Intervention de André Picot

Réunion du jeudi 21 novembre 2019 à 10h10
Mission d'information sur l'incendie d'un site industriel à rouen

André Picot, toxicologue-chimiste (CNRS) :

Je suis un chimiste qui a un double diplôme de biochimie et de chimie au CNAM. Lorsque je travaillais dans l'industrie pharmaceutique, il a été inventé un nouveau nom pour une sous-discipline de la toxicologie qu'on a appelée toxico-chimie, passée totalement inaperçue en France, mais tout de suite récupérée par les Américains. Il se trouve que tout ce que vient de dire Bruno correspond un peu à nos objectifs. À chaque fois qu'il y a un problème avec des produits chimiques, que ce soit en France ou ailleurs, nous sommes sollicités parce que lorsque l'on cherche des spécialistes sur les produits chimiques, soit ils sont très forts sur la partie chimique, soit ils le sont sur la partie santé s'ils sont du côté médical, mais nous trouvons très peu de médecins qui ont une approche chimique des intoxications et contaminations.

C'est dû à notre système de formation qui est loin d'être pluridisciplinaire, même pour les médecins, et c'est très regrettable. Même des petits pays comme la Hollande ou le Danemark ont beaucoup plus de personnes formées à ces approches qu'en France. À mon sens, c'est vraiment très regrettable et cela explique beaucoup de choses.

Tout à l'heure, quelqu'un a dit que j'avais jugé que le premier communiqué du préfet était hors de propos. Je n'ai jamais dit cela à la journaliste de Paris-Normandie. Je lui ai dit que les propos du préfet étaient imprécis, ce qui n'est pas du tout la même chose. Je lui ai même donné un exemple. Je lui ai dit que le préfet disait dans son premier communiqué que ce qui avait brûlé était des hydrocarbures – il a parfaitement raison, cela représente 40 % de l'ensemble – et des huiles. J'ai tout de suite demandé à cette journaliste s'il s'agissait d'huile de colza ou d'olive. Nous ne savons pas. Il y a là un gros problème, parce que j'ai regardé tous les communiqués et on ne précise jamais de quel type d'huile il s'agit. Or, si on raisonne en tant que chimiste, il est très facile de connaître les types d'huiles qui sont utilisées dans des technologies de haute précision, par exemple dans les moteurs à réaction. Il y a quatre types d'huiles. Il y a des huiles qui ne contiennent que du carbone d'hydrogène, voire parfois de l'oxygène. Lorsqu'elles brûlent, nous savons que le carbone donne du gaz carbonique, l'hydrogène donne de l'eau. Ensuite, il se forme des suies. Selon ce qui brûle, ces suies auront des compositions variables, en particulier les HAP.

J'ai regardé les premières analyses de l'INERIS, et j'ai été surpris de constater qu'ils ne trouvaient pas de benzo(a)pyrène. J'ai eu l'occasion de faire le seul ouvrage en France sur les hydrocarbures, chez Lavoisier. Jusqu'à maintenant, je n'ai jamais entendu dire qu'il y avait des suies là où il n'y a pas de benzo(a)pyrène, même si c'est un composé minoritaire et que ce n'est sûrement pas le meilleur témoin que nous devrions avoir, parce que c'est un produit instable à l'oxydation.

La composition de ces suies est extrêmement importante. J'ai peut-être mal fait le suivi de tout ce qui a été publié, mais je n'ai pas trouvé d'informations intéressantes, à part l'INERIS qui avait détecté qu'il y avait des quantités non négligeables d'un produit que personne ne connaît, qui s'appelle le fluoranthène. Il est classé par les commissions américaines comme cancérogène chez la souris. C'est donc un cancérogène possible.

Si des analyses sont faites, il serait intéressant que nous soyons beaucoup plus précis sur les différentes natures de la composition de ces suies. À côté de cela, il y a sûrement eu beaucoup de benzène qui s'est échappé et qui n'a pas brûlé. Tout le monde sait que c'est un produit éminemment cancérogène, qui amène des leucémies graves chez l'homme, et surtout chez les petits enfants, qui sont très sensibles.

Le deuxième type d'huile, qui est perfectionnée, contient de l'azote. Cela va brûler et donner toujours les mêmes choses que les produits carbonés, mais l'azote va en plus donner des oxydes d'azote. Cela augmentera le taux de ceux qui sont apportés par les diesels, par exemple. Il aurait été très intéressant de faire des témoins de ce qu'il y a dans la pollution dans les zones très polluées, où il y a beaucoup de circulation automobile à Rouen, et dans des zones moins polluées. Cela aurait été intéressant de regarder si, comme le disait le préfet, il y avait une légère élévation du taux de dioxyde d'azote, qui est un produit quand même assez embêtant, parce qu'en plus des pluies acides, il peut générer de gros dégâts de santé. Personne n'en parle, mais l'azote peut être inclus dans les fumées lors de ces foyers et être incorporé dans le benzo(a)pyrène. Cela donne ce qu'on appelle des azabenzo(a)pyrènes. D'après le centre international de recherche sur le cancer (CIRC), ce sont des produits qui sont beaucoup plus mutagènes et cancérogènes que le benzo(a)pyrène lui-même.

Par ailleurs, il y a des produits qui sont proches du benzo(a)pyrène et qui ont une toxicité à peu près identique, au moins chez l'animal.

Le troisième type d'huiles renvoie à celles qui contiennent du soufre. Elles sont très abondantes, d'après ce que j'ai lu. Lorsqu'elles sont dans des flammes, elles sont décomposées en donnant le fameux hydrogène sulfurique H2S, qui va tout de suite s'oxyder en donnant dans le premier temps du SO2.

Par ailleurs, il n'y a souvent aucune relation entre l'odeur et la toxicité. À l'heure actuelle, pour le détecter, nous mettons dans le gaz un produit qui s'appelle le tétrahydrofurane. Il n'a aucune toxicité mais a une très forte odeur. En revanche, je ne fais pas de commentaire sur le monoxyde de carbone. Beaucoup de choses qui se disent sont amusantes pour quelqu'un qui a fait un peu de chimie.

La quatrième catégorie qui nous préoccupe concerne les produits phosphoriques, très souvent avec du soufre, de l'azote, etc. Ce sont les produits de base les plus performants que fait Lubrizol. Ces huiles de haute toxicité sont utilisées en particulier dans l'aviation. Ces huiles servent à refroidir les compresseurs qui prennent environ 50 % de l'air utilisé pour alimenter les cabines, qu'elles soient de pilotage ou pour les passagers. Ces huiles sont portées à environ 500 degrés dans ces réacteurs. Cela ressemble un peu au feu.

Par ailleurs, il y a eu au moins un pilote britannique qui est décédé à cause à ces produits de pyrolyse, ces organophosphorés. Tout le monde parle de particules ultrafines, cela veut dire qu'il y a là-dedans beaucoup de nanoparticules. Le nanomètre est le milliardième du mètre. Cela traverse toutes les membranes, que ce soient les alvéoles pulmonaires, les méninges, ou le placenta. Nous les retrouvons en particulier dans le cerveau. Ce n'est pas très bon, d'après ce que nous savons.

Concernant l'amiante, ma préoccupation porte sur les pompiers et les services d'intervention de police qui sont intervenus quelque temps après, avec du matériel qui était totalement inadapté. Les camions de pompiers qui ont essayé de travailler au plus près de l'incendie ont été obligés de reculer à trois reprises. Il faut leur rendre hommage car ils ont été vraiment extraordinaires, comme toujours. Ce sont des personnes sur lesquelles il faudrait porter plus d'attention, car ils ont eu à respirer des fibres d'amiante avec du matériel qui n'était pas très adapté pour la majorité. J'ai préparé pour M. le président un certain nombre de documents que fait notre association. Vous verrez que l'un de nos médecins qui est spécialisé dans l'amiante a fait deux documents très intéressants. L'un montre comment des toits en fibres d'amiante dispersent l'amiante dans un feu d'incendie. Dans l'autre document, il a fait le calcul de la quantité de fibres qui sont émises. Je crois que c'est fondamental. Il faudrait absolument commencer par ces populations à haut risque. Il s'agit des premiers acteurs qui sont intervenus – comme les pompiers – qui ont été les plus exposés et qui devraient être suivis. Or pratiquement rien n'a été fait. J'ai été un peu abasourdi de voir que le seul dosage qu'ils ont fait un mois plus tard est celui des transaminases.

Ce sont des indicateurs biologiques intéressants qui montrent toutes sortes de souffrances hépatiques. Ce dosage est par exemple utilisé pour les personnes qui consomment trop d'alcool. Un certain nombre de pompiers avaient des taux de transaminases légèrement supérieurs à la normale. Ce n'est pas ce qu'il aurait fallu faire. Il fallait s'empresser de regarder l'état de leurs poumons. Je ne dis pas qu'il fallait faire des fibroscopies, mais il fallait faire des témoins, comme nous avons fait à Seveso.

Les autorités sanitaires italiennes ont vraiment été à la hauteur. J'étais l'un des deux Français qui étaient à Luxembourg à la commission sur les produits chimiques. J'avais comme collègue le professeur Bertazzi, qui a suivi de très près tout ce qui s'est passé à Seveso. Ils ont fait des travaux tout à fait remarquables qui leur ont permis de faire une analyse très précise et de déterminer que dix ans plus tard, l'élévation du taux de cancers du sein chez les femmes qui étaient le plus près de l'accident était bien liée au taux de dioxine. De même, les femmes qui sont tombées enceintes un an plus tard avaient plus de filles que de garçons, ce qui est caractéristique de la dioxine.

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