Intervention de Frédérique Vidal

Réunion du lundi 14 octobre 2019 à 13h30
Commission d'enquête sur l'impact économique, sanitaire et environnemental de l'utilisation du chlordécone et du paraquat comme insecticides agricoles dans les territoires de guadeloupe et de martinique, sur les responsabilités publiques et privées dans la prolongation de leur autorisation et évaluant la nécessité et les modalités d'une indemnisation des préjudices des victimes et de ces territoires

Frédérique Vidal, ministre de l'Enseignement supérieur, de la Recherche et de l'Innovation :

Mon audition et celle de mes collègues ministres interviennent après de nombreuses interventions des différentes parties prenantes, parmi lesquelles des acteurs de la recherche, qu'ils soient chercheurs ou responsables d'établissement.

Votre initiative, que je salue, va être en mesure de mieux éclairer la situation complexe, ce « scandale environnemental », pour reprendre les termes du Président de la République, auquel les populations des Antilles sont confrontées, populations pour lesquelles, au sein et auprès desquelles mon ministère ainsi que les établissements d'enseignement supérieur et de recherche sont pleinement investis.

Avant d'aborder les questions détaillées que vous m'avez adressées et qui serviront de fil rouge à mon intervention, je voulais assurer nos compatriotes des Antilles de mon complet engagement à leurs côtés et remercier mes collègues chercheurs pour la qualité de leurs travaux, parfois très précoces, qui permettent d'éclairer les causes et les conséquences de cette crise.

Je vais m'efforcer de répondre aux trois séries de questions que vous avez bien voulu m'adresser au travers de cette intervention.

Tout d'abord, pour l'effort en matière de recherche et les financements de l'Agence nationale de la recherche (ANR), s'agissant des programmes financés spécifiquement par cette agence, je vous confirme que ce sont bien dix projets spécifiquement consacrés à l'étude de la sphère du chlordécone qui ont été financés par l'ANR depuis 2005. Néanmoins, sans autre précision, ces chiffres ne permettent pas de dresser un bilan de ce qu'ont été les financements des projets de recherche sur cette question.

Le chiffrage financier de 4,6 millions d'euros consacrés à ces dix projets ne constitue qu'un financement supplémentaire pour les équipes de recherche ; le coût complet des recherches englobant les frais des personnels et des infrastructures nécessite de multiplier ce premier chiffre de 4,6 millions d'euros par un facteur 4.

Surtout, il est important de s'attacher au contenu de ces projets retenus par l'ANR, qui s'efforcent d'éclairer la contamination par le chlordécone sur des aspects très complémentaires, depuis l'étude de cohorte jusqu'à celle de bio-indicateurs de la pollution des rivières. Ces projets ne peuvent être isolés mais doivent être examinés au regard de l'ensemble des autres travaux consacrés à la santé environnementale et aux perturbateurs endocriniens en général, dont le chlordécone fait partie.

Depuis 2005, les appels à projet de l'Agence nationale de la recherche, ont permis de soutenir 78 projets financés pour un coût de fonctionnement de 32,1 millions d'euros. Je songe notamment aux programmes Santé-Environnement, Contaminants, Écosystèmes Santé ou encore Contaminants et environnement, sans compter les appels à projets génériques lancés depuis 2014.

Naturellement l'ANR n'est pas le seul financeur de la recherche sur projets ; le ministère de la Santé a aussi participé à une meilleure connaissance de la prévalence des pathologies, notamment via les Programmes hospitaliers de recherche clinique. Je ne reviendrai pas sur ces travaux, notamment ceux du Pr Luc Multigner sur la prévalence des cancers de la prostate chez les travailleurs agricoles et sur l'ensemble de recherches cliniques qui ont suivi et qui seront probablement développées par ma collègue ministre des Solidarités et de la Santé.

L'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES) et l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME) sont également sources de financement pour des actions plus appliquées, lesquelles pourront être listées par mes autres collègues chargés de l'écologie et de la santé.

Au coeur des plans chlordécone, on trouve également des projets financés sur le programme des interventions territoriales de l'État (PITE), qui est un financement interministériel à la main des préfets pour répondre de façon agile à la situation sur le terrain. Il faut aussi mentionner le rôle des collectivités et des régions directement et indirectement via le fonds européen de développement régional (FEDER) et le fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER) et, puisque nous évoquons l'Europe, il faut prendre en compte aussi les grandes questions de recherche comme les recherches sur les perturbateurs endocriniens ou plus généralement la santé environnementale.

À tous ces financements sur projets viennent s'ajouter les investissements propres des établissements d'enseignement supérieur et de recherche, dont :

– les universités ;

– le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD) ;

– le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) ;

– l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER) ;

– l'Institut national de la recherche agronomique (INRA) ;

– l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM).

Tous les projets financés par l'ANR ou d'autres organismes sont nouveaux, originaux, directement proposés par les chercheurs et les laboratoires et sont choisis par des jurys scientifiques en toute indépendance. Ils permettent de faire progresser de façon significative et disruptive le front de connaissance sur le sujet complexe des pesticides et de leurs effets sur l'homme et sur l'environnement.

Sur le plan quantitatif, la conférence de synthèse organisée l'an dernier en Martinique et en Guadeloupe a fait état de 120 publications scientifiques spécifiquement dédiées au chlordécone, ce qui est tout à fait significatif et témoigne de l'effort réalisé en matière de recherche sur ce sujet.

Au-delà de la production de connaissances nouvelles, un socle de compétences très complet est disponible et mobilisé pour traiter de la problématique du chlordécone sous ses aspects de recherche. Ces compétences de nos chercheurs sont largement sollicitées par les pouvoirs publics, comme en témoignent les nombreuses demandes d'expertise scientifique produites sur la question depuis les années 1970.

S'agissant des difficultés que certains chercheurs ont pu porter à votre connaissance, il faut apporter quelques précisions. Si l'on considère la production de nouvelles connaissances et ce qui se passe lors des appels à projets de recherche, les chiffres montrent que dans le cas spécifique de l'appel à projets chlordécone, un taux de sélection de 28 % a été opéré par l'ANR, bien supérieur au taux actuel de sélection, d'environ 15 %, et de celui de 10 % observé en 2014, année où l'ANR était en capacité de financer le moins grand nombre de projets.

Ces chiffres signifient que nous avons privilégié une recherche d'excellence selon les meilleurs standards internationaux et permis à un nombre de projets largement plus significatif que la moyenne des projets normalement retenus, d'être financés. C'est une exigence de qualité que nous devons à nos concitoyens et qui n'a en rien limité la multiplicité des approches ou des programmes de recherche relatifs au chlordécone.

L'ensemble des guichets a permis aux meilleurs programmes et chercheurs de trouver le bon niveau de financement pour mener à bien leurs travaux. Pour prendre l'exemple du CIRAD, celui-ci a fait appel, pour ces sujets, à l'ANR, au FEDER, au Plan National d'Action Chlordécone, à l'Observatoire de l'eau en Martinique, au ministère des Outre-mer et à l'Appel pesticides, cette liste n'étant pas exhaustive.

Un travail collectif simplifierait les démarches et les procédures pour gagner en efficience. Des solutions pratiques commencent à émerger ; c'est ce que nous avons mis en place dans le cadre de l'appel d'offres sur les sargasses, porté par l'ANR. Celle-ci a proposé de s'associer aux collectivités territoriales pour un appel à projets commun mobilisant l'ensemble de la communauté scientifique nationale mais aussi toutes les structures de transfert de la connaissance vers l'application sur le terrain, les industriels et des laboratoires de valorisation. En outre, des contacts ont été pris avec l'ADEME pour regrouper l'effort de recherche et couvrir toute l'échelle de maturité des développements technologiques. Étant donné que l'origine de ces proliférations de sargasses pourrait être liée à l'intensification des pratiques agricoles au Brésil, le Fonds de Recherche de l'État de São Paulo a également été contacté par l'ANR et a déclaré son intérêt à participer à cet appel à projets. Sur ce modèle, nous devons lancer des appels d'offres cohérents et coordonnés qui permettront une organisation la plus efficace et efficiente possible sur des sujets de préoccupation et notamment sur le sujet du chlordécone dans le futur plan IV.

Vous avez également souhaité m'interroger sur la coordination, avec un aspect particulier sur la dimension interdisciplinaire de la recherche sur le chlordécone et la façon d'organiser au mieux les coopérations scientifiques sur la question.

L'approche interdisciplinaire comme la coopération sont des éléments-clés dès lors qu'une question complexe est posée. C'est le cas de la crise du chlordécone. Par conséquent, nous devons faire en sorte que chaque facette de cette question puisse être interrogée par une ou plusieurs disciplines de recherche. Ainsi, plusieurs programmes existent autour du développement d'outils permettant l'analyse de matrices croisées variées présentes dans les sols, l'air, les tissus, les fluides biologiques, chez les animaux et les plantes et dans les aliments :

– des études du suivi de la dégradation et des métabolites produits par le chlordécone ;

– des questions qui intéressent la distribution et le transfert entre les différents milieux ;

– la biosurveillance ;

– des études épidémiologiques et comportementales pour mieux cerner les risques ;

– des études sur des modèles animaux pour mieux comprendre les situations qui vont mener à des vulnérabilités dans un contexte plurifactoriel ;

– des études rétrospectives historiques sur la chronologie de la contamination par le chlordécone.

Chaque discipline apporte le meilleur autour de ce sujet, et notre rôle consiste à faire en sorte que le dialogue soit établi entre ces différentes approches pour orienter les futurs projets et définir précisément les questions sur lesquelles la recherche va s'avérer la plus pertinente ou les questions nécessaires pour des politiques publiques efficaces. C'est le rôle du Groupe d'orientation et de suivi scientifique (GOSS) et de la concertation Inter-alliances, qui a été fortement portée par mon ministère.

Les éditions successives du plan chlordécone témoignent de la construction pas-à-pas de la place de cette société de la connaissance s'appuyant sur la recherche et la démarche scientifique dans les différents plans.

Le troisième plan prévoyait ce groupe d'orientation et de suivi scientifique mis en place en 2016, chargé d'animer un réseau de recherche sur le chlordécone pour permettre notamment de concrétiser ses actions de recherche mais aussi en assurer le suivi, et de faciliter les interactions entre les équipes, la structuration des projets communs et l'opportunité de réorienter les actions en cours.

Le Groupe Inter-alliances (GIA), qui comporte l'alliance nationale de recherche pour l'environnement (AllEnvi), l'Alliance nationale pour les sciences de la vie et de la santé (Aviesan) et l'alliance thématique nationale des sciences humaines et sociales (Athéna), est en mesure de porter un regard sur les nouvelles actions de recherche et de les prioriser en cohérence avec la Stratégie nationale de recherche et l'Initiative Française pour la Recherche en Environnement-Santé (IFRES).

En lien avec le GOSS, le Groupe Inter-alliances va émettre des recommandations pour la priorisation des actions de recherche au regard des données existantes et pour identifier les domaines pour lesquels la recherche doit être poursuivie et les connaissances approfondies, et enfin proposer des actions concrètes et applicables dans la gestion de la pollution et de ses impacts sur la santé et l'environnement. Faire travailler ensemble ces groupes est un signe de maturité de la façon dont on peut organiser la communauté scientifique au service d'un défi de cette taille.

Le Groupe d'orientation et de suivi scientifique a vu ses compétences élargies au-delà des aspects de santé. Il est impliqué dans les préconisations pour les différents plans. En début d'année, un bilan de l'action du travail du GOSS et du Groupe Inter-alliances sur trois ans d'activité a été mené et a proposé que ces deux groupes travaillent dorénavant ensemble. Cette proposition fait suite à l'organisation par le GOSS et le GIA du colloque scientifique qui s'est tenu au mois d'octobre 2018 sur les trois volets environnement, alimentation et santé.

C'est chose faite : le GOSS et le GIA ont fusionné en juin 2017 pour créer un comité scientifique chlordécone afin de simplifier la gouvernance de la recherche. Ce comité inclut désormais le volet des sciences humaines et sociales, avec la présence de l'alliance Athéna mais aussi un représentant d'un chercheur en sciences humaines et sociales. Ce nouveau comité issu de la fusion du GOSS et du GIA a pour mission de travailler sur les appels à projets ciblés qui seront nécessaires.

Ce comité donnera en toute transparence des avis sur les appels à projets émis dans le cadre du programme d'intervention territoriale de l'État par les préfectures. Cette année par exemple, un appel à projets a été lancé sur le sujet de la remédiation et la façon de dépolluer les sols. Je fais toute confiance à ce conseil scientifique dans cette nouvelle version pour produire d'ici à fin 2019 un document priorisant les sujets et les perspectives de recherche suite au colloque de 2018, qui nous servira à la construction du quatrième plan. Ce travail sera diffusé et discuté, complété par le travail des inspections générales, auxquelles nous avons demandé d'évaluer la gouvernance du dernier Plan (ce qui correspond aux actions 15 et 18 du plan chlordécone III).

Concernant plus spécifiquement le troisième sujet que vous avez souhaité aborder lors de cette audition, soit la recherche sur le chlordécone et ses conséquences aux Antilles, je voudrais d'abord vous réaffirmer que la contamination au chlordécone est incontestablement une priorité du Gouvernement, et les paroles du Président de la République à ce sujet ont été claires.

Le bilan de la recherche en la matière est tout à fait positif. Le rôle des chercheurs est à la fois un rôle d'alerte, de signalement des problèmes identifiés, mais aussi de propositions, de solutions. Néanmoins, la particularité de la recherche est qu'elle travaille sur du temps long et en effet, il faut du temps pour être capable de mesurer scientifiquement tous les effets de la contamination et toutes ses incidences, qu'elles soient agricoles ou sanitaires.

J'ai eu l'occasion de m'exprimer à plusieurs reprises à ce sujet même si ce n'était pas spécifiquement devant cette commission. Je ne crois pas que la consolidation de la recherche passe nécessairement par un fléchage dédié de moyens. L'important est de pouvoir développer une approche interdisciplinaire, soutenir le déploiement d'une recherche d'excellence et être capable de coordonner les différents guichets de financement. C'est cet effort que nous avons engagé et qui sera poursuivi. Tous les chercheurs veulent plus de visibilité et surtout plus de simplicité dans les démarches de recherche et de financement, notamment pour pouvoir se consacrer pleinement à leurs travaux.

Si un fléchage ne me paraît pas une solution, cela ne signifie pas que nous n'ayons pas à renforcer les moyens de la recherche, et notamment les moyens de coordonner cette recherche. Il est beaucoup plus efficace de traiter tout en la distinguant la contamination au chlordécone au sein d'une action plus large qui englobe l'ensemble des contaminants par les produits phytosanitaires.

Concrètement, la préparation du quatrième Plan national Santé-Environnement (PNSE) va nous donner l'occasion de conforter l'engagement de la recherche française sur ces questions de santé environnementale et sur l'étude de ce concept très transdisciplinaire et multifactoriel que l'on nomme exposome, c'est-à-dire la façon dont l'organisme répond à une exposition simple ou multiple à différents perturbateurs que l'on trouve dans l'environnement, ce qui nous permet d'appréhender à la fois les expositions cumulées, chroniques, régulières ou irrégulières dans le temps. Au sein de ce Plan national Santé-Environnement, une attention particulière sera portée au chlordécone de façon à mieux apprécier les conséquences sanitaires et environnementales associées au chlordécone dans un environnement plus global.

La recherche n'est pas un phénomène linéaire et prévisible et la progression des connaissances est par définition irrégulière ; elle s'alimente d'avancées théoriques et conceptuelles produites par la recherche fondamentale parfois très éloignées du sujet initialement traité ou des percées technologiques. C'est donc toujours sur un front large privilégiant l'échange qu'il faut faire avancer la recherche. C'est pourquoi les plans nationaux devront s'inscrire dans une perspective européenne. Notre communauté scientifique, j'y veille, est déjà bien engagée de ce point de vue. Je songe au programme conjoint européen d'études de l'exposome sur le biomonitoring humain pour l'Union européenne (HBM4EU), mais aussi aux appels à projets dédiés aux exposomes lancés dans le cadre du grand défi sociétal Changements démographiques et sanitaires de la programmation actuelle à l'horizon 2020, qui fera partie du nouveau programme Horizon Europe.

S'il est de la responsabilité de la recherche d'accompagner les populations, les collectivités et les pouvoirs publics pour mieux comprendre les conséquences de la contamination par le chlordécone, les moyens d'y remédier et d'en analyser les causes, il est également important que la recherche puisse proposer des voies alternatives de façon à sortir du recours sans cesse croissant aux produits phytosanitaires. C'est aussi l'objectif du programme prioritaire de recherche que j'ai lancé cette année avec le Secrétaire général pour l'investissement, pour dessiner avec l'ensemble des parties prenantes une nouvelle agriculture pour demain.

Ce programme dispose d'un volet spécifique pour les questions ultramarines et pour l'agriculture tropicale. Là encore, j'ai souhaité la constitution de consortia autour de ces problématiques spécifiques.

Soyez convaincus que je veille et que mon ministère veille toujours à bien prendre en compte l'Outre-mer, aussi bien pour l'accompagner dans les crises qu'il peut connaître (chlordécone, sargasses, risques telluriques et climatiques…) que pour favoriser son développement et le bien-être de ses populations. C'est tout l'objet des plates-formes de recherche du plan Innovation Outre-mer que nous avons mis en place avec ma collègue Annick Girardin.

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