Intervention de Mathilde Panot

Séance en hémicycle du lundi 28 septembre 2020 à 16h00
Accélération et simplification de l'action publique — Motion de rejet préalable

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMathilde Panot :

Nous ne sommes pas dupes : l'actuel locataire de l'Élysée n'a jamais été là pour se réinventer, mais pour détruire notre bien commun, l'État. La recette ne varie pas : d'abord, au nom de l'austérité budgétaire, vous réduisez les effectifs des services de l'État chargés des contrôles ; ensuite, vous prétextez des lourdeurs administratives pour brader les normes environnementales ; enfin, vous supprimez les organismes qui évaluent l'action publique.

Non, vous ne tirez aucune leçon des événements. Rendez-vous compte : nous abordons ce texte le surlendemain du premier anniversaire de l'incendie de l'usine Lubrizol de Rouen, une semaine après le dix-neuvième anniversaire de l'explosion de l'usine AZF de Toulouse, un mois et demi après les explosions au port de Beyrouth. Qu'a-t-on modifié pour éviter que de telles catastrophes ne se reproduisent ? Rien ! À Rouen, les riverains ne savent toujours pas quelles pollutions ils ont subies ou subissent encore. Il n'y a en France aucune culture du risque : un Français sur trois habitant à côté d'un site classé Seveso l'ignore.

Vous me répondrez en rappelant votre annonce, la semaine dernière, d'un vaste plan dans ce domaine. En effet, vous avez sorti l'artillerie lourde : 50 % de contrôles supplémentaires sur les sites industriels, 50 nouveaux postes d'inspecteurs d'ici à… 2022. Perspective d'autant plus dérisoire qu'un inspecteur, en moyenne, a la charge de 420 sites classés. Ce recrutement porterait le nombre d'inspecteurs à 1 650 : il en faudrait 9 000 pour inspecter en cinq ans tous les sites classés de France. Quant à l'augmentation de 50 % des contrôles, elle ne ramènera même pas leur nombre à ce qu'il était en 2001, avant l'accident de l'usine AZF.

Sans moyens suffisants, vous vous en tenez aux grandes phrases et aux postures. Faire mieux avec moins, cela n'existe pas. Tel est pourtant le principe qui inspire votre action, véritable négation du principe de réalité que vous invoquez si volontiers et si souvent.

Pire encore, ce projet de loi dément toutes les velléités de protection de la population et de l'environnement auxquelles vous vouliez nous faire croire la semaine dernière. Il vise à la dérégulation, au profit des industriels. Au lieu de la renforcer, vous y restreignez la possibilité, pour la population, de s'informer des nuisances découlant d'un projet et de le combattre. Vous continuez à donner aux firmes transnationales ce que la sociologue de la santé Annie Thébaud-Mony appelle des « permis de tuer », c'est-à-dire à faire primer les profits sur la santé des gens et sur la protection des écosystèmes. En psychologie, on appelle cela une dissonance cognitive ; en politique, on parlera plutôt d'hypocrisie éhontée. Comment pouvez-vous plastronner sur les plateaux de télévision, prétendre qu'il existe une gestion des risques industriels, tout en nous faisant adopter des textes qui privent l'État des moyens d'assurer la protection de nos concitoyens et de l'environnement ?

La Compagnie nationale des commissaires enquêteurs le dit elle-même : raboter les procédures environnementales et les procédures de participation du public ne fait gagner ni temps ni argent. En dépit de vos efforts, le néolibéralisme est un formidable producteur de bureaucratie à tous les étages. Le regretté David Graeber énonçait ainsi la « loi d'airain du libéralisme » : « Toute initiative gouvernementale conçue pour réduire les pesanteurs administratives et promouvoir les forces du marché aura pour effet ultime d'accroître le nombre total de réglementations, le volume total de paperasse ».

Le dernier « choc de simplification » remonte à 2013 : c'était François Hollande qui entendait l'administrer au pays. En avez-vous évalué les effets ? Comprendrez-vous enfin que l'usage de ce terme ne sert à rien, car nous avons compris que la simplification signifie moins de lois, moins de normes, mais non plus de protection ou moins de bureaucratie ? Ce que vous voulez simplifier, c'est la vie des grands patrons. Aux technocrates qui proposent tous les cinq ans de tels projets de loi, nous voudrions proposer à notre tour un choc de compréhension, afin qu'ils se rendent compte des conditions de travail de celles et ceux qui, dans les services de l'État, assurent des missions d'intérêt général.

Le choc de compréhension, ce serait, par exemple, de mesurer que pour toute prestation sociale donnée, au moins une personne éligible sur dix ne fait pas valoir ses droits. Dans ce texte fourre-tout, où les cartes Vitale se mêlent aux commissions consultatives, n'y avait-il pas la place de tenter de résorber les inégalités en matière d'accès aux droits ? Nos concitoyens seraient d'ailleurs enchantés que vous daigniez dire un mot du scandale révélé dernièrement par Mediapart : de manière totalement illégale, des conseils départementaux consultent les comptes bancaires des demandeurs du RSA, le revenu de solidarité active, pour mieux le leur refuser. Mais vous êtes manifestement plus bavards sur certains sujets que sur d'autres.

Collègues, non seulement ce projet de loi déroule le tapis rouge aux tenants d'une industrialisation à outrance, mais il prive l'État des moyens de bifurquer vers un mode écologique et solidaire. Sa philosophie générale : rendre l'État soi-disant plus efficace et plus proche de ses citoyens, en mettant ses services en pièces. En utilisant des mots vides de sens, au service de ces projets de destruction, vous mettez en péril la délibération démocratique et la souveraineté populaire.

À l'heure du changement climatique et de l'extinction des espèces, nous devons avoir l'intelligence de définir des causes qui nous rassemblent, de reconnaître que l'eau, l'air, les sols, les forêts, la santé nous sont communs, au lieu de parler dans le vide et de détruire ce à quoi nous tenons. Il faut construire et défendre un État capable de prévision, d'expertise, de contrôle. Nous assumons l'idée que l'urgence écologique et climatique impose une centralité de la puissance publique. C'est elle, guidée par la souveraineté populaire, qui doit engager la nation dans de vastes chantiers de transformation écologique, à rebours de votre industrialisation sauvage et désordonnée. Nous pourrions créer 300 000 emplois dans l'agriculture paysanne et écologique, 1 million d'emplois dans la rénovation écologique et l'écoconstruction, des centaines de milliers dans la rénovation des canalisations d'eau ou encore dans les métiers du lien, et offrir ainsi un horizon bien plus serein à ce pays.

Renouer avec le temps long, voilà ce qu'exige de nous l'ampleur des enjeux écologiques. Mais le temps doit faire l'objet d'une réappropriation collective. Cette propriété collective du temps long, c'est ce que nous appelons la planification. Pas celle dont vous vous prévalez avec votre haut-commissariat au plan, qui s'en donne les dehors, mais sert surtout à engloutir des institutions publiques existantes. La planification nous permettra de redéfinir collectivement nos besoins et de donner de nouveaux objectifs à nos systèmes de production et de consommation. Le peuple détermine les finalités ; la planification est la méthode, elle assure les moyens de les atteindre. Vous faites le raisonnement inverse : vous allégez les procédures d'installation des entreprises, sans nous dire ce qu'il s'agit de produire, ni comment, et en limitant autant que possible la concertation sur ces projets. Contrairement à vous, nous n'avons pas peur de la décision populaire.

La planification doit être dotée de moyens humains et budgétaires importants, afin de faire appliquer des normes environnementales et sociales ambitieuses. Des normes sans inspecteurs, sans ingénieurs, sans agents de l'État, ne produisent aucun effet : elles ne sont que des bouts de papier imprimé. Il faudra d'ailleurs que vous m'expliquiez comment vous comptez prendre la bifurcation écologique alors qu'au sein du ministère de la transition écologique et solidaire, cette année encore, sur décision du Premier ministre, des postes vont disparaître. Vous pouvez protester, madame la ministre déléguée, mais ce sont les syndicats qui le disent !

Se réapproprier le temps long signifie ne plus céder à la cadence mortifère du capitalisme libéral. Ce dernier n'anticipe, ne prévoit ni n'organise rien. En revanche, il nous précipite vers le désastre. À cet égard, le sort réservé par ce texte à l'Office national des forêts – ONF – est significatif. Ce sont deux logiques antinomiques qui s'affrontent. La longévité des écosystèmes forestiers s'évalue en millénaires : certains arbres vivent jusqu'à cinq cents ans. Votre logique est celle du temps court ; la leur, celle du temps long, celle du vivant qui nous survit. Les forêts constituent une ressource essentielle pour séquestrer le CO2 et lutter contre le changement climatique. Elles nous émeuvent aussi, lorsque nous nous y promenons. Ceux qui y travaillent le savent mieux que nous tous : c'est pourquoi ils sont fermement opposés à votre texte.

Votre logique, à vous, est comptable et court-termiste. La gestion de nos forêts publiques n'est envisagée que sous l'angle des postes de fonctionnaires qu'il serait possible de supprimer et des économies ainsi réalisables sur le dos des générations futures. L'ONF prend soin d'un bien commun essentiel à notre survie face à un dérèglement climatique déjà perceptible, mais cette dimension n'entre tout simplement pas dans votre raisonnement. Ce projet de loi nous apprend donc que la principale mission de l'Office consiste à fournir du bois, raison pour laquelle il n'a pas besoin de fonctionnaires supplémentaires, en dépit de ses missions concernant la biodiversité, la préservation des forêts, l'accueil du public ou la relation avec les habitants.

Vous conduisez comme toujours une politique sans vision, sans moyens, sans même de concertation, sur un sujet crucial, qui engage notre avenir. Le seul fait d'avoir introduit de telles dispositions dans ce texte, en catimini, comme s'il s'agissait de simples formalités, en dit long sur votre conscience de l'urgence écologique. Tout cela est désolant.

Nos concitoyens et concitoyennes souhaitent décider de quoi demain sera fait. Ils ne veulent pas, comme les Rouennais il y a un an, se réveiller dans le fracas, dans la suie qui recouvre la ville, se demander s'il est encore possible d'allaiter sans danger leur enfant, s'il faut déménager ou se barricader chez soi. Ils ne veulent pas d'un monde où ils devraient s'en remettre au privé, à qui l'on aura fait la cour et tout cédé.

Je vais vous dire quel est le problème de ce texte : vous n'aimez pas l'État. Vous n'aimez pas les fonctionnaires. Vous n'aimez pas l'idée que nous consacrions une part importante de nos richesses au service public, avant tout et par-dessus tout. Simplifier, dans votre bouche, c'est détruire. À chaque pas que vous faites, vous menacez l'équilibre déjà précaire de notre société. Nous sommes les garants d'un avenir collectif et solidaire pour notre pays. Simplifier, ubériser, détruire : je forme le voeu que nous puissions en finir avec votre projet délétère.

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