. Je m'efforce de respecter nos propres règles en matière de contrôle des exportations d'armement, ainsi que le droit international.

Concernant l'usine qui, selon Clémentine Autain, serait détenue à 39 % par Total – je considère que Clémentine Autain est bien informée et que cette information a été vérifiée –, je n'ai pas d'information particulière sur le rôle que Total a joué. Je constate que l'usine n'est pas possédée en totalité par cette entreprise : ce n'est donc pas une question exclusivement française.

Sur le Yémen, qui nous préoccupe tous, il faut tout d'abord souligner que les Émirats arabes unis ont enfin décidé de se retirer du conflit au Yémen : c'est une nouvelle importante et il faut la saluer. Ensuite, cela fait des mois que la diplomatie française est mobilisée pour tenter d'obtenir une solution politique au Yémen. Une première étape a été franchie avec la résolution d'un problème interne au pays : un accord a été conclu entre les différentes factions yéménites, ouvrant ainsi la porte à la reprise des discussions. Il faut que cesse ce conflit atroce, qui fait de très nombreuses victimes, comme les ONG l'ont démontré de façon documentée.

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