La réunion

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La séance est ouverte à seize heures vingt.

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Mes chers collègues, nous recevons cet après-midi, M. Jean-Pierre Floris, délégué interministériel aux restructurations d'entreprises, et son adjoint, M. Marc Glita.

Monsieur Floris, votre fonction est récente puisque le décret n° 2017-1558 qui a institué un délégué interministériel aux restructurations d'entreprises date du 13 novembre 2017, quelques jours à peine avant que notre commission d'enquête ne débute ses travaux.

Votre nomination étant intervenue en décembre dernier, nous avons, bien sûr, conscience qu'il est encore un peu tôt pour vous interroger sur un premier bilan. Nous serions en revanche heureux que vous nous présentiez votre mission. Si l'on s'en tient aux termes de l'article 2 du décret, vous êtes chargé « d'animer, de coordonner et d'optimiser l'accompagnement par l'État des restructurations d'entreprises, et notamment des entreprises industrielles ».

Pouvez-vous nous donner des précisions sur les moyens alloués à cette mission ? Le décret prévoit que vous pouvez vous appuyer sur plusieurs directions de Bercy, dont la Direction générale des entreprises (DGE). Qu'en est-il ?

Nous aimerions également savoir comment le délégué interministériel que vous êtes se positionne dans un paysage administratif qui a déjà évolué à plusieurs reprises : les commissaires au redressement productif ont été mis en place en 2012. Un comité interministériel de restructuration industrielle (CIRI) est également en place depuis 1982. Êtes-vous désormais en charge de son pilotage ?

Nous souhaiterions savoir à quel moment vous intervenez : est-ce dans le cadre des contrats de revitalisation, après la fermeture d'une entreprise, ou beaucoup plus en amont lorsque des difficultés de trésorerie sont identifiées par la Banque de France dont le réseau d'alerte fonctionne assez bien, ou encore au moment des procédures de redressement ?

Sur quelle durée suivez-vous les dossiers ? Au-delà des contrats de réindustrialisation, des contrats de sites, suivez-vous des restructurations passées ? Vous avez peut-être observé que notre commission d'enquête est particulièrement attentive aux engagements pris par General Electric lors du rachat d'Alstom. Ce sujet est-il susceptible d'entrer dans le champ de votre mission ?

Plus largement, vous avez une expérience plus que solide dans le monde industriel. Quel regard portez-vous sur les relations entre l'État et ce secteur ? L'État semble naviguer entre deux écueils : on lui reproche tantôt de se montrer trop intrusif, tantôt de ne pas suffisamment anticiper – cette critique a été entendue notamment lors de la cession d'Alstom ? Comment voyez-vous la mission de pilotage de la politique industrielle qu'exerce l'État – si tant est qu'elle soit encore légitime à vos yeux, ce que, à titre personnel, j'espère ?

Avant de vous donner la parole, conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter serment.

(M. Jean-Pierre Floris et M. Marc Glita prêtent successivement serment.)

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Jean-Pierre Floris, délégué interministériel aux restructurations d'entreprises

Je suis très heureux d'être devant vous. J'ai pris mes fonctions au milieu du mois de décembre 2017, et les objectifs de la mission sont au nombre de trois.

Le premier objectif consiste à coordonner la réponse de l'État en matière de restructuration d'entreprise dans tous les secteurs, sauf le secteur bancaire.

Le deuxième objectif consiste à vérifier si les engagements des entreprises à l'égard de l'État sont tenus – vous avez cité l'exemple du dossier General Electric. S'ils ne le sont pas, il nous revient d'entamer la négociation sous l'autorité de M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie et des finances, et de Mme Muriel Pénicaud, ministre du travail, les deux ministres dont je dépends.

Le troisième objectif consiste à anticiper les problèmes. Ils concernent soit des entreprises que leur propre stratégie a mises en difficulté, soit des entreprises confrontées à des mutations technologiques – ce qui suppose de mener une politique par filières.

Le premier objectif concerne le suivi des restructurations. Cette action se fonde sur une « philosophie » de base : pour les entreprises que je qualifierai de traditionnelles, les restructurations sont malheureusement une nécessité. Il faut s'adapter à l'évolution des technologies et, sauf croissance exceptionnelle – mais ce qui n'est pas le cas dans l'économie européenne –, on est amené à procéder à des restructurations.

Mon souhait, évidemment partagé par tous, est que ces restructurations se fassent à temps pour que les entreprises maintiennent leur compétitivité et puissent gagner des parts de marché. Je souhaite également, lorsque ces entreprises sont amenées à faire des restructurations, et si elles raisonnent sur le long terme, que leurs investissements de long terme – ceux qui préparent l'avenir, que ce soit en faveur de nouveaux produits ou de nouvelles technologies – se réalisent sur notre territoire. Je souhaite enfin que les mesures sociales d'accompagnement permettent de ne pas fragiliser le tissu social. Nous voulons que l'économie marche bien et que la cohésion sociale soit préservée – et nous entendons favoriser des réponses qui réalisent une synthèse de ces deux impératifs.

Je travaille avec une équipe réduite, même si elle est d'une extraordinaire qualité. J'ai deux adjoints : M. Marc Glita, jeune ingénieur des Mines – en tout cas, jeune par rapport à moi –, et une adjointe à mi-temps, qui s'occupe des restructurations au ministère du travail, Mme Évelyne Trotin. Marc Glita est l'adjoint le plus ancien puisqu'il a « préfiguré » la mission. Nous avons l'appui d'un autre ingénieur des Mines – encore plus jeune que Marc Glita – dans l'équipe centrale.

J'entends travailler en réseau, comme cela est d'ailleurs indiqué dans la description de ma mission. Je souhaite que les différents services de l'État travaillent sur notre initiative sans même qu'il y ait besoin d'instaurer un quelconque rapport hiérarchique : le conseiller social de la ministre du travail, le responsable des restructurations à la DGE, ainsi que le CIRI siègent à notre comité de pilotage. Autrement dit, tous les services de l'État, qui travaillent sur les restructurations sont coordonnés par le délégué interministériel. C'est vrai, en particulier, des commissaires au redressement productif (CRP) ; lorsque j'ai pris mes fonctions, j'ai reçu plusieurs courriers de préfets me suppliant de ne surtout pas changer le fonctionnement des CRP parce qu'ils estimaient que leur travail était utile. Même s'il est spécifiquement indiqué qu'ils dépendent de mon autorité, j'ai souhaité, avec Marc Glita, qu'ils restent au sein de la DGE qui elle-même travaille avec moi. Indépendamment de mes objectifs personnels, je n'avais pas envie de m'embarrasser de problèmes administratifs : si quelque chose marche, il faut le consolider. Nous travaillons parfaitement ainsi.

Deuxième objectif : je suis chargé, par délégation du ministre – ce dernier intervient, bien sûr, comme il l'entend, lorsqu'un sujet devient particulièrement sensible sur le plan politique –, de vérifier le respect des engagements pris par une entreprise à l'égard de l'État. La DGE, qui dispose des moyens humains pour ces analyses, me transmet des éléments.

Le troisième objectif concerne les entreprises qui peuvent avoir des difficultés. Le CIRI constitue évidemment une source d'information prioritaire, puisque celles de plus de quatre cents personnes qui rencontrent des problèmes de financement s'adressent traditionnellement à lui.

Pour ce qui concerne les problèmes de filières, nous devons demander des analyses à la DGE et nous appuyer sur leurs travaux d'analyse. Je dois aussi travailler avec Philippe Varin, qui dirige le conseil national de l'industrie, et les organisations par filière.

Je considère que j'effectue un travail en réseau d'animation d'équipes. Si j'ai fait le choix de travailler pour l'administration ou, disons, entre l'administration et le politique, alors que je n'ai jamais été qu'un industriel, c'est parce que je crois qu'il y a en ce moment une réelle opportunité pour la France. Je suis très sensible à l'évolution actuelle des esprits, en particulier celle des rapports sociaux. Je constate avec grand plaisir que la plupart des syndicats ont une vision de plus en plus réaliste des choses : si on leur parle de la nécessité de restructurer les entreprises, lorsque c'est nécessaire, de le faire à temps, de le faire bien, avec une vision sociale, je pense que nous parvenons à partager une même vision.

Lorsque nous nous intéressons aux entreprises qui rencontrent des difficultés, nous sommes amenés à rencontrer les dirigeants et les organisations syndicales : dans 95 % des cas, je trouve leur attitude très responsable. Elles nous fournissent des éléments très pertinents. Nous devons développer cette tendance.

Je pense aussi que l'évolution politique en France – et ce n'est pas seulement lié à l'élection présidentielle – amène aujourd'hui tous les responsables politiques à avoir une attitude beaucoup plus responsable.

Comme je me suis battu durant toute ma vie pour développer les affaires – j'ai aussi eu à en restructurer beaucoup – et que je considère que, dans celles que j'ai dirigées, je n'ai parfois pas suffisamment investi en France, j'ai voulu contribuer et aider les équipes à réussir. Voilà mon état d'esprit.

Quand intervenons-nous ? Nous essayons de le faire le plus en amont possible. Dans la tradition française – et j'ai de la pratique en la matière puisque j'ai fait une grande partie de ma carrière chez Saint-Gobain –, lorsque vous voulez restructurer, vous commencez par aller voir les services de l'État pour ne pas trop être embêté par la suite : on passait par à peu près tous les ministères, plus les services du Premier ministre, et éventuellement ceux de l'Élysée. Peut-être, à terme, pourrait-on se concentrer sur les entreprises… Cela leur faciliterait la vie et éviterait des démarches inutiles.

Lorsque les entreprises rencontrent des difficultés, les CRP, les élus locaux et les préfectures font remonter l'information. Nous essayons aussi de travailler sur les signaux faibles. Avant mon arrivée, certains CRP avaient planché sur un programme un peu pilote pour analyser les risques de défaillances ou de difficultés d'entreprises en fonction de l'évolution du chiffre d'affaires et d'autres informations techniques. La direction du Trésor se penche aussi sur ce sujet : elle dispose d'informations provenant de la Banque de France, qui ne sont pas nécessairement accessibles à tout le monde.

Peu m'importe, vraiment, qui est à l'origine des systèmes que nous utilisons. Le plus important, c'est de travailler en amont, et ensemble.

Lorsque les entreprises sont en difficulté, notre rôle est de chercher des solutions d'avenir. Autrement dit, nous devons discuter avec des repreneurs potentiels et faire en sorte que leurs plans soient les plus corrects possibles, dans le respect de la double contrainte économique et social dont j'ai parlé.

Ces plans doivent fonctionner économiquement. Cela paraît une évidence, mais il faut être intransigeant sur la qualité des business plans. Même si l'on sait que tout ne se passe jamais exactement comme le business plan l'a prévu, il faut au moins que l'on comprenne pourquoi l'entreprise pourra marcher dans le futur, alors qu'on a eu des problèmes dans le passé. Si cette analyse n'est pas faite froidement, et qu'elle ne suscite pas un niveau relativement élevé de confiance, il n'y a aucune chance que cela marche.

Il faut aussi s'assurer de sérieux des dirigeants qui veulent reprendre l'entreprise. Nous avons malheureusement trop d'exemples de gens qui ne connaissent pas assez bien le business, et qui vont dans le mur, ou bien d'individus peu fréquentables qui vous promettent de reprendre tout le monde, moyennant quelques dizaines de millions, puis prennent l'argent et laissent la boîte en jachère. Il faut être très vigilant sur ces deux aspects.

Lorsque les entreprises sont en redressement judiciaire, nous devons travailler avec les entreprises pour que leur plan soit le mieux bouclé possible – mais, bien sûr, ce n'est pas nous qui jugeons.

Ça, c'est le travail en amont, mais il ne doit pas en rester là. Nous vérifions que les choses se mettent en place comme prévu. S'agissant des contrats de revitalisation, nous travaillons sur deux aspects : pour les plans sociaux, il faut vérifier que l'argent est bien dépensé par les boîtes pour réindustrialiser, redynamiser, etc. Pour les plans plus particulièrement consacrés à des territoires, nous sommes également impliqués. Notre mission auprès des entreprises s'étale donc sur une assez longue période.

Depuis leur création, les commissaires au redressement productif ont traité environ 2 900 dossiers d'entreprise.

Les vingt-deux commissaires au redressement productif travaillent en permanence sur un flux d'environ cinquante dossiers. Au niveau central, nous nous traitons de manière assez approfondie, une quarantaine de dossiers et nous intervenons sur quarante à cinquante autres – selon l'importance politique d'un dossier, on peut être alerté sur tel ou tel point et intervenir sans forcément entrer de manière très approfondie dans le sujet.

La DGE organise aussi un suivi des plus petits dossiers traités par les commissaires au redressement productif. Suivant une tradition déjà en vigueur avant ma nomination, nous nous réunissons toutes les semaines avec trois ou quatre CRP. Les principaux dossiers régionaux sont donc revus au niveau central.

La question de l'implication de l'État dans le monde de l'industrie est très difficile.

Comme vous, je suis très attaché au développement de l'industrie – en fait, je devrais plutôt parler de « redéploiement » de l'industrie, puisque sa part dans le PIB français a chuté : nous sommes très loin des Allemands… Cela dit, vous connaissez les chiffres mieux que moi : on voit tout de même une petite reprise positive.

Nous n'avons pas de ministère de l'industrie en tant que telle, même si nous en constituons, en quelque sorte, une partie significative, mais la politique industrielle est une politique globale : c'est une politique de confiance dans les affaires, une politique fiscale, une politique de formation ; c'est aussi un consensus social qui renvoie à la responsabilité de tous les acteurs économiques et politiques – je peux en parler pour avoir beaucoup travaillé à l'étranger, en particulier avec des entreprises allemandes ; c'est encore la législation sur la fiscalité des transmissions d'entreprises. Enfin, et c'est un impératif, il faut que les entreprises soient performantes et qu'elles gagnent de l'argent. Nous avons constaté qu'il existait un décalage entre les marges des entreprises françaises, et des entreprises allemandes ; il est en train de se résorber. C'est très important parce que l'on sait que les entreprises qui se lancent dans des acquisitions sont en général les plus rentables de leur secteur.

Dès lors que nous savons que les consolidations sont inéluctables, nous devons veiller à ce que les entreprises françaises soient rentables. Il faut qu'elles aient des produits à vendre, et des équipes efficaces – sachant que, sans cohésion sociale, elles n'auront pas d'équipes efficaces et elles ne parviendront pas à dégager de bonnes marges. Il faut aussi que les Français aient l'audace de se déployer à l'international. Je suis heureusement frappé par le fait que les Français parlent bien les langues étrangères et qu'ils n'hésitent pas à se déplacer. Nous n'avons pas de handicap structurel par rapport à l'Allemagne – s'il y en avait un, ce serait en matière de formation, ce qui justifie les efforts consentis en ce moment en la matière.

Il reste ensuite à veiller à ce que l'administration ne soit pas trop tatillonne. J'ai récemment rencontré un certain nombre de vos collègues alors que je défendais le crédit d'impôt recherche. Je ne suis pas vraiment partisan des subventions, mais je suis favorable au crédit d'impôt recherche. L'un de vos collègues, par ailleurs entrepreneur, qui partageait mon opinion sur les subventions, m'a dit : « J'avais une entreprise moyenne, mais je n'ai jamais voulu demander le crédit d'impôt recherche parce que ça déclenchait systématiquement un contrôle fiscal, et le contrôle fiscal, ça pompe des ressources telles que ça me revient plus cher que ce que je peux gagner avec le crédit d'impôt recherche ! ».

Le problème n'est évidemment pas le même dans les grandes entreprises pour lesquelles j'ai toujours travaillé finalement. On a l'habitude des contrôles fiscaux, mais leurs conséquences pour les structures moins grosses sont évidemment plus fortes. Il faut vraiment que l'administration ne soit pas tatillonne.

J'ai plaisir à travailler avec le ministère du travail, car je peux m'adresser à eux directement s'agissant des dossiers sur lesquels nous avons une position claire, et leur dire : « N'emmerdez pas les gens plus que nécessaire ! » Notre administration ne doit pas donner une mauvaise image de notre pays par rapport l'Allemagne ou à d'autres pays européens. Bien sûr, il ne faut pas généraliser : il y a beaucoup de gens très bien dans l'administration française – mes propres adjoints en sont issus – et je pense qu'il y en a de plus en plus. Il reste toutefois très important que nous gardions tous un état d'esprit positif à l'égard les affaires, et que nous soyons là pour aider.

Le CIRI ne dépend pas hiérarchiquement de moi, mais de la direction générale du Trésor. Il est cependant entendu que nous suivons ses dossiers – principalement Marc Glita et son collaborateur. Nous participons à leurs réunions et ils participent aux miennes. Lorsqu'un dossier devient sensible politiquement ou qu'il peut avoir une certaine visibilité, j'interviens en appui. Ce matin, par exemple, j'avais deux réunions avec le CIRI. Nous nous voyons plusieurs fois par semaine.

Soyons clairs : mon objectif n'est pas de bâtir une administration. Je me suis méfié de l'administration toute ma vie : ça coûte cher… En clair, si quelque chose marche, c'est très bien, et, du fait de ma mission, je dois me sentir responsable des réponses de l'administration, y compris celles du CIRI : s'il y a un problème, je dois intervenir. Tout cela repose sur une relation mutuelle de confiance. Pour l'instant, tout se passe bien.

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Pour résumer, le travail de veille et le premier traitement se font au niveau local avec le réseau des commissaires au redressement productif, et vous êtes le niveau central d'animation…

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Jean-Pierre Floris, délégué interministériel aux restructurations d'entreprises

Sur les dossiers les plus sensibles. Même si l'entreprise en compte que cinquante-cinq personnes, comme en ce moment dans les Hautes-Pyrénées.

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C'est aussi la réalité du territoire français. Dans beaucoup de départements, il ne reste plus beaucoup d'entreprises de plus de cinquante salariés : dans la Meuse ou de la Lozère, elles se comptent sans doute sur les doigts d'une main.

Vous avez évoqué la vérification des engagements pris à l'égard de l'État. Pensiez-vous principalement aux contrats de revitalisation ? Les engagements pris au titre du contrôle des investissements étrangers, lorsque l'État conditionne un investissement au respect d'un certain nombre d'obligations, entrent-ils également dans le champ de votre mission ? Nous avons également vu émerger une nouvelle espèce avec des engagements contractuels en termes d'emplois. L'engagement de la création de 1 000 emplois, pris dans le dossier Alstom-General Electric, fait par exemple l'objet d'un suivi assez original : pour la première fois, l'État a fait désigner un cabinet d'expertise, Vigeo, qui effectue ce travail au frais de General Electric tout en rendant compte régulièrement à l'État. De quoi s'agit-il exactement ?

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Jean-Pierre Floris, délégué interministériel aux restructurations d'entreprises

La description de ma mission n'est pas particulièrement claire sur ce point : ne sont évoqués que les engagements des entreprises vis-à-vis l'État. J'ai déduit des discussions que j'ai pu avoir avant de prendre mon poste et du décret, que n'étaient concernés que les engagements pris lors de grosses opérations. Nous suivons le dossier General Electric : même si la DGE est chargée de le décortiquer, c'est nous qui discutons avec l'entreprise. Nous rencontrons Mme Corinne De Bilbao, présidente de General Electric France, et de M. Jérôme Pécresse, président-directeur général de General Electric « Énergies renouvelables ». Si j'occupe toujours mes fonctions, nous serons aussi amenés à vérifier que les engagements du dossier Alstom-Siemens se mettent en place.

Nous intervenons en appui des contrats de revitalisation, mais disons que je ne m'en sens pas responsable…

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Le rapporteur de la commission d'enquête et moi-même avons rencontré, la semaine dernière, à Belfort, les représentants des salariés d'Alstom et de General Electric. On sent quand même une espèce de malaise lié aux engagements en termes d'emplois, demandés par l'État pour trois ou quatre ans – quatre ans dans le cas de General Electric. Pendant ce délai, une « cloche de verre » protège l'effectif, et c'est tant mieux, mais on sent aussi que le nouvel employeur n'a pas les coudées franches pour expliquer aux salariés ce que sera la nouvelle organisation et où se trouveront les fameuses synergies. Les salariés ont fini par comprendre que le mot « synergie » était positif pour les acteurs boursiers, mais parfois beaucoup moins pour eux-mêmes. Ils attendent donc ces synergies avec une certaine appréhension.

Cette période contractuelle a le mérite d'assurer une protection de l'emploi pendant un certain temps, mais elle présente le défaut de seulement retarder un moment qui semble inéluctable. N'est-il pas possible d'améliorer les choses ? Ne devrait-on pas profiter de cette période « cloche de verre » pour commencer une restructuration douce au lieu de laisser monter les angoisses face à l'inéluctable ?

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Jean-Pierre Floris, délégué interministériel aux restructurations d'entreprises

Question difficile… Il faut être transparent. C'est vrai pour tout. J'insiste beaucoup pour que les patrons expliquent exactement aux salariés la situation de l'entreprise, et que les syndicats aient la même information que les dirigeants – dans le respect de la nécessaire confidentialité s'entend –, sinon le contrat de confiance est rompu. C'est la seule façon de réussir, si nous travaillons tous ensemble, dans la même direction, avec une vision partagée.

Soyons clairs : je n'ai rien contre les fusions d'entreprises. Pour consolider les positions dans un monde global, avec la menace des entreprises chinoises ou américaines, il faut constituer des leaders européens, et si possible français. Pour que ces leaders soient français, il faut que les patrons français soit bons et que les entreprises d'origine française dégagent des marges. C'est seulement comme cela que nous serons ceux qui prennent et non ceux qui se font prendre. J'ajoute que, malgré l'ouverture des frontières, il faut aussi protéger à l'intérieur du territoire les entreprises qui ont du potentiel.

Il est vrai que, parfois, certaines entreprises lancées dans ces opérations de fusion manquent de transparence lorsqu'elle procède à ce genre d'opérations.

Vous avez raison de considérer que s'il faut restructurer, il vaut mieux le faire au départ. Il faut aussi pouvoir montrer au salarié quel en est l'avantage. Moi aussi, j'ai vendu des histoires de synergie, mais dans les synergies, théoriquement, il n'y a pas que les coûts. Si l'environnement concurrentiel change, si votre portefeuille de produits s'élargit, vous pouvez vendre davantage, parfois avec de meilleures marges. À long terme, les entreprises en bénéficient. Je sais par expérience personnelle que lorsque vous êtes dans un secteur exposé à la concurrence, il faut être parmi les leaders, et avoir une base de coûts excellente ; sinon vous êtes mort. Vous devez être en mesure d'expliquer à tout le monde que vous travaillez pour obtenir la base de coûts optimale, et pour avoir une position sur le marché suffisamment importante, sinon vous allez vous faire écraser par les clients.

Dans les différents métiers que j'ai pratiqués chez Saint-Gobain, j'ai pas mal travaillé pour l'industrie automobile. Dans ce secteur, pour gagner de l'argent, il faut être fort. Il faut pouvoir dire à un client qui veut changer les conditions de paiement : je ne suis pas d'accord, j'arrête de vous livrer… Si vous êtes un petit, vous êtes contraint de tout accepter et vous ne gagnez pas d'argent. Si vous êtes fort et que vous apportez des solutions technologiques, vous pouvez gagner de l'argent et développer les affaires.

Les concentrations d'entreprises doivent être justifiées, mais il faut être transparent. Cela dit, il est vrai que, parfois, pour faire un deal, on peut être amené à raconter des choses qui ne sont pas forcément vraies. Vous avez tout à fait raison.

Ajoutons que la vie est faite d'ajustements permanents. Pendant toute ma carrière dans l'industrie, j'ai négocié en permanence. Vous négociez les contrats avec le client, et lorsqu'un client ne veut plus vous acheter ce qui était prévu, vous renégociez… Lorsque d'un accord est passé entre un groupe et l'État, nous veillons à ce que ce contrat soit respecté. Toutefois, si le groupe n'arrive pas à remplir sa part pour telle ou telle raison, parfois indépendante de sa volonté, il faut renégocier… Je n'ai pas de bonne réponse : d'un côté, je trouve normal que l'État impose des conditions en termes d'emplois à préserver, et refuse par exemple les licenciements secs ; mais si nous sommes trop intransigeants pendant la durée de l'accord, l'entreprise pourrait, sitôt arrivée la date d'expiration, présenter un gros plan de licenciements de mille personnes… C'est comme dans un contrat commercial : si un gars vous demande quelque chose, vous renégociez pour allonger la sauce et ne pas vous retrouver avec une catastrophe sociale à la sortie. J'ai une vision pragmatique des choses.

En résumé, je suis favorable aux opérations de recentrage, mais il faut les expliquer, et je trouve normal que l'État fasse le maximum pour empêcher que les emplois français ne soient sacrifiés, en particulier les emplois très qualifiés qui garantissent l'avenir des entreprises.

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Ma première question a trait aux engagements demandés aux repreneurs d'entreprises en termes de création ou de maintien d'emplois pendant un nombre d'années déterminé. Quelle est la valeur juridique réelle de ces engagements ? Certes, des sanctions sont prévues en cas de non-respect, mais les engagements sont-ils solides au niveau européen ? S'ils ne sont pas respectés mais ceux-ci tiennent-ils vraiment au niveau européen ? Sont-ils seulement tenables dans un contexte où les retournements de marché peuvent être assez violents ? Ne se tire-t-on pas une balle dans le pied en les imposant ? Regardez en combien de temps BlackBerry a disparu et ce qui s'est passé depuis 2014 sur le marché d'Alstom : il a suffi de deux ou trois ans pour que le marché se retourne totalement, au point de contraindre le repreneur à se déclarer incapable d'honorer ses engagements.

Ma deuxième question a trait aux moyens de contrôle du respect de ces engagements – ou plutôt aux moyens d'accompagnement et de conseil. On a souvent tendance à prendre la liste des engagements d'un repreneur et à vérifier si ceux-ci ont été tenus ou pas, selon une logique binaire. Avez-vous les moyens de jouer, au-delà du contrôle, un véritable rôle de conseil tout au long de la durée des engagements pour aider le repreneur à lever certains freins au recrutement, par exemple, du fait de la rareté des compétences ou de l'absence des formations appropriées sur le territoire ?

Ma dernière question a trait à votre rôle d'anticipation des restructurations. J'ai le sentiment qu'on arrive souvent un peu tard, une fois les dés jetés, le plan social annoncé dans les médias, bref, au moment où on est arrivé au bout de tout ce que les dirigeants pouvaient faire pour sauver la boîte. Fait-on tout ce qu'on peut pour anticiper au mieux ce genre de situation ? J'imagine qu'on fait des prédictions pour les grosses boîtes, mais en fait-on aussi pour les PME ? Que fait-on pour identifier le plus tôt possible les potentielles difficultés des entreprises, les potentiels problèmes de leur business model et les potentiels risques de marché et risques concurrentiels ? On pourrait alors les alerter de ces risques, les accompagner et les conseiller et non pas leur donner des coups de bâton quand ça ne va pas. Cela permettrait d'éviter d'arriver en bout de course, au moment où les médias se saisissent du sujet et font un gros titre sur un grand plan social dans une boîte industrielle.

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Jean-Pierre Floris, délégué interministériel aux restructurations d'entreprises

J'ai passé toute ma vie dans l'industrie ; je ne suis pas venu à ce poste pour jouer au père Fouettard. Je suis au contraire obnubilé par le résultat. Vis-à-vis des investisseurs étrangers, nous devons nous montrer très business friendly. Et quand je dis qu'il ne faut pas que l'administration soit tatillonne, je veux dire qu'il faut aider les gens à prendre des risques et à investir.

S'agissant des engagements imposés en matière d'emplois, il faut distinguer le cas des grands groupes de celui des petites sociétés.

Dans le cas des grands groupes, les objectifs fixés sont clairs et je ne suis pas du tout opposé à la méthode consistant à imposer des garanties d'emplois. À titre personnel – la décision finale revenant au ministre –, je suis toujours dans une position de négociateur. Je ne suis pas un technocrate, même si je n'ai rien contre les gens de l'administration : je suis là pour aider les entreprises, avec une vision sociale qui est celle du capitalisme rhénan. Quand de boîtes viennent vous expliquer que, du fait du retournement de conjoncture, elles ne peuvent plus exporter, il faut les écouter et essayer de voir de quels moyens de négociation vous avez face au client ou au fournisseur. Le gars en face de vous est tenu par une obligation qui vous semble peut-être un peu absurde mais qui, légalement, n'en a pas moins une certaine signification. À vous de négocier pour obtenir quelque chose qui vous semble plus favorable à l'économie française. Le point que vous soulevez est extrêmement important, monsieur le rapporteur, et nous essayons effectivement de le prendre en compte ; reste à le vendre politiquement.

Pour les grandes entreprises, les engagements en matière d'emplois sont assortis d'une contrainte financière ; le problème se pose davantage pour les plus petites tailles où le vrai risque, c'est que l'entreprise ne tienne pas. Un repreneur peut venir raconter des histoires, promettre de maintenir les cent cinquante emplois de l'entreprise en échange de X millions d'euros ; et par la suite, l'entreprise se plante, le gars s'est payé sur la bête et vous vous retrouvez avec une entreprise dans une situation encore plus difficile qu'avant. Dans un cas pareil, vous n'avez aucun moyen de l'aider : la boîte est à nouveau au tapis et elle passe en redressement judiciaire. Il faut donc être très vigilant. On essaie donc, tant au niveau central qu'à celui des commissaires au redressement productif, de ne pas accepter de business plan qui ne soit pas raisonnable. Mais cela se sent : il suffit de cuisiner cinq minutes certains patrons de boîtes en difficulté sur leur chiffre d'affaires, leur fonds de roulement et leur génération de cash pour s'apercevoir qu'ils ne connaissent même pas leurs chiffres clés… Comment voulez-vous gérer une boîte dans ces conditions ? Il y a des gars qui vous baratinent sur de grandes stratégies : il ne sert à rien de les écouter. Disons-le : il y a des patrons qui ne font pas l'affaire, il ne faut donc pas s'engager avec ces gens-là. Tout à l'heure, nous étions avec une de vos collègues élue en Haute-Savoie à propos d'un malfrat qui a piqué des millions ainsi et qui « plante » les boîtes.

Comme je l'ai dit, nous essayons d'anticiper les restructurations. Je ne dis pas que nous le faisons bien, mais un gros travail a été entrepris avant mon arrivée avec la Direction du Trésor pour identifier les boîtes qui sont sur une mauvaise tendance. C'est plus difficile à faire pour les petites que pour les grandes. Nous essayons de mettre en place un système d'alerte pour intervenir le plus en amont possible. Pour les grosses entreprises, nous avons les informations par le CIRI. Il s'agit généralement d'entreprises en situation très difficile ; heureusement, dans de nombreux cas les restructurations se font sans douleur et nous parvenons à dialoguer avec les entreprises. Si leur plan économique est correct, nous l'acceptons. Nous regardons où elles comptent investir dans le futur et ce qu'elles comptent faire en termes d'accompagnement et de revitalisation. Il faut parfois que les salariés acceptent de se déplacer, ce qui peut poser des questions d'équilibre du territoire et autres.

Pour moi, la clé reste dans la formation – et je sais que les élus y sont très sensibles. La formation doit être dispensée au plus près des entreprises pour mettre les gens au boulot : il faut accepter de dépenser plus d'argent pour maintenir des centres de formation dans les zones rurales. Sinon, ce sont les grands centres urbains qui attirent les jeunes : ils viennent s'y former puis ils y restent. Autant je suis contre les aides publiques qui font gaspiller un argent fou à tout le monde, autant je soutiens qu'il faudrait dépenser beaucoup plus d'argent pour former les gens dans les territoires. Car même dans les territoires perdus, on manque de gens qualifiés. Sinon, c'est un cercle sans fin : sans personnels qualifiés, les boîtes ne se développent pas et crèvent encore plus vite.

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Monsieur Floris, vous avez parlé de la fusion Alstom-Siemens : très intéressé aux problématiques de mobilité et inquiet de la montée en puissance du Chinois CRRC, je me réjouis de voir enfin en Europe un grand « Airbus du rail ».

Vous êtes venu récemment en Gironde à propos de Ford Aquitaine Industries et je vous remercie de votre implication dans ce dossier. Le 27 février dernier, la direction du groupe Ford a annoncé sa décision de ne pas réinvestir sur le site de Blanquefort, menaçant ainsi près de 900 emplois. Le constructeur américain s'est malgré tout engagé devant le ministre de l'économie à chercher une solution viable et pérenne pour le maintien de l'emploi sur le site et les négociations sont en cours. Cette décision n'est pas sans susciter des inquiétudes chez les salariés. Le site de Ford Blanquefort est une usine performante, un excellent outil industriel en très bon état, avec d'un personnel hautement qualifié, reconnu à l'échelle européenne pour ses transmissions. Le mettre en péril semble inconcevable, compte tenu des investissements publics conséquents injectés au cours de ces dix dernières années. Si on met tout bout à bout, cela représente quand même plusieurs dizaines de millions d'euros – on frôle même les plus de 100 millions d'euros si on prend en compte le chômage partiel et les formations.

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Jean-Pierre Floris, délégué interministériel aux restructurations d'entreprises

Certains disent 620 millions et nous 50… Ce qui fait déjà beaucoup.

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C'est déjà trop ! L'entreprise Ford Blanquefort a amélioré avec les salariés sa compétitivité de plus de 8 %. La décision de Ford me semble guidée par une politique nationaliste : en fait, ce site est en concurrence avec le site américain de Detroit où Ford souhaite réimplanter la production. On nous dit que la différence de coûts de production entre les États-Unis et la France est importante. Avez-vous eu plus d'informations à ce sujet ? On nous dit aussi que Ford a importé ces derniers mois plus de 10 000 boîtes de vitesses via la Belgique sur son site de Valence en Espagne de façon à prévenir toute éventuelle fermeture du site de Ford Blanquefort.

Je vous sais très investi dans ce dossier. Où en êtes-vous dans les négociations avec Ford Europe ? Vous avez parlé d'être business friendly. Je suis sur la même longueur d'onde et cela me fait plaisir de vous entendre dire cela, mais comment faire payer Ford, compte tenu de l'argent public dont il a bénéficié, tout en garantissant la pérennité du site de Blanquefort ?

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Je voudrais apporter un témoignage quant à la manière dont sont perçus le rôle et la mission de M. le délégué interministériel dans les Hautes-Pyrénées. Ce département jadis fortement industriel se retrouve avec à peu près 9 000 emplois industriels pour une population de plus de 200 000 habitants – ce qui fait peu. L'intervention du délégué interministériel a été d'autant mieux perçue que la pérennité d'une entreprise de cinquante employés relève plus du symbole que de l'efficacité industrielle du département ; mais avoir affaire à quelqu'un qui connaît le monde de l'entreprise et qui ne sort pas du sérail de l'administration est encourageant pour les entreprises…

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Jean-Pierre Floris, délégué interministériel aux restructurations d'entreprises

Il ne faut pas tout de même être contre l'administration !

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Certes, mais je reprends vos propos et je les partage. Si je salue l'efficacité de vos services, je voudrais émettre quelques critiques. Votre rôle est d'intervenir pour éteindre le feu. Ne pourrait-on pas prévoir votre présence davantage en amont plutôt que de vous faire venir lorsqu'il n'y a plus rien à faire ? Votre rôle est aussi d'accompagner les entreprises et les salariés. Je suis très impressionné par l'optimisme des salariés qui, bien qu'ils vivent des situations très difficiles, écoutent nos conseils de façon finalement assez positive. Il faudrait aussi que l'État fasse preuve de souplesse et qu'il ne vienne pas compliquer votre rôle ni celui que peut jouer le préfet pour accompagner les entreprises.

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Je remercie M. Floris de son propos, tout comme je le remercie de sa collaboration lorsqu'il s'agit d'aborder les problèmes de nos territoires. J'ai eu l'occasion récemment de venir à Bercy pour évoquer le cas de Nestlé et notamment celui des deux usines situées dans mon village.

Je parlerai de l'État stratège et de la place de l'État aux côtés des territoires. Ma région des Hauts-de-France est celle qui a créé le plus d'emplois industriels en 2017 – ce qui est plutôt une bonne nouvelle. Mais c'est celle qui avait subi le plus de destructions d'emplois au cours de ces dernières décennies. C'est une région où 34 % des jeunes déclarent vouloir rejoindre l'industrie et où 90 % des salariés de l'industrie expriment leur satisfaction d'y travailler.

Pourtant, la France reste dernière du classement des pays les plus compétitifs de la zone euro. Entre 2012 et 2017, 150 000 emplois industriels ont été supprimés. J'aimerais donc recueillir votre avis sur le rôle de l'État stratège : considérez-vous que la politique de soutien à l'emploi et aux entreprises ne doit être concentrée qu'à Bercy ? Je pense qu'elle devrait aussi être la priorité de plusieurs ministères – transports, environnement, énergie, recherche – à l'image de ce qui se fait dans des pays comme le Japon. Pensez-vous que l'État doit mieux intégrer l'industrie dans sa logique d'aménagement du territoire en accompagnant notamment les territoires dans l'implantation de projets ? Les zones semi-périphériques sont en effet les plus à même d'accueillir des industries. Enfin, que pensez-vous de la fiscalité sur la production ? On compte en France 153 taxes qui pèsent sur la production, ce qui fait un différentiel de 71 milliards d'euros par rapport à l'Allemagne, première puissance industrielle d'Europe. Doit-on revoir la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), qui pèse beaucoup sur nos entreprises ?

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Jean-Pierre Floris, délégué interministériel aux restructurations d'entreprises

Le dossier Ford est particulier. Il est facile de dire après coup qu'on aurait pu déceler le problème avant ; je considère Ford comme un interlocuteur de mauvaise foi, car il nous a baladés pendant des années. Ford justifie sa décision par une comparaison de coûts mais, lors du dernier comité de suivi, les dirigeants de Ford ont eux-mêmes reconnu que le coût des facteurs en France était légèrement inférieur à celui des États-Unis. La différence de coût ne vient donc que de la taille de l'entreprise. Or, la décision de construire une très grosse usine de boîtes de vitesses – capable d'en produire 900 000 par an et non 100 000 comme Bordeaux – date de plusieurs années. Si l'on avait « titillé » Ford plus tôt pour avoir ces informations, la chose aurait été annoncée.

Cela étant, nous essayons de travailler avec Ford dans une certaine confidentialité. Le prochain comité de suivi devrait se tenir au début du mois de mai – le préfet est en train d'en fixer la date. L'essentiel est de trouver un avenir pour ce site. Nos moyens de pression sur Ford sont finalement assez limités, à moins de les emmerder – pardonnez-moi l'expression – sur d'éventuels plans de sauvegarde de l'emploi (PSE). Nous recherchons activement des solutions d'avenir et les compromis possibles. Après m'être montré, vous l'avez remarqué, lors du dernier comité de suivi, je leur passe maintenant un peu plus la pommade et vais discuter avec eux pour essayer de trouver une solution. La diplomatie consiste à alterner coups de bâton et gentillesses…

J'ai fait la même chose avec Bosch. L'usine de Rodez était coincée. J'ai dû sérieusement secouer les dirigeants parce qu'ils n'avaient même pas le courage d'y venir. Le directeur général de Bosch France avait besoin de demander l'autorisation à l'Allemagne pour que son directeur de site se déplace à la préfecture ! Depuis, on a trouvé une solution, on a fait copains, je l'invite à manger et on organise des réunions… Toute ma vie, c'est ça : on arrête une vision et un objectif, et après on se débrouille. Ce qui compte, c'est de ne pas changer d'objectif en fonction du résultat. Dans mes fonctions antérieures, lorsqu'on prenait une décision d'investissement, qu'on faisait un plan de rationalisation ou qu'on lançait un programme de recherche-développement, on se fixait des objectifs, on inscrivait des dépenses, mais on le faisant avant, et non en fonction des derniers résultats qu'on trouvait… Sinon, on se faisait systématiquement empapaouter !

Cela dit, Ford est un mauvais exemple : c'est une entreprise qui n'est pas responsable et dont les dirigeants mentent.

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Jean-Pierre Floris, délégué interministériel aux restructurations d'entreprises

Tout simplement pas business honest. Dans notre monde occidental, le business suppose d'être honnête et transparent, et ils ne le sont pas. Je partage votre vision : il faut de temps en temps les engueuler… Mais nous sommes bien obligés de faire avec. Nous n'allons pas nationaliser Ford – de toute manière, on ne saurait pas le faire.

Sur l'État stratège, vous avez soulevé des points très importants, à commencer par celui de la compétitivité de la France par rapport aux autres pays. Les écarts de coûts salariaux sont réels : lors de la visite du candidat Emmanuel Macron dans une de mes usines pendant la campagne présidentielle, je lui avais montré la différence de coûts salariaux et de revenu net pour des personnes faisant le même boulot dans plusieurs pays européens. On s'est alors aperçu que la France restait le pays où le coût était le plus élevé. On me dit que depuis, la France est un peu moins chère que l'Allemagne, mais dans le cas de mon entreprise, elle était encore 10 % au-dessus. Le temps de travail joue, ainsi que les charges sociales. En termes de revenu net, le Français ne gagne pas plus que l'Allemand. Au niveau des petits salaires, le Français gagne beaucoup plus que l'Espagnol ou l'Italien, parce que l'impôt démarre beaucoup plus bas dans les autres pays. Ensuite, vous avez raison de souligner l'importance des charges : dans des pays qui se disent libéraux comme l'Allemagne, les grandes entreprises paient l'énergie moins chère. Nous nous étions aperçus chez Saint-Gobain – et je l'ai constaté ensuite chez Verallia dont j'étais président – que les entreprises allemandes électro-intensives paient mon cher leur énergie électrique que pour les entreprises françaises, alors que nous avons des centrales nucléaires… Cependant, avec l'évolution des coûts salariaux, on devrait se rattraper. Du côté de l'énergie également, les coûts devraient aussi converger car l'Allemagne a tout de même beaucoup dépensé pour les énergies renouvelables : elle va bien être obligée de chercher de l'argent et donc d'accorder des subventions un peu moins importantes. Reste la fiscalité qu'il faut effectivement simplifier.

Pour moi, le facteur le plus important est la formation qui favorise la disponibilité en personnel qualifié. Je fais du business avec l'Allemagne depuis trente ans. Dans les entreprises que j'ai dirigées, je suivais mes coûts assez sérieusement. Je n'ai jamais embêté les dirigeants de mes filiales allemandes sur le nombre d'apprentis qu'elles avaient dans leurs usines. À la fin, on en embauchait 90 % : il faut vraiment qu'une boîte soit en mauvais état pour ne pas prendre de gens qualifiés. C'est ce qui nous manque en France. Tout le monde fait des efforts et vous avez raison de dire que l'État et les régions doivent y participer. Il faut partout faire de la formation, mettre les gens au travail – c'est l'urgence absolue pour que les gens vivent bien – et donc leur donner des formations concrètes dans les entreprises. Il faut aussi que les entreprises dispensent une formation avec un peu plus de culture générale pour que les gens puissent s'adapter aux évolutions technologiques. Je suis ravi de toutes les initiatives prises au profit de l'innovation, mais n'allons pas croire que l'on va tirer un trait sur la vieille industrie et ne plus faire que de l'innovation : tout le monde n'a pas le niveau technique suffisant pour cela.

Notre vision industrielle doit consister non seulement à innover, mais aussi à moderniser à marche forcée notre outil industriel traditionnel. Ce qui préservera l'emploi, ce sont les investissements. Si, en raison des évolutions de marché, vos ventes chutent, vous allez faire de la rationalisation, mais si vous investissez en France au lieu de le faire en Pologne et que cela rende votre usine française très compétitive, on ne vous cherchera pas trop de poux dans la tête avec le PSE, pour peu que vous traitiez les gens correctement. La notion d'industrie 4.0 vaut aussi pour la vieille industrie – dans laquelle j'ai travaillé toute ma vie et que j'ai essayé de moderniser pour y rendre les méthodes de travail efficaces.

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Je vous remercie de vos éclaircissements.

Je voudrais prendre la parole à la suite de la parution ce matin d'un article dans Le Canard enchaîné – journal que j'ai toujours apprécié –, assez long et détaillé, ayant trait à notre commission d'enquête, paru sous le titre : « Le double jeu de Macron dans la vente d'Alstom à General Electric ». Je ne ferai pas de politique mais rappellerai cinq éléments factuels, aisément vérifiables dans les comptes rendus de l'ensemble de nos auditions et qui permettront d'éclairer les citoyens et les journalistes qui nous regardent.

Premièrement, aucune audition de notre commission d'enquête ne laisse à penser que l'Agence des participations de l'État (APE) aurait effectué une commande de rapport auprès du cabinet de conseil A.T. Kearney pour le compte de l'Élysée et sur commande directe d'Emmanuel Macron, alors secrétaire général adjoint de l'Élysée. La procédure de commande de ce rapport ne comporte aucune surprise. Aucune de nos auditions ne nous a permis d'avérer que la commande de ce rapport venait d'Emmanuel Macron. Je ne sais donc sur quel fait s'appuie le propos du Canard enchaîné.

Deuxièmement, contrairement à une idée répandue, le rapport d'A.T. Kearney ne sélectionne pas une unique option miracle, celle de General Electric, mais étudie sur le même plan trois scénarios possibles : Areva, Dongfeng et une activité de transport autonome. C'est d'ailleurs ce que nous ont dit les représentants d'A.T. Kearney quand ils sont venus témoigner.

Troisièmement, il est difficile de croire que M. Montebourg n'ait pas été au courant de l'existence du rapport A.T. Kearney avant 2017, pour deux raisons assez simples : la première, c'est que son propre cabinet était présent lors de la restitution du rapport A. T. Kearney le 18 janvier 2013 – comme nous l'a indiqué A.T. Kearney ; la seconde, c'est que le cabinet Roland Berger était lui aussi au courant de l'existence de l'étude du cabinet A.T. Kearney pendant qu'il effectuait sa mission. Il avait même demandé à y accéder, mais on le lui avait refusé ; autrement dit, l'existence de ce rapport n'était pas secrète. Ces deux éléments figurant dans le compte rendu, de deux choses l'une : ou bien le cabinet de M. Montebourg n'a pas communiqué à ce dernier pas ce qu'il faisait, ou bien M. Montebourg avait connaissance de l'existence de ce rapport avant 2017.

Quatrièmement, contrairement à ce qu'a affirmé M. Montebourg, le rapport du cabinet Roland Berger souligne bien la situation d'urgence dans laquelle se trouvait Alstom avant son rapprochement avec General Electric. On entend souvent dire qu'il n'y avait pas d'urgence et qu'Alstom aurait pu rester seul. Le compte rendu comme la page 2 du rapport de Roland Berger, font clairement état d'une urgence quant à la situation d'Alstom, et notamment des difficultés de trésorerie et des besoins de financement du groupe. D'ailleurs, quand on a interrogé Roland Berger, il nous a dit très clairement qu'Alstom ne pouvait pas à l'époque rester tout seul et que le statu quo n'était pas possible.

Enfin, cinquième fait, Roland Berger n'avait pas la liberté totale de recommandation. Dans sa commande, le cabinet de conseil avait explicitement instruction d'écarter certaines recommandations, dont la fusion avec General Electric. Autrement dit, on compare deux rapports qui ne sont pas exactement comparables : dans celui de A. T. Kearney, tous les scénarios ont pu être étudiés et toutes les recommandations étaient libres ; dans celui de Roland Berger, la commande – le brief – excluait délibérément certains scénarios.

Tous ces éléments sont disponibles dans nos comptes rendus, les auditions sont publiques et visibles sur le site de l'Assemblée nationale et je tiens à disposition l'ensemble des citations sur un document que j'ai rédigé à la suite de la parution de cet article.

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La défense a bien fait son travail. (Sourires.) Sur le premier point, c'est M. David Azéma qui, lors de son audition, avait émis un doute quant à la provenance de la commande. Il n'était pas très affirmatif sur cette dernière. C'est depuis ce moment-là que nous avons cherché à comprendre.

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C'est exactement ce que je suis allé chercher, vous avez raison de le souligner, monsieur le président. Vous avez posé à M. Azéma une question claire et précise : qui a commandé le rapport d'A. T. Kearney ? La réponse de M. Azéma fut la suivante : « Je pense qu'il a été commandé six ou huit mois auparavant. Je ne sais pas si la demande est venue du ministère de l'économie, de l'Élysée ou de Matignon. En tout cas, il y a eu consensus pour demander d'examiner à froid, si je puis dire, le sujet Alstom. » Il n'est donc mentionné nulle part dans le compte rendu que M. Azéma ait dit que M. Macron avait commandé un rapport.

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C'est exact. Dont acte… Son propos n'était pas très clair non plus.

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Monsieur Floris, je voulais vous poser une autre question à la suite de votre propos. Vous avez tout à fait raison de parler de modernisation de l'équipement industriel. Vous dites qu'il faut le faire à marche forcée : cela dépend sans doute des secteurs. Je voudrais recueillir votre avis sur le rétablissement du suramortissement dans l'industrie, notamment dans la robotique et le numérique.

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Jean-Pierre Floris, délégué interministériel aux restructurations d'entreprises

J'y suis favorable. La robotique permet aux entreprises d'être plus compétitives et d'éliminer les travaux pénibles ; le numérique permet d'utiliser l'intelligence artificielle et l'analyse de données. Ce ne sont pas de grandes innovations : cela fait des années qu'on utilise des programmes d'amortissement accéléré. Cela va dans le bon sens, mais vous avez un choix politique à faire. On n'a qu'une somme d'argent à donner : faut-il l'allouer à des aides directes ou aux amortissements accélérés ? Compte tenu de mon expérience et de ma sensibilité, je suis assez favorable à la seconde piste, qui a le mérite d'être directe et incitative. Après, il faut voir comment on peut développer ces filières en France. L'emploi et la compétitivité à long terme, ainsi que la prise de pouvoir d'entreprises françaises à l'échelon européen, exigent ces investissements ; encore faudrait-il que les robots soient français. Dans ma vie, je n'ai pas acheté beaucoup de robots français.

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Jean-Pierre Floris, délégué interministériel aux restructurations d'entreprises

Certes. Au Portugal, j'ai visité une usine super-automatisée de bières, dont les robots sont fabriqués au Portugal car on y trouve de petits entrepreneurs assez audacieux. Nous devons donc encourager les grandes entreprises à susciter des vocations autour d'elles. Quand je vendais des pièces automobiles, les constructeurs français me soutenaient qu'il leur fallait de la fabrication low cost. J'ai donc fait venir Luc Chatel lorsqu'il était secrétaire d'État à l'industrie pour qu'il fasse pression sur les constructeurs d'automobiles et les empêche de dire des bêtises pareilles ! Il faut essayer de susciter un tant soit peu de patriotisme économique chez les grands dirigeants.

La séance est levée à dix-sept heures trente.

Membres présents ou excusés

Réunion du mercredi 28 mars 2018 à 16 h 20

Présents. - Mme Marie-Noëlle Battistel, Mme Dominique David, M. Julien Dive, M. Guillaume Kasbarian, Mme Stéphanie Kerbarh, M. Olivier Marleix, M. Hervé Pellois, M. Jean-Bernard Sempastous, M. Denis Sommer

Assistait également à la réunion. - M. Benoit Simian