Intervention de Nicole Belloubet

Séance en hémicycle du mercredi 13 mai 2020 à 15h00
Haine sur internet — Présentation

Nicole Belloubet, garde des sceaux :

L'internet constitue un formidable espace de liberté et de diffusion du savoir. Le rêve de ses fondateurs a pour partie été réalisé : l'accès à la connaissance n'a jamais été aussi aisé ; chaque jour, des milliards de personnes échangent, créent, apprennent en ligne. Néanmoins, cet idéal de liberté menace son existence même, parce que dans les replis de cette liberté se sont développés des abus inquiétants. L'internet, ce sont aussi les infox, les tentatives de manipulation des masses, les cyberattaques et l'émergence de nouveaux acteurs dont la taille et la complexité posent un défi inédit à la société démocratique. Ce défi implique un dialogue constant entre la puissance publique et les grands acteurs de l'internet ; et si ce dialogue doit toujours exister, la puissance publique se doit aussi de définir un cadre pour réguler l'activité de ces acteurs.

La majorité actuelle a pris ces questions à bras-le-corps en adoptant la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l'information. La haine sur internet constitue un autre problème, qui exige une réponse adaptée des pouvoirs publics. Certes, les grands opérateurs sont de formidables outils de partage, de convivialité et de sociabilité, mais il suffit de passer quelques instants sur Twitter, YouTube ou Facebook pour y croiser provocations à la haine raciale, injures homophobes, sexistes, racistes ou antisémites.

La lutte contre la diffusion de tels contenus et la régulation des grands acteurs du numérique représentent un défi mondial. Ce défi est technologique, du fait de la masse des contenus à gérer, et juridique, en raison de la dimension transnationale des acteurs concernés. À ce jour, aucun pays démocratique n'a réussi à lutter efficacement contre ce phénomène.

Le développement des infractions de haine sur l'internet entrave notre capacité à faire société. La dématérialisation et la durée potentiellement illimitée de leur diffusion confèrent à ces messages un impact considérable. C'est pourquoi la puissance publique ne peut se résoudre à l'impuissance en la matière.

La lutte contre les contenus haineux relève d'une politique globale. La volonté du Gouvernement d'agir se traduit par notre engagement, à Cédric O et à moi, ainsi que par l'engagement de tous les ministres concernés auprès de Laetitia Avia, de Caroline Abadie et de la majorité, qui soutient ce texte.

La proposition de loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet vise à responsabiliser les opérateurs de plateformes, ceux-ci ne pouvant s'exonérer de toute responsabilité en arguant du caractère incontrôlable de l'outil qu'ils ont eux-mêmes créé. Il s'agit de compléter le dispositif visant à lutter contre les contenus haineux. Je rappelle qu'en application de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, les éditeurs sont déjà responsables des contenus qu'ils éditent. Les plateformes doivent être également pénalement responsables, dans certaines conditions, des contenus qu'elles diffusent. Tel est l'objet de l'article 1er, qui impose, sous peine de sanction pénale, le retrait des contenus haineux. Cette obligation de retrait pèse sur les grands opérateurs de plateformes en ligne dont l'activité sur le territoire français dépasse des seuils fixés par décret. Le contenu doit être retiré dans un délai de 24 heures dès lors qu'il a été signalé par un ou plusieurs utilisateurs. Pour les moteurs de recherche, il s'agit de supprimer le contenu de la page de résultats. Le non-respect de cette obligation constitue un délit puni de 250 000 euros d'amende. Les personnes morales, tout particulièrement visées par ce dispositif, encourent une amende de 1 250 000 euros.

Les contenus haineux devant faire l'objet d'un retrait sont ceux qui constituent des infractions à la loi pénale. Le champ des infractions concernés a fait ici même l'objet de débats, et vous avez décidé, à juste titre, de le limiter aux infractions qui présentent une gravité certaine : il s'agit des apologies de crimes ou de délits, des injures ou provocations à caractère discriminatoire, de la pédopornographie, etc.

Les contenus devant obligatoirement faire l'objet d'un retrait par les opérateurs sont ceux qui sont manifestement illicites, c'est-à-dire qui constituent, de manière évidente, une infraction. Par exemple, s'agissant des injures discriminatoires, il s'agit des propos pour lesquels aucune contextualisation n'est nécessaire pour caractériser l'infraction.

Ce dispositif me semble équilibré. Il est en tout cas conforme à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui juge que la responsabilité pénale des opérateurs de plateformes ne peut être engagée, en cas de non-retrait de contenus illicites, que si cette illicéité est manifeste, c'est-à-dire évidente, ou s'ils ont été déclarés tels par le juge.

L'obligation de retrait, associée aux obligations de moyens imposées aux opérateurs de plateformes en vue de garantir la transparence de l'information, permettra de contrôler la façon dont les plateformes appliquent leurs décisions. Actuellement, nous ne savons pas ce que font les plateformes et l'autorité publique n'a aucun moyen de contrôler que le retrait de certains contenus en application des conditions générales d'utilisation est effectif.

Si cela a fait l'objet de débats, le dispositif ne conduit en aucun cas à un retrait de l'autorité judiciaire ; celle-ci pourra notamment être saisie en cas de retrait abusif causant une atteinte à la liberté d'expression et de communication.

Certains contenus éminemment préjudiciables nécessitent une plus grande réactivité afin qu'ils soient retirés au plus vite : il s'agit des contenus pédopornographiques ou faisant l'apologie du terrorisme. L'article 1er complète le dispositif existant, en permettant à PHAROS, plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements du ministère de l'intérieur de demander le retrait de ces contenus dans un délai, réduit, d'une heure. Une gradation se trouve ainsi opérée entre, d'une part, les contenus signalés, d'autre part, les personnes qui signalent, selon qu'il s'agit de l'autorité administrative ou de simples particuliers.

Le texte intensifie aussi la lutte contre les sites dits miroirs, qui contribuent largement à la propagation des contenus haineux et renforcent leur viralité. L'article 6 permet le blocage rapide des sites qui constituent des répliques de ceux déjà déclarés illicites par le juge. Les fournisseurs d'accès à internet, comme les moteurs de recherche, pourront procéder à leur blocage ou déréférencement sur notification de l'autorité administrative. Toutefois, cette mesure ne peut aucunement être analysée comme une mesure de blocage ou de déréférencement administratif : en cas de refus par l'opérateur, le recours au juge judiciaire restera incontournable pour ordonner le blocage ou le déréférencement. Il n'y a donc, je le répète, aucun recul de l'autorité judiciaire, qui prend toute sa place dans le dispositif.

Si la responsabilisation des acteurs du numérique est essentielle, il ne faut pas oublier que la diffusion des propos haineux est surtout une affaire de responsabilité individuelle. Il convient de mettre fin à l'impunité grâce à laquelle certains s'autorisent à tenir en ligne des propos qu'ils n'oseraient jamais prononcer dans le monde réel.

Si notre arsenal répressif est satisfaisant, il est apparu au cours des débats que des améliorations organisationnelles pouvaient accroître encore l'efficacité de la réponse pénale. C'est pourquoi le Gouvernement a souhaité la création d'un parquet spécialisé, qui pourra mieux organiser la répression de ces infractions. Rompu aux usages et aux problématiques du numérique, ce sera vraisemblablement le parquet de Paris, qui disposera d'une compétence concurrente pour intervenir sur ces dossiers. Je diffuserai, le moment venu, une circulaire à l'ensemble des parquets afin d'indiquer comment ce parquet spécialisé devra articuler son action avec celle des parquets et tribunaux locaux.

Il devra jouer un rôle central dans le traitement des plaintes adressées en ligne. Son rôle sera en outre essentiel pour apporter une réponse pénale à des faits mettant en cause plusieurs individus, par exemple dans le cas de raids numériques discriminatoires ou lorsque de nombreuses plaintes concernent une seule et même publication. La désignation d'une juridiction spécialisée pour traiter ces affaires garantira la cohérence à la réponse pénale et à la jurisprudence en la matière.

Le renforcement de l'effectivité des incriminations réprimant les propos haineux sur internet contribuera à la lutte contre ces phénomènes. Quiconque sait qu'il devra, avec une probabilité élevée, répondre de ses actes réfléchit bien souvent à deux fois avant de franchir la ligne rouge. L'adoption de cette proposition de loi est donc une étape importante dans la prise de conscience de la gravité de ces faits et dans leur répression. Je ne peux que la saluer – ainsi que son auteure.

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