Intervention de Alain Lambert

Réunion du mardi 19 novembre 2019 à 18h10
Mission d'information sur l'évaluation de la concrétisation des lois

Alain Lambert, président du Conseil national d'évaluation des normes :

Je suis dans le camp des praticiens et plutôt jacobin, mais convaincu qu'un État ne peut pas à la fois défendre le rang de la France dans le monde et s'occuper de la manière dont nous posons les petits pois dans une assiette de cantine scolaire. C'est aujourd'hui ce que la France essaie de faire et c'est un grand écart qui n'est pas raisonnable. L'État est irremplaçable. Je voudrais qu'il soit raisonnable sur la manière dont nous appliquons le droit qu'il produit. Cela ne me dérange pas que le Gouvernement et le Parlement conçoivent le droit, mais cela me dérangerait qu'ils aillent dans le menu détail sans tenir compte de la diversité des territoires.

S'agissant de cet écart qui se creuse, la Constitution avait délimité deux périmètres très clairs : à l'article 34, le domaine de la loi ; à l'article 37, le domaine du règlement. Aucun des deux acteurs ne devait envahir le champ de l'autre. Nous avons surveillé que le pouvoir réglementaire n'envahisse pas le champ de la loi, mais pas l'inverse. Le Conseil constitutionnel a dit que ce n'était pas vraiment son rôle. Sentant qu'il pouvait en quelque sorte s'assurer que son esprit serait respecté, le législateur a introduit dans les dispositifs législatifs des choses qui devaient relever du domaine réglementaire.

Je vous assure, pour bien les connaître, les respecter, en avoir dirigé, les voir tous les mois – le CNEN examine une trentaine de textes par mois –, que les détenteurs du pouvoir réglementaire qui reçoivent un texte du Parlement se disent qu'il n'est pas possible qu'ils n'accomplissent pas leur devoir. Ils vont inévitablement en rajouter, y compris parfois pour dire les mêmes choses. Nous sommes sidérés de retrouver des paragraphes entiers de la loi dans le règlement. Parfois, ils ajoutent un adjectif, un adverbe, une virgule, qui peuvent rendre l'interprétation encore plus délicate. Il faut être extrêmement attentif.

Nous sommes à la préhistoire de ce sujet. Je suis un vieux juriste, puisque je fais du droit depuis 50 ans. Il faut faire participer ses destinataires finaux à l'élaboration de la loi. Honnêtement, il y a 50 ans, quand j'ai commencé mon droit, je vous aurais dit le contraire. J'aurais considéré que finalement l'influence des lobbys nous faisait faire n'importe quoi. En réalité, aujourd'hui, si nous voulons véritablement faire du bon droit, il faut que ceux qui auront à vivre avec puissent dire avant comment ils voient son application. Nous ne sommes qu'au début de ce processus. Il faut absolument trouver le moyen de les consulter, de faire en sorte qu'ils s'expriment, et pas seulement ceux qui ont les moyens de s'exprimer et de se faire entendre. Tout à l'heure, je souriais en vous écoutant évoquer la différence entre le député de base et un rapporteur ou un président. Je ne sais pas si vous êtes passés un jour du côté du Palais du Luxembourg, mais cela est encore pire !

Sur la deuxième question que vous avez posée, il existe des moyens de vérifier. À mes yeux, les pouvoirs du Parlement en matière de contrôle ne sont pas suffisamment utilisés. Vous passez votre vie dans l'hémicycle, mais je suis désolé de vous dire que si le Gouvernement est un peu malin, il finira bien par faire adopter son propre texte et pas le vôtre. Il saura bien vous rappeler, si vous êtes de la majorité, que pour les investitures prochaines, il est dans votre intérêt d'être discipliné. Je l'ai vécu. Je ne vais pas vous dire que je l'ai organisé, mais je n'étais pas mécontent que cela se fasse. En conséquence, vous avez une très faible influence sur ce droit qui est produit.

En revanche, au niveau des contrôles, vous pouvez tout faire, notamment des contrôles sur pièces et sur place. Par exemple, en matière de documentation de refus des préfets, aujourd'hui, souvent, vous ne disposez pas des éléments qui vous permettent de dire : « Écoutez, madame ou monsieur le Préfet, je suis vraiment désolé, mais si je relis les travaux, je trouve que le législateur a clairement voulu cela. Or dans le cas pratique que j'ai soulevé, vous me dites le contraire. Pourquoi ? » Probablement, le préfet vous répondra que le pouvoir réglementaire a écrit des choses différemment. Nous souhaitons vraiment pouvoir, comme nous avons commencé à le faire avec le Sénat et notamment sa délégation aux collectivités territoriales, travailler avec vous sur le « service après-vente » de la loi, c'est-à-dire sur sa déclinaison au niveau réglementaire. Je vous garantis que si nous avons le soutien du Parlement pour empêcher le pouvoir réglementaire de dire le contraire ou d'introduire une nuance par rapport à la volonté du législateur, le pouvoir réglementaire ne pourra pas le faire.

C'est l'occasion de vous dire que le CNEN a très mal pris que votre commission des Lois revienne sur un amendement présenté par un parlementaire de la majorité et voté par le Sénat visant à obliger l'administration centrale à s'expliquer par écrit sur le refus de modifier un projet de décret conformément à une proposition du CNEN. Il est quand même extraordinaire que le Gouvernement ait réussi à tordre le bras de la commission des Lois pour éviter d'avoir à s'expliquer. Cela est invraisemblable. Comment voulez-vous que nous ayons les armes pour vous défendre, défendre votre volonté, si vous laissez faire le Gouvernement ? Je n'ai rien contre celui-là plus que les autres, et j'ai été à la fois chasseur et braconnier donc je connais les deux situations. Honnêtement, permettre au CNEN de connaître les motifs pour lesquels il n'a pas été fait droit à la proposition qu'il a formulée serait extrêmement utile quand les difficultés d'application surviennent.

Je vais même vous dire mon sentiment. Je suis absolument certain que même les ministres n'ont pas vu le coup, mais vous, vous pouvez encore changer les choses en séance publique ; vous en êtes, à ma connaissance, à la discussion générale. Allez-y ! Vous avez l'occasion de vous doter de pouvoirs pour vous assurer que votre volonté est respectée par le pouvoir réglementaire.

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