Intervention de Bruno le Maire

Réunion du mardi 28 janvier 2020 à 17h15
Commission des affaires étrangères

Bruno le Maire, ministre de l'économie et des finances :

Ce qui n'est pas surfait, en tout cas, c'est le 1 % de croissance dans la zone euro. Ce n'est pas à la hauteur des capacités de la première zone monétaire au monde et d'un des continents les plus riches de la planète. C'est la preuve que nous n'avons pas su encore transformer la zone euro en zone de prospérité.

Enfin, la souveraineté passe par la lutte contre l'extraterritorialité américaine. J'ai cité le rapport de votre collègue Raphaël Gauvain, dont nous voulons nous inspirer. Et nous avons maintenant le mécanisme INSTEX, qui a été créé le 31 janvier 2019. La société miroir iranienne est désormais en contact avec la société commune, dont nous avons désigné les dirigeants. Six pays supplémentaires s'y sont joints : la Belgique, le Danemark, la Finlande, les Pays-Bas, la Norvège et la Suède ont rejoint la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni. Ce mécanisme a un caractère expérimental. Je ne vais pas prétendre que c'est un formidable instrument immédiatement disponible et opérationnel, mais il marque une vraie prise de conscience de l'Union européenne de la nécessité de construire son indépendance financière. Là aussi, vous pouvez toujours parler d'indépendance politique, si vous êtes pieds et poings liés par les sanctions américaines et le monde financier américain, ce n'est qu'une souveraineté artificielle. Les efforts sont en cours, l'Union européenne progresse, la prise de conscience est là. INSTEX est certainement un instrument imparfait, mais il est le signe d'une vraie prise de conscience de la nécessité de bâtir notre indépendance financière dans le monde contemporain.

J'en viens, enfin, à l'enjeu clé du numérique, probablement l'un des plus considérables qui soient sur la scène internationale. Il a, à mes yeux, la même importance que les enjeux militaires ou stratégiques. Chacun doit prendre conscience de deux facteurs qui modifient radicalement l'ordre économique international. Premièrement, la donnée fait la valeur, mais la valeur n'est pas taxée ou très peu taxée parce que, par définition, elle n'a pas d'existence physique. Autrement dit, ce qui engendre le plus de valeur aujourd'hui est aussi ce qui rapporte le moins fiscalement, car les entreprises qui créent cette valeur n'ont tout simplement pas d'implantation physique ou sont très peu présentes sur notre territoire. On se retrouve donc avec des géants du numérique, qui ont des niveaux de capitalisation de l'ordre de 1 000 milliards de dollars – soit un montant supérieur à celui de 90 % des produits nationaux bruts (PNB) de la planète – et qui, pour autant, échappent largement à l'impôt à l'endroit où ils créent la valeur. Il est indispensable de régler ce sujet : ce qui est en jeu, c'est tout simplement la capacité à financer les biens publics. Si, d'un côté, on continue à taxer de 14 points en plus les entreprises qui réalisent le moins de profits pour financer les collèges, les hôpitaux, les crèches, et que, de l'autre côté, ceux qui font des profits croissants et ont la capitalisation la plus dynamique paient 14 points d'impôts en moins, très rapidement, on n'arrivera plus à financer les biens publics ni les États. Les puissances numériques privées deviendront plus puissantes que les États, dont les gouvernants sont démocratiquement élus. Il y a là un enjeu fondamental à ne pas regarder par le petit bout de la lorgnette, par lequel on ne voit qu'une taxe. Je ne me suis pas autant engagé dans cette bataille pour le seul plaisir d'aller récolter quelques millions d'euros de recettes supplémentaires. L'enjeu, c'est de rééquilibrer les forces entre les États dont les gouvernants sont démocratiquement élus et des puissances numériques privées.

Une autre chose dont il faut prendre conscience, c'est que la donnée est un patrimoine et que nos données nationales sont le patrimoine le plus précieux que nous ayons. Il est mille fois plus important, en valeur et en capacité de développement économique, que les immeubles de la rue Saint Dominique ou que le patrimoine immobilier de l'État. La donnée est un patrimoine ; nos données industrielles ou européennes font notre patrimoine industriel national ou européen. Pour prendre un exemple très concret, faites voler un A350 depuis Toulouse et posez-le dans une grande ville chinoise, mobilisez des centaines d'ouvriers chinois pour reproduire cet avion : ils n'y arriveront pas. Ils auront beau le « dépiauter » en tous sens, prendre un bout d'aile, de carlingue, de hublot, de siège, de moteur ou de radar, ils ne trouveront que 20 % à 30 % de ce qui le constitue. En revanche, s'ils ont accès aux données sur les procédés de fabrication, la caractérisation des matières, la définition, la résistance – toutes informations intangibles –, ils pourront faire un A350. C'est cela dont chacun doit prendre conscience, et c'est vrai pour l'industrie – l'aéronautique et l'automobile – comme pour nos données de santé. Il n'y a pas de patrimoine plus précieux que nos données. Pourquoi gardons-nous encore un temps d'avance dans l'aéronautique ? Pourquoi les avions de la société chinoise COMAC ne volent-ils pas encore ? Après tout, il y a des chaînes de production aéronautiques françaises, européennes ou américaines sur le territoire chinois. Si COMAC n'arrive pas à produire, dès à présent, des avions de ligne aussi performants que les Airbus ou les Boeing, c'est tout simplement parce qu'ils n'ont pas encore accès à ce réservoir de données qui fait le véritable patrimoine industriel et qu'il faut impérativement protéger.

J'en tire trois conclusions. Premièrement, il faut évidemment protéger ce patrimoine industriel. Cela ne passe plus simplement par le dépôt d'un brevet, mais par la protection du cloud et des données qui y sont stockées. C'est pourquoi nous travaillons, à la demande du Président de la République, à la mise en place d'un cloud souverain, qui pourra devenir demain un cloud européen, et qui nous permettra de stocker les données les plus sensibles et de protéger notre patrimoine industriel contre toute forme de pillage. C'est un enjeu absolument majeur.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.