Intervention de Julien Cantegreil

Réunion du mardi 29 octobre 2019 à 17h00
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Julien Cantegreil, fondateur et PDG de SpaceAble :

Je suis entrepreneur et ai commencé ce projet aux États-Unis il y a près de quatre ans. SpaceAble est désormais une société française d'une vingtaine de personnes, entre Paris et Toulouse. Nous avons levé des fonds déjà deux fois et souhaitons rester en mode « confidentiel » encore quelques mois. Nous nous intéressons à l'environnement spatial et travaillons à fournir une réponse à la problématique précisée précédemment par M. Wörner concernant la fiabilité des constellations, car nous estimons que les constellations ne sont pas suffisamment fiables. En pratique, nous proposons une « disruption » de l'approche en matière de SSA (Space Situational Awareness, connaissance de la situation spatiale) pour donner une meilleure information aux acteurs de l'espace sur l'état de leurs objets spatiaux et de l'environnement. Nous rencontrons donc naturellement une thématique de surveillance rappelée par M. Hancart.

En tant que société, SpaceAble rencontre des enjeux représentatifs de ce que vivent beaucoup de start-up. Je souhaiterais donc formuler quelques remarques issues de notre expérience particulière pour souligner une évolution profonde des start-up spatiales. Il existe aujourd'hui, comme le mentionnait M. Roussel, des GAFA spatiaux, ce qui est extrêmement motivant au quotidien : ce n'est plus une ambition abstraite. Mais cela intervient dans un contexte très particulier et compliqué, caractérisé par l'émergence de services pour l'espace depuis l'espace, une verticalisation considérable de la concurrence, une thématique nouvelle sur les constellations d'orbite basse à plusieurs altitudes, et une forte dualité. Pour une start-up, la concurrence mondiale est donc forte, frontale et immédiate. Ceci est notre réalité quotidienne et constitue une nouveauté par rapport à la situation préexistante.

Le premier point est lié à la professionnalisation des équipes. Étant moi-même ancien cadre dirigeant d'une société du CAC40, je vous confirme que l'activité des start-up n'a rien à voir avec celle d'une société traditionnelle. Je pense par ailleurs que les bonnes start-up spatiales aujourd'hui n'ont pas grand-chose à voir avec celles d'il y a quelques années. À titre d'exemple, au-delà du travail de notre équipe d'ingénierie, basée à Toulouse, les deux tiers de notre activité passent par des technologies et des enjeux qui ne relèvent pas de l'ingénierie spatiale au sens traditionnel. Le niveau standard des profils dans la société beaucoup est plus « capé », beaucoup plus cher, que cela aurait probablement été le cas auparavant. L'assemblage des compétences est lui aussi assez nouveau pour une société spatiale. Ceci traduit une professionnalisation considérable des start-up aujourd'hui : on ne se situe absolument plus dans le cadre de l'industrialisation d'une fin de thèse ou d'une société issue de l'essaimage (spin-off), qui prend quelques années pour advenir.

Le deuxième point est lié au financement. Faire émerger une société comme SpaceAble m'a demandé quinze ans de travail. Ainsi, lorsque l'on arrive aux questions de financement externe, on a déjà une valorisation élevée, ce qui rend inutile l'emploi des modes traditionnels de financement d'amorçage. Pour le développement, nous ne pouvons pas aller vers des fonds français d'amorçage ou Séries A classiques, qui comprennent souvent mal comment financer du hardware, ni vers du capital-risque des grands groupes (Corporate venture capital), dans la mesure où les grands groupes français potentiellement intéressés seront plus tard, je l'espère, des partenaires, mais a priori sont, jusqu'à plus ample informé, des compétiteurs et ne peuvent donc ni connaître notre plan d'affaires (business plan) ni figurer au conseil d'administration (board). Nous attendons ardemment le fonds du CNES afin de pouvoir un jour utiliser ce mode de financement mais il n'est pas encore opérationnel. Nous n'entrons pas non plus encore dans le cadre des super-financements annoncés récemment, de plus de 100 millions d'euros. Donc que nous reste-t-il ? A priori, trois solutions. Il nous reste des investisseurs individuels riches, passionnés par l'espace, qui n'ont pas de limite dans le financement qu'ils peuvent nous octroyer. Le soutien de la BPI est également fondamental. Enfin les financements américains, dans la mesure où les clients sont essentiellement américains et où les bons fonds d'investissement ont un accès vers les GAFA et surtout une très grande compétence dans le spatial que nous recherchons pour perfectionner nos partenariats technologiques. Les conséquences de cette situation sont multiples. Nous sommes en quête de confidentialité ; nous n'avons aucun intérêt à présenter nos activités ici ou là. Nous rencontrons en France un problème considérable avec les pratiques de certains acteurs en matière de protection de la propriété intellectuelle. Nous travaillons, par définition, uniquement sur des stratégies exponentielles (scalable), sans quoi nous ne sommes pas financés – notre stratégie ne peut donc pas consister à vouloir être racheté à court terme. Enfin, nous avons comparativement, pour l'avoir déjà pratiqué, un niveau d'exigence extrêmement élevé en matière de reddition de compte (reporting) et de suivi.

Le troisième point est lié à nos attentes. Nous nous sommes installés en Europe, en particulier en France. Pourquoi ? Parce que l'Europe c'est le souci de l'environnement et des services dans l'espace. La France, c'est le souci des start-up, l'excellence académique en matière d'intelligence artificielle (IA) ou de cryptographie, un écosystème industriel très fort, avec un rôle majeur du CNES.

Nous attendons trois choses spécifiques. Lorsque l'on se lance dans une activité de services dans l'espace proche, on a tout d'abord besoin d'une assurance sur les règles de fonctionnement en orbite : aux États-Unis, l'Agence pour les projets de recherche avancée de défense (Defense Advanced Research Projects Agency – DARPA) prend son rôle très à coeur en matière de service en orbite (in-orbit servicing) et d'élaboration de standards internationaux. Il est très important que la France s'engage dans cette démarche et qu'elle puisse nous assurer fiabilité, défense de nos intérêts et prévisibilité dans ce domaine.

Le deuxième point majeur pour nous concerne les données (data). M. Roussel a parlé de « marché sectoriel » : nous souhaiterions ainsi avoir un accès privilégié aux data européennes, qui sont l'une des forces de l'ESA, comme l'a bien rappelé M. Wörner.

Le troisième point d'attention majeur renvoie aux modalités de traitement des dossiers, des aides et des subventions. Avec un acteur institutionnel, on a pu expérimenter dans un cas une attente de plus d'un an pour obtenir un résultat à peine concret, tout en ayant dû livrer au préalable un nombre considérable d'informations. Le temps et la confidentialité sont nos priorités.

En conclusion, la force du modèle américain réside dans le fait que les start-up font intégralement partie de l'écosystème. Elles ont des revenus faibles, mais un impact considérable sur l'industrie. Dans un écosystème, il faut des grands groupes, des agences, mais aussi des start-up dont le rôle est de travailler sur une prise de risque forte, de faire preuve d'une agilité inédite, de faire baisser les coûts standards et de tenter des marchés nouveaux. Cela suppose des autorisations, une confiance et une rapidité de l'aide. Il existe aujourd'hui plus de 850 start-up aux États-Unis, dont 200 environ vraiment intéressantes, et parfois leaders sur leur marché. En France, elles sont extrêmement peu nombreuses. L'idée serait donc de travailler sur ces différents paramètres pour qu'émerge une masse légèrement critique. Il existe, sur ce secteur de l'orbite basse et du service aux constellations, des choses qu'une start-up peut faire d'un point de vue monopolistique et complet. SpaceX montre que nous aurons des GAFA de l'espace. Son exemple rappelle qu'aider les start-up peut certes gêner les intérêts de tel ou tel au début mais qu'à terme, tout l'écosystème en bénéficie.

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