Intervention de Ugo Bernalicis

Séance en hémicycle du jeudi 14 janvier 2021 à 9h00
Conclusions du rapport de la commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaUgo Bernalicis :

Je suis très heureux que nous puissions débattre dans l'hémicycle des conclusions du rapport de la commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire, que j'ai présidée – il n'a pas été écrit par moi-même mais par le rapporteur Didier Paris, ici présent, qui s'exprimera tout à l'heure.

Pourquoi cette commission d'enquête a-t-elle été créée ? En deux mots, parce qu'il y a dans notre pays une défiance particulière envers l'autorité judiciaire, envers la justice. Elle est parfois jugée trop lente, parfois trop rapide, parfois trop sévère, parfois trop laxiste, parfois trop compliquée : quoi qu'il en soit, ce n'est pas la confiance qui l'emporte quand on parle de justice en France.

Cela a-t-il à voir avec la question de son indépendance ? Oui, et d'ailleurs, les sondages d'opinion qui sont régulièrement réalisés sur le sujet montrent que de nombreux Français pensent encore – je ne sais pas si c'est à tort ou à raison – que, « selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ». Cette conviction reste ancrée et des exemples viennent l'étayer.

Le pouvoir politique, l'exécutif influencent-ils l'autorité judiciaire et la justice ? Cette question se pose souvent et quelques exemples viennent là aussi abonder en ce sens : je fais notamment référence au jugement rendu par la Cour de justice de la République – CJR – contre l'ancien garde des sceaux, M. Urvoas, accusé d'avoir remis des informations à un député sur une enquête en cours. Les remontées d'informations sont évidemment un sujet qui nous a occupés tout au long des auditions – plus de cinquante – que nous avons conduites pendant plusieurs mois.

Je veux vous rassurer, monsieur le ministre : nous sommes là pour discuter non des affaires en cours mais bien de l'indépendance de la justice et des conclusions du rapport de la commission d'enquête. Nous parlons d'indépendance, mais l'indépendance doit-elle être totale ? Faut-il une justice complètement déconnectée du reste ? Je ne le crois pas et, à vrai dire, personne ne le croit. Néanmoins, il faut un minimum – ou plutôt un maximum – d'indépendance pour les magistrats, de sorte qu'ils puissent faire leur travail et que la théorie de la séparation des pouvoirs se trouve respectée.

Qui est actuellement garant de l'indépendance de la justice ? Selon l'article 64 de la Constitution, « le Président de la République est garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire ». De nombreux constitutionnalistes s'étranglent rien qu'en lisant cette phrase. Ils se demandent en effet ce que c'est que cette histoire : dans le cadre de la séparation des pouvoirs, comment est-il possible que celui qui est chargé de garantir l'indépendance d'un de ces pouvoirs – certes appelé « autorité », j'y reviendrai – soit au sommet du pouvoir exécutif ?

D'ailleurs, si certains ont assumé cette pratique tandis que d'autres l'ont critiquée, chacun a éprouvé une certaine gêne lorsque, dans le cadre de l'affaire Kohler, le Président de la République a transmis une note apportant des éléments à l'enquête. Il a le droit de le faire, je ne le remets pas en cause, mais la gêne était palpable.

L'article 64 poursuit : « Il est assisté par le Conseil supérieur de la magistrature. » Il est fondamental à mes yeux – et c'est ce que le rapport de la commission d'enquête propose – que les attributions du Conseil supérieur de la magistrature – CSM – soient renforcées, précisément pour garantir l'indépendance de la justice. Il constitue à mon sens une clé de voûte et je ferai miennes plusieurs propositions du rapporteur, par exemple celle qui demande que tout magistrat puisse le saisir. Je pensais que c'était déjà le cas, mais ce n'est en fait pas possible : aussi lunaire que cela paraisse, un magistrat, qui observe un dysfonctionnement ayant trait à l'indépendance, à la partialité ou à la neutralité de la justice, ne peut pas saisir le Conseil supérieur de la magistrature.

De même, celui-ci ne peut pas s'autosaisir d'un sujet qui lui semble d'importance majeure : il ne peut être saisi que par le Président de la République. Il a d'ailleurs, à la suite de notre commission d'enquête, fait usage de cette possibilité à propos de l'affaire qui, comme chacun sait, concerne M. François Fillon.

Enfin, le Conseil supérieur de la magistrature ne suit pas les mêmes règles concernant les magistrats du siège et ceux du parquet, aussi bien pour leurs nominations que pour les procédures disciplinaires. Le rapport de la commission d'enquête propose d'aligner les deux régimes – et pas seulement d'étendre le recours à l'avis conforme. Les procureurs de la République devraient être soumis à la même procédure que les chefs de juridiction du siège.

En outre, alors qu'aux termes de la Constitution, le Président de la République est garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire, ce serait faire oeuvre utile que de supprimer cette disposition et de confier directement ce rôle au Conseil supérieur de la magistrature. Nous gagnerions ainsi en clarté. D'ailleurs, le Conseil supérieur de la magistrature occupe déjà une place beaucoup plus importante dans le texte constitutionnel qu'à l'origine – et c'est tant mieux.

Enfin, parce que ce serait plus simple pour tous, mais aussi moins suspect, je propose de rattacher l'Inspection générale de la justice au Conseil supérieur de la magistrature, sachant que le garde des sceaux pourrait bien évidemment toujours la saisir. Cette inspection bénéficierait ainsi d'un positionnement beaucoup plus clair et gagnerait en indépendance dans l'exercice de ses missions, notamment celle d'enquête disciplinaire.

Il est éminemment important que le CSM prenne toute sa place dans la gestion des carrières. En commission d'enquête, alors que je demandais au juge Renaud Van Ruymbeke quel était le coût de l'indépendance, celui-ci m'a répondu du tac au tac : « La carrière, monsieur le député, la carrière. » Sans doute est-il bon que certains ne fassent pas carrière, si c'est le prix de leur indépendance, mais enfin, c'est un peu limite ! Il faut avancer sur ce point. De nombreux magistrats nous expliquent que la transparence ne vaut qu'à la toute fin du processus, pas au début, ni au milieu – c'est un problème central.

Une autre question importante est celle du budget – pas seulement son montant mais aussi son fonctionnement et son organisation, qui influent directement sur l'indépendance judiciaire, comme les chefs de cour nous l'ont dit. Il faut mettre ces derniers à la tête d'un budget opérationnel, de programmes, leur permettre de répartir les moyens et d'entretenir un véritable dialogue de gestion avec la direction des services judiciaires, et ainsi de suite. C'est très important pour leur indépendance.

Ne vous y trompez pas : les moyens budgétaires aussi importent. Je rappelle d'ailleurs qu'il ne faut pas céder à la fausse bonne idée qui consiste à permettre la tenue d'audiences sans greffier, parce qu'aucun n'est disponible, et à en faire la règle. Je le redis avec force : le greffier n'est pas seulement présent pour prendre des notes, il apporte aussi une garantie d'indépendance, en étant garant de la régularité de la procédure, aux côtés du magistrat.

Monsieur le garde des sceaux, que pensez-vous de notre proposition visant à ce que le Conseil supérieur de la magistrature rende un avis sur le budget de la justice ? S'il faut modifier la Constitution pour en faire la règle, rien n'empêche l'exécutif de prendre l'initiative de solliciter le CSM sur le budget de l'an prochain.

Il en va de même concernant la comptabilité analytique. À ce propos, je me permets de vous interpeller sur un sujet qui me tient particulièrement à coeur, la lutte contre la délinquance économique et financière. Comme nous l'avions voté dans le projet de loi de finances précédent, nous avions demandé que le document de politique transversale concernant les moyens déployés dans la lutte contre la fraude fiscale, commun à Bercy, au ministère de l'intérieur et à celui de la justice, fasse apparaître les chiffres pour chacun de ces ministères, ce qui n'était pas le cas dans le budget dont nous débattions. Je vous avais d'ailleurs envoyé un courrier, ainsi qu'à deux de vos collègues ministres, à ce sujet. Il est important que nous disposions de ces éléments, si nous voulons qu'un débat ait lieu. Évitons de faire de cette lutte un « machin » éloigné du Parlement, des citoyens et du débat public.

N'oublions pas que les affaires civiles représentent l'essentiel de l'activité du ministère de la justice. Il faut le dire : pour qu'un juge civil soit indépendant, il lui en faut les moyens. Quand les délais de traitement des dossiers, aux affaires familiales, sont de six, sept ou huit mois, les juges ne peuvent pas aller au fond du sujet, en étudiant toutes les pièces. Puisque d'autres dossiers attendent, il leur faut gérer le flux, en rendant leur décision rapidement. La question des moyens financiers est donc directement liée à celle de l'indépendance.

Monsieur le garde des sceaux, j'aimerais aussi vous entendre sur les perspectives en matière pénale. Vous avez déclaré que vous veilleriez à ce que « les enquêtes préliminaires restent préliminaires ».

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