Intervention de Général François Lecointre

Réunion du mardi 15 octobre 2019 à 19h05
Commission de la défense nationale et des forces armées

Général François Lecointre, chef d'état-major des armées :

La difficulté dans la troisième dimension, c'est une sorte de guerre larvée et permanente entre l'armée de Terre et l'armée de l'Air, cette dernière se disant l'armée de la troisième dimension et l'armée de Terre manifestant son besoin d'espace aéroterrestre et l'impossibilité de conduire des actions au sol sans des actions dans l'air. D'où l'aviation légère de l'armée de Terre, qui a d'ailleurs un mode opératoire et des doctrines tactiques différents de celles de l'armée de l'air. Le rythme d'une intervention d'avions Rafale est très différent de celui des hélicoptères de l'armée de Terre. Ils se déplacent, se meuvent et interviennent au rythme de la manoeuvre terrestre, tandis que la manoeuvre aérienne se programme très longtemps à l'avance, dans un espace non chaotique, avec une très grande précision et sans s'adapter en permanence au mouvement de troupes au sol. La détention par l'armée de Terre de moyens spécifiques est donc justifiée. En opération, cela ne pose aucun problème, car il n'y a plus d'armée de Terre, ni d'armée de l'air, ni de marine, il existe heureusement et depuis longtemps une coopération extrêmement étroite de tous les acteurs qui sont d'abord interarmées. Si le système de drones Patroller n'a pas encore fait l'objet d'une définition de protocole, non pour l'engagement simple mais pour l'exploitation maximale des potentialités en matière de coopération terre-air, cela devrait intervenir rapidement.

De même, nous réfléchissons à l'emploi de drones armés. Nous devons y être attentifs. Nous adoptons une première doctrine que nous ferons évoluer au gré de l'emploi des équipements nouveaux.

La question sur les objectifs stratégiques des Européens mériterait une conférence en soi.

Nous n'avons pas réellement d'objectifs stratégiques européens, ce que je trouve tragique. De façon très macro, je pense que les Européens n'ont toujours pas compris que le centre de gravité mondial autour duquel s'organisent les alliances était en train de changer et de basculer de l'Atlantique au Pacifique. Pourtant, c'est annoncé, dit et revendiqué. Ils auraient dû lire les conclusions publiées par La revue stratégique en 2017. L'attitude du Président Trump que tout le monde s'accorde à trouver incohérente ne l'est pas tant que cela. Sans doute est-elle brutale, mais une constante se dessine dans l'évolution américaine qui s'explique parfaitement.

Le nouveau lieu de tension sera donc le Pacifique. La confrontation se fera avec un bloc asiatique qui détournera les Américains de leur effort en direction des Européens. La France l'a parfaitement mesuré et les déclarations du Président de la République sont très claires à ce sujet. Malheureusement, nos Alliés européens paraissent pour certains prêts à accepter ou à revendiquer un surcroît de vassalisation vis-à-vis des Américains, dans l'espoir qu'ils ne les abandonneront pas, ou du moins à donner des gages, comme sur les frais de fonctionnement de l'Aliance. Il y a aussi, car c'est ainsi que les Américains considèrent de plus en plus l'OTAN, la grande difficulté des Européens à résister aux pressions des Américains quant à l'achat de leurs équipements et matériels de guerre, le marché européen représentant pour les Américains un marché extrêmement important. Nos Alliés européens ont donc des difficultés à prendre conscience de cette situation. Je n'évoquerai pas les différences politiques profondes liées à des raisons historiques ou conjoncturelles. Il est en revanche un endroit où l'on peut commencer à attirer les Européens pour leur faire comprendre que nous avons des enjeux communs et un objectif de sécurité collective à assumer : il s'agit de l'espace méditerranéen et de l'Afrique. Depuis deux ans que je suis chef d'état-major des armées, j'observe une prise de conscience croissante de nos principaux partenaires de la nécessité de nous engager ensemble en Afrique pour faire face à la déstabilisation de la zone sahélienne, aux crises environnementales, aux crises politiques graves et aux impacts qu'elles peuvent avoir sur les migrations qui viennent déstabiliser nos vieilles démocraties européennes. J'en veux pour exemple la déclaration du Président, à l'occasion du G7, en faveur de la création d'un pacte de stabilité et de sécurité pour le Sahel qui a immédiatement rencontré un vif succès auprès de nos partenaires. Le chef d'état-major des armées allemand m'a dit : « Oui, bien sûr, faisons quelque chose ensemble ! ». Ne serait-ce que sur le plan du partenariat militaire opérationnel et de la coopération militaire, nous allons essayer de structurer nos efforts avec l'ensemble de nos partenaires européens qui le souhaitent – et ils sont nombreux.

M. Jacques a évoqué le CJSOTF, acronyme barbare qui signifie combined joint special operations task force et qui désigne le groupement de forces spéciales dont nous avons proposé à nos partenaires européens la mise en oeuvre dans le Sahel en accompagnement des forces armées maliennes, lorsque nous estimerons – c'est le cas aujourd'hui – qu'elles seront arrivées à un niveau de maturité presque suffisant et que l'ennemi face à elles, dans le Gourma, aura été suffisamment amoindri et abîmé pour qu'elles n'aient plus besoin du soutien direct de l'opération Barkhane. Nous souhaitons entraîner un maximum de partenaires européens dans la mise en place de cette force d'accompagnement au combat des forces armées maliennes. Notre proposition rencontre un vrai succès.

De même, sans savoir aujourd'hui le succès que cela va rencontrer, la France développe dans le Golfe persique une initiative de surveillance maritime détachée de l'initiative américaine. Les Européens sont assez satisfaits d'envisager une compréhension stratégique européenne commune permettant d'être présents sans risquer d'être entraînés dans une attitude américaine « escalatoire » vis-à-vis de l'Iran.

Concrètement, se dessinent peu à peu les axes stratégiques sur lesquels nous pouvons entraîner nos partenaires européens. Il faut le faire avec beaucoup de patience et d'humilité – nous sommes la grande nation souvent taxée, parfois à raison, d'arrogance – sans prétendre prendre la tête d'une coalition et en nous débarrassant de l'attitude schizophrénique consistant à vouloir entraîner les Européens derrière nous en leur disant que « c'est nous le chef ». Il faut les entraîner avec nous, en acceptant de ne pas être le chef.

Concernant la suspension des projets d'exportation d'armes, vous connaissez le mécanisme de la commission interministérielle pour l'étude des exportations de matériel de guerre (CIEEMG). Des licences accordées à des industriels qui souhaitent effectuer des ventes d'armes leur ouvrent le droit de prospecter auprès d'un pays. Ce n'est pas parce qu'il y a une licence qu'un accord de livraison d'armes ou un marché est automatiquement passé. La CIEEMG peut suspendre et ajourner des licences, puis les refuser. Les ajournements successifs de la CIEEMEG peuvent aussi être à durée indéterminée. La mesure prise aujourd'hui par la France n'est pas une mesure neutre, elle aura de l'effet et a un sens.

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