Intervention de Frédérique Dumas

Séance en hémicycle du mardi 21 janvier 2020 à 15h00
Haine sur internet — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaFrédérique Dumas :

Internet est par essence un espace privilégié, unique pour le développement de la liberté d'expression, mais c'est aussi, par essence, le vecteur amplifié des formes d'expression les plus sombres de cette liberté. La toile est ainsi devenue un immense champ de bataille qui se nourrit de nos émotions et de nos impulsions.

La sécurité des personnes et la protection des plus faibles ainsi que la lutte contre ce qui divise et conduit aux incompréhensions et aux violences doivent devenir nos priorités. Cependant, pour atteindre cet objectif, rien ne doit être concédé s'agissant des libertés fondamentales que sont la liberté d'expression, la protection des données personnelles ou encore la liberté d'entreprendre.

Concilier ces impératifs, nous oblige à proposer et à mettre en place des dispositifs équilibrés et efficients. Bien sûr, il ne faut pas être naïf et invoquer aveuglément la liberté d'expression à l'heure de l'hyper viralité, alors que ce phénomène repose sur l'utilisation de nos biais cognitifs à travers des dispositifs qui nous donnent le sentiment d'être plus libres alors qu'ils nous enferment dans une nouvelle forme de dépendance.

Cependant, si l'on accepte l'idée que nous visons les mêmes objectifs, vous refusez d'envisager qu'il puisse y avoir, pour les atteindre, d'autres chemins, d'autres dispositifs plus efficients et qui atterrissent dans le réel. Vous avez refusé de nous entendre en première lecture, en particulier sur la viralité. Vous avez refusé de prendre en compte la partie la plus essentielle des recommandations de la Commission européenne et, enfin, vous avez rejeté les dispositifs proposés par le Sénat notamment à l'article 1er. Cela fait beaucoup quand on prétend faire régner un esprit transpartisan, surtout lorsque la matière est complexe.

Elle est complexe parce que les atteintes que la loi peut être amenée à porter à la liberté d'expression doivent être, dans la réalité – et pas uniquement dans le texte – , nécessaires et proportionnées ; elles doivent éviter tout risque de censure et de surveillance généralisée et privée. Complexe, elle l'est aussi parce que nous ne devons pas simplement tenter d'endiguer un flot, mais que nous avons le devoir de nous attaquer aux racines du mal.

Pourtant vous nous proposez à nouveau, à travers l'article 1er, conjugué aux articles 2 et 4, de confier aux plateformes en ligne plus de pouvoirs encore qu'elles n'en ont aujourd'hui. D'un côté, vous ne cessez de dénoncer le pouvoir grandissant des GAFAM – Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft – , et, de l'autre, vous nous proposez tout simplement de leur confier quasiment et de fait, le pouvoir de police et le pouvoir d'interprétation du juge.

Vous êtes véritablement dans le déni en refusant d'intégrer le fait qu'il existe une difficulté réelle à qualifier juridiquement une partie des signalements. Vous nous proposez un monde binaire où la complexité n'aurait pas sa place.

En revanche, vous ne proposez pas d'investissements majeurs dans l'éducation permettant de développer l'esprit critique, ni de pistes de régulation de ces modèles d'affaires qui dessinent pourtant le monde de demain. Ces pistes contribueraient à jouer sur l'ordonnancement des contenus, et à ralentir la viralité, question que vous tentez d'intégrer, non sans difficulté, en nouvelle lecture.

Ces pistes contribueraient également à la transparence effective des algorithmes, mais aussi de tout autre dispositif étudiant les comportements des utilisateurs, donc des citoyens sans exiger d'avoir accès à leur formule de fabrication qui relève du secret des affaires, mais en exigeant d'en connaître à la fois la finalité et les effets réels, grâce à une coopération renforcée sous l'égide de la future Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique – ARCOM.

Enfin, vous renoncez à vos engagements les plus forts, en particulier celui relatif à une Europe forte qui protège. En prenant une mesure nationale unilatérale, vous compliquez la mise en place d'une véritable régulation efficiente à la bonne échelle, l'échelle européenne, en contradiction avec tous vos discours.

Ainsi, vous ne pouvez pas dire, d'un côté, qu'il n'est pas pertinent de légiférer au niveau national dans certains domaines dont les caractéristiques sont mondiales, comme nous l'avons entendu de la bouche de plusieurs ministres, en ce qui concerne les sujets qui touchent à l'écologie par exemple, et refuser, de l'autre, d'appliquer cette démarche au monde du numérique, par nature globalisé et transfrontalier. C'est pourtant ce que vous faites alors que la Commission européenne vous invite à travailler activement à l'aboutissement dans un avenir proche de l'initiative européenne que constitue le Digital Service Act, alors même qu'il s'agit d'un des rares sujets de préoccupations commun à tous les États, sur lesquels s'exerce une forte pression des populations.

Madame la rapporteure, vous tenez, d'une certaine façon, vous-même un discours à géométrie variable quand vous rejetez l'interopérabilité en invoquant dans l'exposé sommaire de l'un de vos amendements en commission le fait qu'il s'agirait « d'une question qui mérite d'être traitée de façon plus globale et à l'échelon européen ».

Devant les acteurs du secteur, vous invoquez de votre côté, monsieur le secrétaire d'État, en contradiction avec la rapporteure, un éventuel futur projet de loi, au niveau national cette fois, qui viendrait réguler de manière systémique les entreprises du numérique et qui reprendrait des mesures, comme celle relative à l'interopérabilité, mesure que nous vous avons présentée et que vous avez rejetée.

Ces contradictions ne peuvent qu'ajouter à la confusion. Implicitement, tout cela revient aussi à reconnaître que ce que vous nous proposez aujourd'hui ne résout pas le problème en profondeur mais constitue davantage une réponse politique. L'interopérabilité a pourtant au moins le mérite d'aller dans le sens de l'histoire et de ce que sera la régulation efficiente de demain, à la différence des dispositifs que vous nous proposez dans le présent texte ou avec la taxe sur le chiffre d'affaires des entreprises numériques, la « taxe GAFAM », laquelle n'apporte, nous le savons, aucune solution au rapatriement du paiement des impôts en France par les géants américains, mais qui fait courir à notre pays un risque de sanctions historiques.

Je ne remets pas en cause votre sincérité, madame la rapporteure ; mais, quelles que soient les intentions des uns ou des autres, le groupe Liberté et territoires estime que les dispositifs que vous nous proposez remettent en cause des principes fondamentaux, traduisent davantage notre impuissance que notre efficience et provoquent beaucoup de confusion et d'incohérence. Vous comprendrez que, pour toutes ces raisons, notre groupe continue d'être extrêmement réservé sur ce texte. Il déterminera donc son vote en fonction des débats.

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