Intervention de Agnès Buzyn

Réunion du lundi 14 octobre 2019 à 15h00
Commission d'enquête sur l'impact économique, sanitaire et environnemental de l'utilisation du chlordécone et du paraquat comme insecticides agricoles dans les territoires de guadeloupe et de martinique, sur les responsabilités publiques et privées dans la prolongation de leur autorisation et évaluant la nécessité et les modalités d'une indemnisation des préjudices des victimes et de ces territoires

Agnès Buzyn, ministre des solidarités et de la santé :

Comme vous le savez, pour connaître les effets sanitaires d'un tel produit, il faut des études menées sur le long terme, et des études de suivi de la population qui tiennent compte de son degré d'imprégnation au cours de sa vie. On sait qu'aujourd'hui, c'est essentiellement lié à l'alimentation. Un certain nombre d'études ont été menées depuis des années. Je commencerai par les effets sanitaires sur les enfants. L'étude de la cohorte mère-enfant – cohorte Ti-Moun – qui a été menée en Guadeloupe depuis 2004 a eu pour objectif d'évaluer l'impact de l'exposition prénatale et périnatale au chlordécone sur le développement des enfants jusqu'à l'âge de sept ans. Cette étude avait été financée par le premier plan chlordécone, par la DGS. Nous avons décidé de la poursuivre pour réaliser un suivi des enfants jusqu'à l'âge de la puberté. Cette étude devait s'arrêter à l'âge de sept ans, mais nous prolongeons jusqu'à l'âge 15 ans. L'étude Ti-Moun a permis de suivre 150 enfants jusqu'à l'âge de sept ans, afin d'évaluer l'impact de l'exposition au chlordécone sur leur développement. Avant 18 mois, un effet a été observé sur les niveaux d'hormones thyroïdiennes dans le sang, sur un indicateur de la mémoire visuelle à court terme et sur la motricité fine, c'est-à-dire la capacité à manipuler de petits objets. Après 18 mois, seul le développement psychomoteur fin des garçons était impacté. Deux objectifs sont poursuivis : l'exploitation des données acquises au sein de la cohorte Ti-Moun, notamment avec une analyse biologique des prélèvements réalisés chez les enfants nés et suivis jusqu'à l'âge de sept ans, et une analyse statistique des données acquises chez ces mêmes enfants. Ces données ont pour l'instant démontré qu'aucune association n'a été observée entre les concentrations plasmatiques maternelles en chlordécone et le risque de survenue de malformations congénitales ou de testicules non descendus.

D'autres analyses ont débuté et se poursuivent actuellement, notamment celles portant sur les relations entre les expositions pré et post-natales et les fonctions sensorielles, le développement cognitif, le développement sexuel, l'adiposité et le statut hormonal des enfants à l'âge de sept ans. Nous mettons ensuite en place le suivi des enfants de la cohorte jusqu'à l'âge péripubertaire – c'est-à-dire 15 ans – sur le développement sexuel, endocrinien, anthropométrique, métabolique et neurocognitif. Malheureusement, il y a un petit bémol, l'incendie du CHU de Pointe-à-Pitre à fin 2017 a impacté le service de gynécologie obstétrique qui assure la coordination de la cohorte Ti-Moun. Cela induit un retard dans la mise en place de cette deuxième partie de l'étude pour les enfants de 7 à 15 ans. Le début effectif du suivi des enfants recommencera à partir de janvier 2020.

Ensuite, sur les issues de grossesse, l'étude Ti-Moun a montré un lien entre l'exposition des femmes enceintes au chlordécone et la durée de la grossesse. Plus la teneur en chlordécone dans le sang est élevée, plus la durée de la grossesse diminue, avec un risque d'accouchement prématuré inférieur à 37 semaines.

Sur la fertilité masculine, aux doses d'exposition rencontrées en Guadeloupe et en Martinique, aucun effet du chlordécone n'a été observé, y compris dans les populations les plus exposées, c'est-à-dire les travailleurs de la banane.

Concernant le cancer de la prostate, les études Karuprostate en Guadeloupe et Madiprostate en Martinique ont été menées avec comme objectif principal d'identifier et de caractériser les facteurs de risques environnementaux ou génétiques de survenue de cancers de la prostate, et d'étudier le lien éventuel entre l'exposition au chlordécone et le risque de survenue d'un cancer de la prostate. L'étude Karuprostate a été menée en Guadeloupe au cours de la période 2004–2007. Elle a comparé 709 cas de cancers de la prostate à 723 témoins. Elle était destinée à identifier des facteurs de risques environnementaux et génétiques de survenue de cancers de la prostate, et elle visait également à étudier le lien entre l'exposition au chlordécone et le risque éventuel de survenue de ce cancer. Elle a montré que chez les hommes dont la concentration de chlordécone dans le sang est la plus forte, un risque plus élevé de survenue du cancer de la prostate a été observé. Le cancer de la prostate est lié à l'âge, au patrimoine génétique, aux habitudes alimentaires et aux habitudes de vie des hommes exposés.

L'étude Madiprostate devait être la même étude réalisée en Martinique, mais elle n'a pas pu se faire pour des raisons méthodologiques. Pour être plus claire, l'étude Karuprostate avait montré ses limites en termes de méthode. Il avait donc été souhaité que l'étude Madiprostate pose les mêmes questions, mais en travaillant sur les biais éventuels de l'étude Karuprostate, c'est-à-dire avec une rigueur méthodologique légèrement supérieure. Elle n'a pas pu avoir lieu parce qu'elle n'a pas pu se mettre en place en Martinique.

Les travaux de l'INSERM sur le cancer de la prostate se poursuivent avec la mise en place de l'étude KP-Caraïbes, qui signifie cancer de la prostate caribéen. Il s'agit d'une étude de cohorte constituée de cas incidents, et suivie prospectivement en Guadeloupe puis en Martinique. 250 à 300 cas seront inclus annuellement pendant six ans consécutifs, avec un effectif final prévu de 1 500 à 1 800 cas. En effet, plus on augmente le nombre de cas étudiés, plus on a de chances que la valeur statistique de ce qui est découvert soit importante. Cela permet justement de limiter les biais d'interprétation des études quand elles comprennent trop peu de cas. L'idée est vraiment d'augmenter le nombre de cas, pour avoir une meilleure validation de ce qui est découvert. Cette étude va s'intéresser à l'influence du chlordécone et d'autres facteurs génétiques cliniques environnementaux sur l'évolution de la maladie, sur la survie sans récidive biologique, sans progression de la maladie, la survie globale. Les premiers résultats montrent que l'exposition au chlordécone serait associée à un risque augmenté de récidive biochimique, c'est-à-dire de marqueurs.

Le projet PK ChlorAntilles permettra de développer un modèle prédictif afin d'associer les doses d'exposition externes aux doses internes et les relier à certaines pathologies. Ce modèle devrait aussi nous permettre d'estimer la valeur toxicologique de référence que nous n'avons pas aujourd'hui. Nous ne savons pas à partir de quel seuil nous pouvons vraiment considérer que dans le sang, il y a une toxicité avérée du chlordécone. Cette valeur toxicologique de référence humaine qui n'existe pas pourrait être dérivée de cette étude et définie grâce à elle, à partir de données dans la population générale. C'est une étude de pharmacocinétiques et de pharmacodynamiques.

Des travaux de l'ANSES en lien avec Santé publique France sont par ailleurs en cours afin de réviser les valeurs toxicologiques de référence, et définir une valeur critique d'imprégnation. Les résultats sont attendus en mars-avril 2020 pour la valeur critique d'imprégnation, et en décembre 2020 pour les valeurs toxicologiques de référence.

Concernant le cancer de la prostate plus spécifiquement, pourquoi est-ce compliqué ? Santé publique France a conduit une analyse sur l'incidence du cancer de la prostate aux Antilles, qui a été présentée lors du colloque scientifique d'octobre 2018. Sur la période 2010-2014, le taux d'incidence – c'est-à-dire le taux de nouveaux cas de cancers découverts par an, standardisés sur la population mondiale (c'est la façon dont on calcule les cas de cancers, parce que c'est en fonction de l'âge) – observé à partir des données de registres des cancers, était de 163,6 cas pour 100 000 hommes en Guadeloupe et 161,1 cas pour 100 000 hommes en Martinique, soit environ 500 cas par territoire et par an, versus 98 cas pour 100 000 hommes en métropole en 2012. Toutefois, et cela nous a étonnés, ces taux sont en train de diminuer. Ils sont moindres dans la période d'étude 2010-2014 que ceux observés sur la période 2005-2009, où l'on dénombrait 182,5 cas pour 500 000 hommes en Martinique. Ce chiffre n'existait pas en Guadeloupe parce qu'il n'y avait pas de registre actif à ce moment-là. Les taux d'incidence observés en Guadeloupe et en Martinique se situent parmi les plus élevés au monde, mais ils sont en diminution par rapport aux périodes antérieures. Ces taux élevés sont également observés dans certains territoires qui avoisinent des territoires de Caraïbes. Ce sont également les taux retrouvés dans les populations afro-américaines ou britanniques d'origine africaine.

Santé publique France a réalisé une analyse spatiale de la distribution des cas de cancers de la prostate en Martinique, qui ne montre pas d'excès de cas dans les zones contaminées par le chlordécone. Nous avons ces données qu'il faut interpréter.

Ensuite, nous avons travaillé spécifiquement sur les personnes les plus exposées, c'est-à-dire les travailleurs de la banane. Quand nous essayons de trouver un lien entre l'exposition à un toxique et une maladie, nous commençons par regarder les personnes qui sont les plus exposées aux toxiques, parce que c'est là que cela va apparaître le plus vite.

Nous savons aujourd'hui que la mortalité des travailleurs des bananeraies est globalement proche de la mortalité de la population générale antillaise. Ceci a été admis grâce à l'analyse des données de mortalité de la cohorte des travailleurs, qui comprend 13 417 exploitants et salariés agricoles en activité dans une exploitation bananière, dans la période 1973-1993 en Guadeloupe et en Martinique, où il y a eu le plus d'utilisation du chlordécone. Cette cohorte de travailleurs nous sert de base pour essayer de déterminer si le chlordécone a un effet de toxicité particulier. Nous avons dénombré dans cette cohorte 5 692 décès entre 1973 et 2013. Ces données préliminaires vont être affinées avec des données ultérieures qui portent sur la période 2000-2015, où on n'utilisait plus de chlordécone. L'analyse de la cohorte des travailleurs exposés se poursuit pour étudier l'exposition exacte des travailleurs, par croisement des données de mortalité avec les données d'exposition issues de Matphyto DOM, afin de définir des scores d'exposition, c'est-à-dire une mortalité en fonction du degré d'exposition. Ce travail est actuellement réalisé par l'INSERM et devrait être terminé en juin 2020.

Une étude de morbidité – il s'agit de la survenue de maladies – doit débuter en 2020 grâce à l'utilisation des informations des registres des cancers et le croisement avec les données des bases de données médico-administratives, pour identifier des excès de risque de certaines pathologies chroniques. Je pense notamment aux pathologies neurodégénératives et aux cancers.

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