Intervention de Jean-Luc Tavernier

Réunion du mercredi 18 septembre 2019 à 9h40
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Jean-Luc Tavernier, directeur général de l'INSEE :

Le niveau très bas des taux d'intérêt change-t-il la donne en matière de soutenabilité des finances publiques et de recours à l'endettement ? Sur ces sujets, c'est Philippe Martin qui aura la part du lion. De mon côté, avec Didier Blanchet, je mettrai l'arithmétique à contribution pour vous faire part de quelques considérations sur la soutenabilité des finances publiques.

Le déficit qui stabilise la dette est le ratio de la dette sur le PIB multiplié par le taux de croissance du PIB nominal en euros courants. On retrouve le calcul qui avait présidé aux critères de Maastricht. Avec une dette représentant 60 % du PIB et une croissance nominale du PIB de 5 %, la dette est stabilisée dès lors que le déficit public n'excède pas 3 % du PIB. Cette arithmétique donnait leur cohérence aux critères de Maastricht. Au passage, si la croissance nominale n'est plus que de 3 %, parce que la croissance en volume est plus faible que ce que l'on pensait il y a vingt ou trente ans et l'inflation elle-même a du mal à atteindre la cible de 2 %, à 3 points de déficit public, la dette converge vers 100 % du PIB.

Si l'on raisonne en termes de solde primaire – c'est-à-dire de solde défalqué des charges d'intérêts –, on voit qu'apparaît le facteur taux d'intérêt moins taux de croissance. Si le taux d'intérêt apparent sur la charge de la dette est supérieur au taux de croissance du PIB nominal, on risque d'avoir un effet boule de neige qu'il faut compenser par un excédent primaire. Le solde des recettes publiques doit excéder celui des dépenses primaires.

C'est la situation qui a prédominé jusqu'à présent : le taux d'intérêt apparent de la dette a été très généralement supérieur au taux de croissance nominale du PIB. Mais cette situation s'est inversée récemment et – avec ce que sont censées être les anticipations des marchés – cela doit perdurer en 2020 : l'écart devient négatif, le taux de croissance étant désormais supérieur au taux d'intérêt, et risque de s'accroître. Dans un tel cas, on n'a plus forcément besoin d'un excédent primaire pour stabiliser la dette ; on peut avoir un déficit primaire et utiliser les moindres charges d'intérêt aux fins d'autres dépenses sans mettre en péril la soutenabilité des finances publiques.

Lorsque l'on compare la courbe de la dette publique en parts de PIB et celle des charges d'intérêts en parts de PIB, on voit que les charges d'intérêts en parts de PIB ont connu un maximum au milieu des années 1990 et que la baisse continue des taux d'intérêt qu'on a connue a bien excédé le taux de croissance de la dette elle-même, d'où des charges d'intérêts en parts de PIB à peu près deux fois plus basses aujourd'hui qu'à leur pic au milieu des années 1990. En gros, on passe de 3,5 à un chiffre compris entre 1,5 et 2 points de PIB pour les charges d'intérêts en parts de PIB, en dépit de la croissance quasi continue de la dette publique.

On peut calculer le solde qui stabilise la dette pour chaque année et le comparer au solde effectif. En règle générale, le solde public effectif, qui est toujours négatif, a été plus élevé en valeur absolue que le déficit qui aurait stabilisé la dette. Mais, sur les deux années 2017 et 2018, on a atteint le solde qui stabilisait la dette. On y est arrivé parce que le déficit effectif s'est réduit, d'une part, et parce que le solde stabilisant s'est lui-même modifié, d'autre part.

On peut comparer la situation que je viens de décrire en France à celle des autres pays. Pour la France, le déficit effectif en 2018 en parts de PIB a stabilisé la dette courante. Si on avait voulu passer à un déficit qui stabilise la dette à 60 points de PIB, ce qui est plus exigeant, le déficit public aurait dû être inférieur de 1 point de PIB.

Certains pays sont dans la même situation que nous : en Italie, le solde effectif stabilise la dette. Il est un peu supérieur en Espagne. Avec un excédent très élevé, l'Allemagne est très loin de cette situation : 3,5 à 4 points de PIB au-delà du solde qui stabiliserait la dette. On voit la différence de marge de manoeuvre d'un pays à l'autre. La Grèce, du fait de l'histoire et de ce qu'on a requis d'elle, a un excédent qui lui permet de réduire la dette. Les différences sont très notables d'un pays à l'autre dans cette question de soutenabilité des finances publiques, ce qui conduit à signaler au passage qu'il faudrait que le sujet qui nous réunit aujourd'hui soit surtout débattu en Allemagne.

À partir du moment où le taux d'intérêt nominal continue de baisser par rapport à la situation où on stabilisait la dette en 2018 et passe, comme on peut le prévoir d'après les anticipations des marchés, durablement et significativement en dessous du taux de croissance nominale du PIB, on peut s'accommoder d'un déficit primaire et dépenser ou réduire les prélèvements à hauteur de l'économie prévisible sur les charges d'intérêts sans remettre en cause la soutenabilité des finances publiques.

Toutefois, on n'est pas obligé de faire ce choix. En maintenant le solde primaire, on voit que la dette publique se réduit de manière assez puissante. Avec le même taux de croissance nominale qu'en 2018, si on maintenait le solde primaire à son niveau, c'est-à-dire si on ne dépensait pas, si on n'utilisait pas les économies de charges d'intérêt pour faire moins de prélèvements ou davantage d'autres dépenses, on stabiliserait la dette à long terme. C'est l'effet contraire de l'effet boule de neige : la boule de neige prend du temps à fondre, mais au bout du compte les taux convergent et on peut stabiliser le ratio dette sur PIB à 53 % si le taux d'intérêt apparent descend durablement à 1 %. Si le taux d'intérêt devient nul durablement, on peut même stabiliser le ratio dette sur PIB à 32 % à condition de ne pas utiliser les économies de charges d'intérêt. On peut aussi choisir de conserver le même déficit en recyclant ces économies de charges d'intérêt soit en dépenses additionnelles, soit en baisse de prélèvements.

Quelques précautions s'imposent : il faut être sûr que la nouvelle donne, c'est-à-dire « r < g », ou « taux d'intérêt apparent inférieur au taux de croissance du PIB », soit durable. Pondérer, même légèrement, le risque de remontée des taux d'intérêt conduit à plus de précaution.

On peut également imaginer – d'où les débats sur la stagnation séculaire – que cette baisse, ou les conséquences que les économistes attribuent à l'aplatissement ou à l'inversion de la courbe des taux, avec des taux d'intérêt à long terme très bas, provient juste de l'anticipation que les taux de croissance eux-mêmes vont baisser. Dans de tels cas, on a l'illusion que r devient inférieur à g, mais il faut se méfier parce que c'est peut-être simplement dû au fait que nous allons vers de mauvais jours concernant g.

À l'inverse, on pourrait imaginer profiter de la circonstance pour soutenir que des dépenses publiques porteuses d'avenir ont été évincées, contenues, bridées du fait de la situation des finances publiques. Disposer d'un peu plus de marge de manoeuvre permet de faire des dépenses qui préparent davantage l'avenir, ce qui augmentera la croissance potentielle et, par suite, déplacera complètement les curseurs et réduira la contrainte de soutenabilité des finances publiques. C'est le thème de la croissance endogène et des dépenses d'avenir, et c'est un peu ce qu'on a voulu faire avec les investissements d'avenir à un certain moment ; c'est aussi ce que les Néerlandais ont annoncé avoir l'intention de faire. Sur le papier, on a envie d'y adhérer. Pour ma part, je sais qu'identifier des dépenses réellement porteuses d'avenir et parvenir à dépenser à la fois beaucoup et intelligemment n'est pas si facile car on bute souvent sur des contraintes d'offre.

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