Intervention de Boris Vallaud

Séance en hémicycle du mardi 21 novembre 2017 à 15h00
Renforcement du dialogue social — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaBoris Vallaud :

Monsieur le président, madame la ministre, madame la présidente de la commission, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, nous voilà réunis dans un hémicycle que certains membres de la majorité envisagent sérieusement, dans le cadre de la rénovation du Parlement, de quitter au profit d'espaces de travail plus « modernes ». Ne nous encombrons pas d'histoire, ce n'est pas comme si nous étions toutes et tous de passage dans une institution que le peuple français s'est donnée.

Avant vous, il n'y avait pas d'avant ; c'est du moins ce que vous pensez. En vérité, c'est au sein de cet hémicycle que, depuis 1841 et la loi relative au travail des enfants employés dans les manufactures, usines ou ateliers et interdisant le travail des enfants de moins de huit ans, ont commencé d'être débattues, délibérées, votées les lois qui, les unes après les autres, ont élaboré notre droit du travail. Ces lois ont permis que les femmes et les hommes en situation de subordination voient leurs droits fondamentaux reconnus dans l'exercice de leur profession.

C'est en juin 1893 qu'a été votée la première loi concernant l'hygiène et la sécurité des travailleurs dans les établissements industriels, sujet majeur qui sera repris et renforcé par la loi Auroux de 1982 relative aux comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail. Selon les statistiques de la Caisse nationale de l'assurance maladie, le nombre d'accidents du travail mortels a été divisé par trois entre 1980 et 2010.

Mais tout cela était probablement trop compliqué, il fallait simplifier. Vous regroupez donc les instances représentatives du personnel en une seule, le comité social et économique, et diminuez de fait le nombre de salariés qui pourront s'y investir ainsi que les moyens financiers qui y sont alloués. En outre, s'agissant par exemple du recours à des experts agréés, vous mettez 20 % de son coût à la charge de cette nouvelle instance. Ce procédé a été qualifié de « ticket modérateur » ; vous voilà rendus à modérer l'exercice des droits syndicaux. Il y avait donc un abus d'utilisation de ces droits par les CHSCT ? Pourtant seulement 5 % d'entre eux faisaient appel chaque année à une expertise, puisqu'il y avait en moyenne une expertise tous les vingt ans dans ce cadre. Il fallait donc en effet un ticket modérateur…

Nous voilà réunis dans un hémicycle qui est le lieu, depuis plus de deux cents ans, de l'élaboration de lois qui doivent tenir compte du réel, parfois pour le changer, le transformer et construire un chemin de progrès, un avenir commun, un chemin incertain – nous le savons, nous les utopistes, les partageux, nous les socialistes.

En mai dernier, le ministère de la santé publiait l'édition 2017 de son rapport sur l'état de santé de la population en France. Celui-ci mettait en évidence un enjeu stratégique central : la progression de la santé dans notre pays doit se concentrer sur la réduction des inégalités de santé. Sur la période 2009-2013, l'écart d'espérance de vie à 35 ans entre cadres et ouvriers est de 6,4 ans pour les hommes et de 3,2 ans pour les femmes, des écarts qui se creusent depuis le début des années 2000.

Comme le note le rapport, ces inégalités sont principalement déterminées par des expositions aux agents cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques, des expositions à des facteurs de pénibilité et des expositions à des facteurs de risque psychosociaux. En 2010, plus de 8 millions de salariés, soit près de 40 % des salariés en France métropolitaine et à La Réunion, étaient exposés à au moins un des facteurs de pénibilité. 12 % des salariés français sont exposés à au moins un agent cancérogène. Ce sont principalement des hommes, notamment des ouvriers.

Face à de telles évolutions, de tels défis, de telles injustices, il y a quelques mois encore, dans cet hémicycle, les députés de la nation débattaient et construisaient les premiers éléments de nouvelles sécurités professionnelles avec le compte personnel de prévention de la pénibilité et le compte personnel d'activité, pour affronter l'incertitude de notre temps et sécuriser les parcours professionnels. Ces nouvelles sécurités étaient jugées bien insuffisantes par certains, mais elles étaient visiblement déjà beaucoup trop pour votre majorité, qui s'empresse de les déconstruire.

Là où une logique de prévention se construisait, vous la remplacez par une logique de réparation et vous faites disparaître des facteurs de risque : l'exposition à des agents chimiques dangereux, aux poussières et aux fumées, le port de charges lourdes, les postures pénibles, les vibrations mécaniques émises par les machines.

Quelle efficacité, quelle justice pour les personnes qui auront eu à subir les atteintes dans leur chair et dans leur psychisme de conditions de travail contestables et qui pourraient être évitées ?

Nous voilà réunis dans un hémicycle dans lequel le peuple français doit se reconnaître, non pas en s'identifiant à l'un ou l'autre d'entre nous, mais en se retrouvant dans les débats qui s'y déroulent. Ce sont ces débats qui doivent faire la représentation, car il y a bien un peuple, et nous devons en incarner non seulement l'existence et l'unité, mais aussi les contradictions, les conflits, et pour cela déployer ici les débats.

Certes, cela est bien éloigné de votre conception de la démocratie, qui veut que le chef du parti majoritaire soit choisi par le bon vouloir du Président de la République avant d'aller se faire acclamer. Il faut toutefois vous reconnaître une certaine cohérence, une certaine constance, chers collègues de la majorité, puisque vous proposez un modèle très proche pour les salariés des petites entreprises, dans lesquelles désormais le chef d'entreprise pourra se choisir un interlocuteur et faire procéder lors d'une acclamation à main levée que vous osez appeler référendum à la validation des accords qui auront été élaborés dans des conditions évidemment équitables et équilibrées.

Nous voilà réunis dans un hémicycle au nom des Françaises et des Français qui ont permis à chacune et à chacun d'entre nous de recueillir une majorité de suffrages. Nous sommes toutes et tous représentants du peuple français. Nous avons cependant pour la plupart été élus avec une participation relativement faible. Nous sommes donc toutes et tous, plus que jamais, appelés à relever chaque jour le défi de cet exercice de la représentation. Et cela commence par un souci constant, un devoir de partager notre parole, de tenir notre parole, nos promesses, nos engagements. N'était-ce pas, d'ailleurs, un slogan de campagne ?

Les slogans de campagne disaient : « simplification du code du travail » ; nous voilà avec des ordonnances de plusieurs centaines de pages qui, en vérité, ne simplifient pas grand-chose. Les slogans de campagne disaient : « Faciliter les licenciements pour favoriser les embauches ». Nous voyons bien la facilitation des licenciements jusqu'à l'absurde. La loi protège désormais les employeurs qui la violent au détriment des salariés qui sont leurs subordonnés dans le cadre du contrat de travail. De plus, votre loi sera sur ce point doublement injuste, car avec votre barème, le préjudice personnel ne sera plus appréhendé.

Vous vous étonnez qu'un même licenciement abusif ne donne pas lieu à une même appréciation du préjudice entre deux conseils de prud'hommes. Cela est cependant dû non pas à l'arbitraire de ces conseils, mais aux différences entre les personnes concernées. Comme le dit Paul Ricoeur, que chacun peut citer à sa convenance : « La justice consiste à attribuer précisément à chacun sa part . » Pensez-vous vraiment que face à un licenciement abusif une femme de quarante-cinq ans élevant seule ses trois enfants subit le même préjudice qu'une personne célibataire surdiplômée de vingt-cinq ans ? Pensez-vous vraiment que la justice consiste à attribuer ici la même réparation, la même indemnité à chacun ?

Pendant que vous empilez les injustices, nous ne vous entendons plus parler des faits sur l'emploi. Par la voix du vice-président du MEDEF comme par la vôtre, madame la ministre, nous sommes prévenus : il ne s'agit pas d'une baguette magique, et il n'est pas à attendre de vague d'embauches.

Les slogans de campagne parlaient de droits effectifs qui viendraient remplacer des droits ne trouvant pas à s'appliquer. Mais de quel droit effectif parlez-vous quand vous raccourcissez le délai de prescription à un an pour contester un licenciement ? De quel droit effectif parlez-vous quand vous supprimez le droit d'alerte ? De quel droit parlez-vous quand vous plafonnez les indemnités de licenciement ?

Alors que notre société est déjà fracturée, vous décidez d'aggraver cette situation en prévoyant des mini-droits pour les mini-jobs, des petits droits pour les salariés des petites entreprises. Alors que les salariés subissent des précarités nouvelles, vous fragilisez le CDI en développant le contrat de chantier, qui n'est qu'un CDD sans prime de précarité. Alors que l'organisation du travail ne cesse d'individualiser les postes, les fonctions, de défaire les liens collectifs qui faisaient du travail un élément essentiel de la socialisation, vous renforcez cette pente dangereuse en organisant la disparition pure et simple des syndicats dans les entreprises de moins de vingt salariés, et permettez même aux entreprises de moins de onze salariés de se passer du mandatement, ce qui prive plus de 3 millions de salariés du soutien de syndicats.

Alors que les multinationales optimisent à tout va leurs bénéfices, vous leur facilitez le licenciement en réduisant le périmètre d'appréciation de leurs difficultés économiques. Alors que nous vous avons demandé de recevoir les représentants des groupes parlementaires avant la présentation des ordonnances et que vous sembliez avoir fait droit à notre demande dans cet hémicycle, l'engagement que vous aviez pris n'a pas été tenu.

Tout compte fait, peut-être avez-vous bien fait de procéder ainsi, par ordonnances, pour gribouiller ce nouveau droit du nouveau monde, conçu pour les entreprises, qui ne protège pas les salariés ni ne prépare l'avenir. Au moins le Parlement ne sera-t-il que très partiellement responsable de l'écriture précipitée d'un droit trahissant les promesses de justice que devrait comporter chaque loi de la République ! À n'en pas douter, un jour prochain, le Parlement fera droit à nouveau aux légitimes attentes de justice du peuple français et reprendra le fil de son histoire !

Les membres du groupe Nouvelle Gauche seront de ces combats, non en s'accrochant simplement au monde ancien – cela ne suffira pas, car nous ne croyons ni au conservatisme forcené au nom des acquis sociaux, ni à la pente libérale – mais en concevant réellement un approfondissement de la démocratie sociale dans les PME, en développant le chèque syndical, en revoyant les procédures de mandatement, en faisant face à l'ubérisation et en anticipant les conséquences de la révolution numérique.

Il en résultera un droit qui ne consistera pas à dire aux Françaises et aux Français, comme le leur a dit le Président de la République lors de sa dernière intervention télévisée : « Le monde change, alors changez avec lui ! ».

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