Intervention de Frédérique Vidal

Séance en hémicycle du lundi 21 septembre 2020 à 16h00
Programmation de la recherche — Présentation

Frédérique Vidal, ministre de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation :

Or le compte n'y est pas. Dans les universités, dans les organismes, au coeur des laboratoires, le constat est connu et partagé : nous pouvons parler d'une décennie perdue.

Derrière les réformes d'appareil et de structures, ce qui s'est joué ces vingt dernières années en France, c'est la diminution continuelle du nombre d'inscriptions en doctorat, le tarissement des recrutements, la baisse d'attractivité de tous les métiers de la recherche publique. La France demeure malgré tout une grande nation scientifique, grâce à l'héritage des choix courageux qui ont été faits, depuis la création du CNRS – le Centre national de la recherche scientifique – , jusqu'à la loi Chevènement, mais aussi et surtout grâce à l'engagement des femmes et des hommes qui ont su faire vivre notre recherche en dépit de l'assèchement des financements et le manque de reconnaissance pour leur travail.

Évidemment, il y a eu des tentatives pour inverser la tendance, comme la loi Goulard et la stratégie nationale de recherche, qui se sont échouées, l'une comme l'autre, sur la digue des réalités. En 2010, les crédits dédiés à la recherche publique en France, dans le périmètre de la programmation – les programmes 150, 172 et 193 – , s'élevaient à 11,42 milliards d'euros ; en 2016, ils étaient de 11,52 milliards, soit presque une décennie de stagnation, dans un monde scientifique qui change et ne nous a pas attendus.

La lassitude et parfois la colère exprimées par certaines franges de notre communauté scientifique trouvent là leurs racines profondes. Elle se sent incomprise, voire abandonnée. Il y a eu beaucoup de livres blancs, de plans de recrutement et de réformes de structure, mais pas assez d'investissements, de moyens et de visibilité ; il y a eu trop peu de temps pour la recherche et trop peu de postes, alors que les charges administratives sont toujours plus lourdes.

Désormais, nous ne pouvons plus reculer ; nous sommes dos au mur. Malgré la crise économique et sociale qui se profile, garantir l'avenir de notre pays, sa prospérité comme sa promesse d'émancipation républicaine exige de nous un effort sans précédent afin de redonner à notre recherche les leviers pour relever les défis scientifiques de notre temps et de l'avenir. Face à des pays qui ont su, ces dernières années, aller au bout des choix qui leur permettent désormais de mener une politique de recherche ambitieuse à l'échelle internationale, nous devons nous affirmer et tenir notre rang.

Par nature, la connaissance n'a pas de frontières, la recherche est internationale et cosmopolite. Pourtant, il n'y a pas de grand pays sans une grande recherche, pas d'économie prospère sans une recherche dynamique. J'irai même plus loin : à l'heure du risque sanitaire global, de l'intelligence artificielle et du quantique – pour ne citer que cela – , il n'y a pas de pays souverain sans une recherche portée au meilleur niveau international.

Le Président de la République a décidé de prendre ce défi à bras-le-corps. Depuis 2017, le Gouvernement a soldé les comptes du passé : le milliard d'euros de dette contracté auprès de l'ESA, l'Agence spatiale européenne, est remboursé ; nous avons redonné des moyens à l'ANR pour lui permettre de sortir du marasme dans lequel elle avait été laissée ; nous avons inauguré une politique constante de renforcement des moyens des laboratoires ; surtout, nous avons travaillé à créer des leviers nouveaux pour mobiliser et mieux financer notre recherche, qu'il s'agisse des programmes prioritaires de recherche ou des plans présidentiels – je songe tout particulièrement au plan national pour l'IA – l'intelligence artificielle – , annoncé en avril 2018 par le Président de la République.

Il s'agit maintenant, devant la représentation nationale, de commencer un nouveau chapitre. Le cycle de l'appauvrissement de la recherche est derrière nous. Le Président de la République l'a annoncé le 19 mars dernier, le Gouvernement a fait le choix d'engager 25 milliards d'euros supplémentaires au cours des dix prochaines années pour restaurer notre souveraineté scientifique. En 2030, le budget annuel consacré à la recherche sera supérieur de 20 % à celui de 2020, soit 5 milliards d'euros consolidés. Ce qui se joue à travers la programmation des financements de la recherche que j'ai l'honneur de vous présenter, c'est bien de tracer les perspectives pour la prochaine décennie et surtout de donner aux organismes et aux universités des moyens et des outils nouveaux pour faire émerger les prochaines générations de scientifiques dont notre pays a besoin.

Cette programmation est d'abord le produit d'une large concertation. Depuis plus de trois ans, je suis allée, dans leurs établissements et leurs laboratoires, à la rencontre des femmes et des hommes qui font la recherche de notre pays. Trois groupes de travail ont été constitués, auxquels certains d'entre vous ont participé activement. Une consultation a permis de recueillir près d'un millier de contributions issues de plus de la moitié des laboratoires du pays. Fait inédit, dix-sept instances ont été consultées avant la présentation du projet de loi en Conseil des ministres, et toutes ont rendu leurs avis. Surtout, le présent texte est celui qui a été adopté par le CNESER – le Conseil national de l'enseignement supérieur et de la recherche – le 19 juin dernier : c'est le deuxième projet de loi jamais adopté par cette instance après celui relatif à l'orientation et à la réussite des étudiants.

Ce que j'en ai retiré, c'est que l'État a un devoir de vérité vis-à-vis de la communauté scientifique. Les étagères de mon ministère sont pleines de programmations idéales qui se sont d'autant plus affranchies des réalités que notre recherche traversait une décennie de sécheresse budgétaire. Les avis du CESE – le Conseil économique, social et environnemental – y figurent eux aussi en bonne place.

Mon engagement consiste à proposer une programmation du réel, une programmation soutenable, atteignable et réaliste, une programmation dont nous allons poser les jalons afin qu'elle puisse prospérer au-delà du temps institutionnel et politique. Nous pouvons nous le permettre, j'en suis d'autant plus convaincue après les débats en commission : le consensus politique est là, nous sommes tous partisans de redonner des moyens à nos chercheurs, tous conscients de cette nécessité. Il ne tient donc qu'à nous d'installer le cadre qui nous permettra, au cours des prochaines années, de réaffirmer la place centrale jouée par la recherche dans notre pays.

En soumettant le projet de loi de programmation de la recherche à la représentation nationale, le Gouvernement propose à notre pays, au fond, de faire un choix : celui de l'anticipation plutôt que de la réaction ; celui de la clairvoyance contre la tentation de la facilité ; celui de la maîtrise de notre destin plutôt que de la soumission à la pression de l'actualité ou à celle d'autres nations. Faire ce choix, c'est conforter la robustesse de notre démocratie en l'aidant à tenir ses promesses : un avenir pour notre jeunesse ; une société plus solidaire, plus indépendante et plus écologique pour nos concitoyens.

Au service de cette ambition, la programmation portée par le présent projet de loi s'appuie sur quatre piliers : réinvestir massivement dans notre recherche publique pour relever les grands défis scientifiques qui nous attendent à la frontière des connaissances ; restaurer l'attractivité des métiers scientifiques ; rendre toute sa place à la science dans notre société ; simplifier, à hauteur de paillasse, la vie de toutes celles et ceux qui font vivre la science dans notre pays.

Premier pilier : des moyens massifs et inédits pour faire avancer le front des connaissances dans toutes les directions. C'est au croisement de la zoologie et de l'archéologie que nous avons compris les mécanismes de diffusion de la peste noire à la fin du Moyen Âge. C'est parce que nous avons découvert par hasard des micro-organismes vivant dans les geysers que nous saurons peut-être demain opérer une percée face à certaines maladies rares. La complexité de la question climatique implique d'associer toutes les disciplines dans une approche holistique. À cet égard, les outils et méthodes des sciences humaines, notamment, se révèlent indispensables.

La recherche n'est pas une solution miracle que l'on n'activerait que ponctuellement, dans l'urgence ; c'est une oeuvre de patience et de long terme, un processus continu et global dont il ne faut jamais rompre le fil, sous peine de se trouver, un jour ou l'autre, fort démunis pour assurer notre avenir. En effet, nul ne peut prédire ce que celui-ci nous réserve, ni d'où surgira l'imprévu. La sérendipité est au coeur de la démarche scientifique : il faut savoir reconnaître la connaissance là où elle est plutôt que là où l'on pense la trouver. La prochaine crise que nous aurons à traverser est une inconnue. Si nous voulons nous donner toutes les chances de la comprendre et de la dépasser, nous devons cultiver l'ensemble du champ des savoirs, sans faire d'impasse, pour y puiser, le moment venu, les solutions les plus pertinentes aux questions les plus inattendues.

Faire de la science un pilier de notre démocratie et un moteur de notre société, c'est confier à la recherche une grande responsabilité. Si nos scientifiques, héritiers d'une longue tradition d'excellence, ont les capacités de l'assumer, ils n'en ont pas les moyens. L'ambition de la programmation est donc claire : c'est avant tout un texte de moyens, avec 25 milliards d'euros supplémentaires pour atteindre l'objectif de 3 % du PIB consacrés à la recherche en 2030, soit le plus grand mouvement d'investissement en faveur de la science depuis la fin des années 50.

Cette programmation garantira la liberté d'action de nos chercheurs. Le Gouvernement a du reste choisi une programmation libre, non fléchée, transversale, parce que c'est dans le croisement des disciplines que nous trouverons les réponses aux enjeux des prochaines années. Je donnerai un seul exemple : en matière de santé, il ne s'agit pas seulement de renforcer les moyens des chercheurs en médecine et en biologie, mais aussi d'adopter une approche globale, pour laquelle toutes les facettes de notre recherche doivent être mobilisées, des sciences humaines et sociales aux sciences technologiques.

Garantir l'interdisciplinarité demande de renforcer voire de créer un lien nouveau au sein même des équipes de recherche et de mettre un terme aux fausses oppositions. En 2006, on parlait, dans cet hémicycle, de mettre fin à l'opposition entre recherche fondamentale et recherche appliquée. Aujourd'hui, il s'agit de mettre fin à l'opposition stérile entre financement sur appels à projets et financement de base. Notre recherche ne souffre pas d'un excès d'appel à projets, mais d'un manque de financement général. L'Agence nationale de la recherche ANR jouera un rôle central dans les prochaines années – c'est tout l'objet de l'article 12 de ce texte – car il n'y a pas de grand pays scientifique sans grande agence de recherche. Les objectifs sont très clairs : porter le taux de succès aux appels à projets à 30 %, et le taux de la part supplémentaire libre d'usage, nommée « préciput », à 40 %.

Derrière ces taux, il s'agit de permettre à toutes les équipes dont le projet est scientifiquement robuste d'accéder réellement aux financements, y compris dans le cadre d'appels à projets blancs, ouverts à toutes les disciplines. Il s'agit aussi de mieux prendre en compte les besoins de chacun, ceux des sciences très fondamentales comme des sciences humaines et sociales. Avec la nouvelle règle de répartition de la part supplémentaire, la programmation permettra de récompenser réellement tous ceux qui participent à la réussite d'une équipe lauréate d'un appel à projets, à savoir tout le laboratoire et l'ensemble de la communauté de son établissement. La transformation profonde de l'Agence nationale de la recherche prévue dans le cadre de cette programmation permettra à chaque université de voir ses moyens de base renforcés globalement, tout en disposant de leviers pour construire sa signature en matière de politique de recherche.

Au terme de la période couverte par le projet de loi, plus de 450 millions d'euros de crédits de base supplémentaires seront redistribués aux laboratoires, grâce à ce dispositif repensé, sans prendre en compte le réarmement des moyens des organismes et des universités au travers de la mise en place des contrats d'objectifs et de moyens. Dès l'an prochain, s'y ajoutera une augmentation de 10 % du budget récurrent des laboratoires, qui sera portée à 25 % en 2023.

Il ne s'agit pas de concentrer les moyens dans quelques établissements phares ou au profit de quelques chercheurs dont les travaux sont dans l'air du temps, mais bien de permettre à chacun et à chaque territoire de construire son chemin vers une politique de recherche rayonnante au meilleur niveau mondial.

Le projet de loi, j'ai déjà eu l'occasion de l'affirmer, n'engage pas une réforme de structure. C'est un texte élaboré au plus près de la communauté, pour la communauté. Le deuxième pilier de la programmation a ainsi pour ambition une nouvelle donne dans l'attractivité des carrières scientifiques, avec pour priorité de mieux valoriser les personnels et leurs carrières. Notre pays reconnaît mal leurs talents et ce que nous leur devons. La rémunération n'est pas une question triviale ; elle dit beaucoup des priorités de la nation. Or les salaires perçus par les personnels de recherche ne sont pas à la hauteur du travail fourni ni à même d'encourager les jeunes générations à prendre la relève.

La programmation ouvrira le plus grand plan de revalorisation des traitements des personnels de recherche depuis plusieurs décennies. Plus de 2,5 milliards d'euros y seront consacrés au cours des sept prochaines années. Sept tranches cumulatives de 92 millions d'euros chaque année – soit 644 millions par an en 2027 – sont prévues afin de mettre un terme aux différences indemnitaires entre les corps du ministère, puis d'engager une phase de convergence qui permettra enfin aux personnels qui font vivre la recherche d'être traités avec la même considération que les autres agents de l'État à l'horizon 2030.

Le dialogue social est au coeur de cette démarche. Le 31 août, j'ai présenté aux organisations syndicales un projet d'accord sur les perspectives ouvertes par la programmation en matière de carrière et de rémunération. À la table des négociations, nous accomplissons un effort sans précédent de revalorisation concernant tous les personnels qui font vivre la recherche en France. Derrière ce mouvement pour plus de justice et de reconnaissance dans les rémunérations, l'enjeu est très concret : en 2021, le traitement des maîtres de conférences sera revalorisé de près de 1 000 euros ; celui des chargés de recherche de 1 300 euros en moyenne. Je m'y suis engagée : il n'y aura pas d'inversion de carrière ; 26 millions d'euros seront consacrés à l'augmentation des rémunérations de toutes celles et ceux qui, ces dernières années, ont été intégrés dans les corps des chargés de recherche et des maîtres de conférences.

Si nous voulons garantir l'avenir de notre recherche, il nous faut envoyer un signal très clair et très fort aux nouvelles générations, qui hésitent à faire le choix d'une carrière scientifique.

La programmation de la recherche est le premier plan visant à redonner toutes ses lettres de noblesse au troisième cycle. Convaincre un étudiant en master de se lancer dans un doctorat quand ce diplôme débouche sur un avenir incertain est malaisé. À rebours de ce saut dans l'inconnu, le projet de loi prévoit de sécuriser les premiers pas dans la recherche, en augmentant de 20 % le nombre de contrats doctoraux, en systématisant et en rehaussant leurs financements de 30 % ; en créant un contrat post-doctoral public et privé, pour faciliter la transition vers un poste pérenne. Le nombre de bourses CIFRE – convention industrielle de formation par la recherche – sera accru de 50 %. Naturellement, les enseignants du secondaire qui poursuivent un projet doctoral n'auront pas à choisir entre leur service d'enseignement et un contrat doctoral. Pour tous les autres, nous travaillerons avec les collectivités territoriales et les associations, afin que toutes celles et ceux qui le souhaitent, dans toutes les disciplines, puissent trouver une solution de financement pour les accompagner tout au long de leur troisième cycle.

Dans la même logique, l'entrée dans la carrière des jeunes chercheurs sera soutenue. Les chargés de recherche et maîtres de conférences ne seront plus recrutés en dessous de deux SMIC. Ils bénéficieront d'un accompagnement de 10 000 euros en moyenne pour démarrer leurs travaux. Par ailleurs, leurs perspectives de carrière seront améliorées, grâce à un travail de fonds sur les mécanismes de promotion dans les corps des directeurs de recherche et des professeurs des universités.

Parallèlement, d'autres voies de recrutement pourront être proposées par les établissements qui le souhaitent pour attirer des profils différents, riches de parcours atypiques ou de compétences rares, et donc très disputés sur le plan international. Avec la création des chaires de professeurs juniors, nous donnons à nos établissements les moyens de jouer à armes égales avec les grandes nations scientifiques.

Je le redis clairement : les chaires de professeurs juniors ne remplaceront pas les emplois statutaires. Elles représentent une voie supplémentaire pour y accéder ; elles ne rétréciront pas l'horizon des uns pour élargir celui des autres ; elles ouvriront le champ des possibles pour tous. En gage de ce principe, j'ai décidé, en concertation avec les organisations syndicales, que chaque recrutement à une chaire de professeur junior devra être accompagné d'au moins une promotion de maître de conférences dans le corps des professeurs d'université.

Consolider, diversifier et ouvrir les collectifs de recherche constitue un autre objectif du projet de loi. Parallèlement à la création de chaires de professeurs juniors, il prévoit de garantir le niveau de recrutement des enseignants-chercheurs et des chercheurs indépendamment des besoins liés à la démographie étudiante, et de créer près de 5 200 emplois pérennes supplémentaires, y compris dans le champ du soutien technique à la recherche. Ces postes supplémentaires sont indispensables pour pallier le manque d'ingénieurs, de techniciens, de personnels administratifs dont souffrent nos laboratoires. Leurs savoir-faire sont aussi essentiels au développement des projets de recherche, et nous devons mieux les valoriser et les préserver.

La création du CDI de mission scientifique participe de cette ambition. Quand un laboratoire recrute un technicien nécessaire à la réussite d'un projet de recherche, il est bien souvent contraint de s'en séparer avant le terme du projet, faute de pouvoir renouveler son CDD ; tout le monde en ressort perdant. En synchronisant la durée du projet et la durée du contrat, le CDI de mission scientifique s'inscrit dans une stratégie gagnant-gagnant : les laboratoires conserveront les compétences dont ils ont besoin et les personnels seront mieux protégés de la précarité. Trop souvent, j'ai vu ces personnes quitter leurs équipes alors qu'elles ont de l'or dans les mains ; elles bénéficieront désormais de toutes les garanties du CDI de droit public et des droits associés. Je n'ai pas peur de le dire : le CDI de mission scientifique est un immense progrès social.

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