Intervention de Norbert Ifrah

Réunion du lundi 8 juillet 2019 à 9h30
Commission d'enquête sur l'impact économique, sanitaire et environnemental de l'utilisation du chlordécone et du paraquat comme insecticides agricoles dans les territoires de guadeloupe et de martinique, sur les responsabilités publiques et privées dans la prolongation de leur autorisation et évaluant la nécessité et les modalités d'une indemnisation des préjudices des victimes et de ces territoires

Norbert Ifrah, président de l'Institut national du cancer (INCa) :

Pour nous, le paraquat n'apparaît pas comme étant cancérogène, ni chez le rat, ni chez la souris. Il n'y a pas de données chez l'homme : c'est un produit qui est plutôt connu pour sa toxicité aiguë, notamment respiratoire, mais pas seulement. D'après la fiche toxicologique réalisée par l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS), il ne s'agit pas d'une substance cancérogène. Je propose donc de concentrer mon propos sur le chlordécone.

Il s'agit, vous le savez, d'un insecticide organochloré, perturbateur endocrinien, qui a été classé comme possiblement cancérogène pour l'homme – ce qui correspond au groupe 2B – par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC). Il a été largement utilisé dans les Antilles françaises entre 1973 et 1993 pour combattre le charançon du bananier. Sa demi-vie chimique est très longue – des dizaines, voire des centaines d'années – et, après ingestion, sa rémanence dans le corps humain est détectable environ six mois. Il est responsable, chez le rat et chez la souris de laboratoire, de tumeurs hépatiques, mais il faut rappeler que le métabolisme du produit n'est pas le même chez ces animaux et chez l'homme : il n'est pas éliminé après hydroxylation en chlordécol. Le rat et la souris ne sont donc pas d'excellents modèles animaux pour le chlordécone.

Permettez-moi de rappeler les principes de classification du CIRC. Il classe en 1 les cancérogènes avérés : il s'agit du tabac, de l'alcool, de l'amiante, du benzène, mais aussi de la viande transformée. Il classe en 2A les cancérogènes probables, parmi lesquels on trouve à la fois la viande rouge et le glyphosate. Il classe en 2B les cancérogènes possibles est c'est là qu'il situe la chlordécone. La catégorie 3 regroupe les produits inclassables pour la cancérogénèse et la catégorie 4, les produits probablement non cancérogènes, au vu des informations bibliographiques disponibles. Cependant, la notice sur le chlordécone date de 1979 et l'INCa a demandé son actualisation. Pour rappel, le chlordécone a été progressivement interdit aux États-Unis en 1977 et 1978 et il l'a été en France en 1990. Son utilisation aux Antilles entre 1990 et 1993 a correspondu à une tolérance spécifique.

J'en viens au risque de cancer de la prostate en général, et au dosage de l'antigène spécifique prostatique (PSA). Le cancer de la prostate est le plus fréquent chez l'homme. Son incidence croît clairement avec l'âge et 85 % des diagnostics sont portés après 65 ans. Des données d'autopsie ont d'ailleurs montré que près de 70 % des hommes, après 80 ans, en sont porteurs. Mais il existe, au-delà de l'âge, d'autres facteurs de surrisque parfaitement établis, sur lesquels il n'y a pas de débat et au premier rang desquels on place les antécédents familiaux. Le deuxième, c'est l'origine ethnique. On sait que les gens issus de l'Afrique, notamment de l'Afrique subsaharienne, ont un risque beaucoup plus élevé que les Caucasiens, lesquels ont un risque plus élevé que les gens issus des pays asiatiques. D'ailleurs, au sein même des Caucasiens, il y a un gradient très bien défini, qui montre que le risque est infiniment plus bas dans les pays de la Méditerranée que dans les pays du Nord de l'Europe.

Outre les antécédents familiaux et l'origine ethnique, il faut encore mentionner les gènes de susceptibilité, qui sont parfaitement établis : le gène BRCA2, qui est impliqué dans le surrisque de cancer du sein et de cancer de l'ovaire, est aussi impliqué dans le cancer de la prostate. Il existe également un gène de susceptibilité sur le bras long en position 24 du chromosome 1. Parmi les autres facteurs de risque, mentionnons encore les habitudes hygiéno-diététiques, notamment les excès de graisse, et le niveau socio-économique.

Je l'ai dit, les populations d'ascendance africaine subsaharienne ont davantage à risque de développer un cancer de la prostate. Des antécédents familiaux au premier degré de cancer de la prostate ont été rapportés chez 24 % des cas aux Antilles. Par ailleurs, un lien avec certains variants a été démontré sur les bras longs en position 24 du chromosome 8 chez les malades dans les populations d'ascendance africaine vivant aux Antilles et à la Barbade. Toutes ces données sont tirées de publications scientifiques référencées.

On a suspecté, par analogie avec les Afro-américains, où ce fait est avéré, que le cancer de la prostate chez les Antillais était plus agressif que chez les Caucasiens. À ce jour, cela n'a pas fait l'objet d'une étude comparative ou homogène. La seule étude qui, à ma connaissance, a analysé l'agressivité du cancer de la prostate au moment du diagnostic, a montré que 16,8 % des nouveaux cas en France hexagonale et 13,6 % en Guadeloupe étaient diagnostiqués avec une tumeur initiale très agressive, selon les critères anatomopathologiques, c'est-à-dire un score de Gleason supérieur ou égal à 8. D'ailleurs, le dépistage très large par le PSA a conduit partout, à partir des années 1980 et jusqu'en 2005 environ, à une croissance majeure de son incidence par surdiagnostic, c'est-à-dire diagnostic de maladie non ou peu invasive. Parfois – on a pu le lire ici ou là – des projections théoriques d'accroissement important n'ont pas été confirmées. Au contraire, il y a eu une réduction régulière de l'incidence, de l'ordre de 1,5 % par an, notamment – mais pas seulement – à cause de la diminution de la prescription systématique du dosage du PSA, après les avis de la Haute Autorité de santé.

J'en viens à la performance du dosage du PSA. Les chiffres varient dans la littérature, mais ils sont très homogènes et permettent de conclure à l'insuffisance de performance en dépistage systématique. Pour faire simple – et je me fonde sur les publications de Santé publique France, de l'ANSES et de la Haute Autorité de santé –, la sensibilité du dosage du PSA sérique total pour le diagnostic précoce du cancer de la prostate, est de l'ordre de 75 %. Ce taux varie si l'on s'intéresse aux cancers les plus agressifs. En population générale et en dépistage individuel, la valeur prédictive positive d'un PSA supérieur à 4 nanogrammes par millilitre est de l'ordre de 30 %, ce qui signifie qu'elle est moins performante qu'une pièce de monnaie. Parmi les personnes qui ont un PSA total supérieur à 4 nanogrammes par millilitre, 3 sur 10 ont un cancer de la prostate et 7 n'en ont pas.

Il n'y a pas et il n'y a jamais eu de démonstration robuste du bénéfice d'un dépistage du cancer de la prostate par le dosage du PSA, ni en population générale, ni chez les populations dites à haut risque. La Haute Autorité de santé l'a écrit en 2010 et l'a confirmé en 2012. Ce dépistage n'est donc pas recommandé de façon systématique. Les données de l'assurance maladie montrent que, malgré ces recommandations, il y a toujours eu plus de dosage du PSA aux Antilles qu'en Hexagone – on comprend bien pourquoi – et que dans les autres départements d'outre-mer, quel que soit l'âge. De même, il y a toujours eu davantage de biopsies dans les Antilles, en particulier en Martinique.

Je souhaite, à présent, dire un mot de la création du registre des cancers de la Guadeloupe et du financement de ce registre. La création de ce registre est l'une des mesures décidées dans le cadre du premier plan chlordécone. Créé en 2008, ce registre a fait l'objet d'une demande d'évaluation par le Comité national des registres dès 2011. Ce délai est un peu court, car on considère généralement qu'il faut attendre cinq ans après la création d'un registre pour obtenir des données d'incidence fiables.

Jusqu'à la création de ce registre, les données étaient extrapolées à partir du registre de la Martinique qui, lui, a été créé en 1983. Il était cohérent, avant le lancement du plan chlordécone I, de considérer qu'un unique registre aux Antilles donnait une couverture suffisante du territoire national. En effet, d'après la politique générale des registres, lorsqu'on a couvert environ 20 % du territoire et que l'on a vérifié, notamment par des liens avec les données de l'assurance maladie, que ce qu'on a couvert est représentatif de la population, on dispose de données suffisamment fiables. Néanmoins, le plan chlordécone I a entraîné la création d'un nouveau registre.

La Direction générale de la santé (DGS) a saisi l'Institut national du cancer le 12 novembre 2010 pour pérenniser les registres des cancers de Martinique et de Guadeloupe, afin de renforcer ces actions. L'Institut a évidemment répondu favorablement à cette saisine et a accompagné les deux registres dans leur qualification par le Comité national des registres. L'Institut finance les deux registres à hauteur de 78 %, les 22 % restants étant apportés par Santé publique France. Cela représente un effort d'environ 300 000 euros par an.

Pour finir, je dirai un mot sur l'incidence des cancers en général, et du cancer de la prostate en particulier, en Guadeloupe et en Martinique. Sur la période 2007-2014, avec toutes les nuances que j'ai apportées au sujet du dépistage, l'incidence des cancers de la prostate était de 173 pour 100 000 personnes-années en Guadeloupe et de 164 pour 100 000 personnes par an en Martinique. Sur la même période, le taux en France hexagonale était un peu inférieur à 89 pour 100 000 personnes par an. Ce taux varie beaucoup d'un département à l'autre : vous ne serez pas étonné, puisque je vous ai parlé d'un gradient Nord-Sud, si je vous dis qu'il est de 132 dans le Doubs et de 63 dans l'Aude. Ce serait donc une erreur de considérer le territoire de la métropole comme une donnée unique et stable.

L'incidence est plus forte en Guadeloupe et en Martinique qu'en France hexagonale, mais elle n'est pas différente de celle qui est observée dans les populations issues d'Afrique de l'Ouest dites afro-américaines aux États-Unis, afro-caribéennes et africaines résidant aux États-Unis. Les données sont très claires et proviennent de GLOBOCAN, l'outil développé par le CIRC. D'après ces comparaisons, les zones du monde où l'incidence est la plus forte sont le Michigan, la Géorgie, l'État de New York et le Delaware. Ensuite seulement vient la Martinique, avec un taux toujours très élevé. Ces données n'intègrent pas la Guadeloupe, mais on peut considérer qu'à très peu de choses près, la Guadeloupe et la Martinique se comportent de la même manière. Les chiffres baissent à mesure que l'on se dirige vers l'Ouest des États-Unis, mais ils restent très élevés, puisque l'incidence est de 143 à San Francisco.

Voilà ce que je voulais vous exposer dans mon propos liminaire. Nous sommes, l'un et l'autre, à votre disposition pour répondre à vos questions.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.