Commission d'enquête sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires

Réunion du jeudi 5 avril 2018 à 10h30

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • ASN
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La réunion

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La commission d'enquête sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires a entendu M. Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD).

L'audition commence à dix heures trente.

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Mes chers collègues, nous accueillons M. Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité, plus connue sous le nom de CRIIRAD.

La CRIIRAD est une association fondée en mai 1986 par un groupe de citoyens en réaction aux informations erronées diffusées au moment de la catastrophe de Tchernobyl. Elle dispose de l'agrément d'association de protection de l'environnement. La CRIIRAD possède son propre laboratoire d'analyse et a déjà réalisé plusieurs dizaines de milliers de mesures, aussi bien en France qu'à l'étranger. Elle gère également un réseau de balises de surveillance de la radioactivité en continu afin de détecter les contaminations de l'air et de l'eau.

L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées de déposer sous serment. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

M. Roland Desbordes prête serment.

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Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD)

Je vous remercie d'avoir invité la CRIIRAD pour parler d'un sujet extrêmement important.

Je souhaiterais illustrer, à travers un exemple concret, les conclusions inquiétantes auxquelles est parvenue la CRIIRAD en matière de sûreté et de contrôle des installations nucléaires ainsi que sur le plan de l'information et de la participation du public.

Les constats qui suivent proviennent d'une étude que la CRIIRAD a réalisée dans le cadre de la consultation publique organisée par l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) sur l'anomalie de la cuve EPR. Mais les dysfonctionnements identifiés concernent l'ensemble des installations nucléaires construites ou en projet.

Comme dans la plupart des dossiers étudiés par la CRIIRAD, il faut toujours distinguer la devanture, c'est-à-dire ce qui est donné à voir au public, et la réalité.

Pour l'EPR, la devanture en matière de sûreté nucléaire est très attrayante. Dans les dossiers soumis au public lors du débat national puis lors de l'enquête publique, l'EPR est présenté comme un réacteur, certes très puissant, mais qui présente aussi une sûreté sans équivalent. L'une des explications est que l'Autorité de sûreté nucléaire et ses experts ont travaillé pendant plus de dix ans sur les prescriptions réglementaires qui encadrent sa conception, sa construction et la fabrication de ses composants.

Pour les équipements sous pression nucléaire, et en premier lieu la cuve, ces nouvelles prescriptions ont été réunies dans un arrêté de 2005. Dans sa demande d'autorisation de mai 2006, EDF s'engage à les respecter. Après neuf mois d'instruction, l'ASN rend un avis favorable sur le dossier, et le décret autorisant la création de l'EPR de Flamanville est signé le 10 avril 2007. Ce texte stipule que la rupture des composants du circuit primaire est exclue et que des dispositions doivent donc être prises pour garantir la qualité de leur fabrication et les contrôles de conformité. Officiellement, on a donc une réglementation exigeante, un exploitant qui s'engage à la respecter, des contrôleurs vigilants et des citoyens dûment informés et consultés.

Passons maintenant à la réalité. La première phase est centrée sur la fabrication des composants de la cuve.

Premier constat : la fabrication des composants a démarré au Creusot Forge dès l'été 2005, c'est-à-dire alors même qu'EDF n'a pas encore demandé la création de l'EPR. Quand le décret autorisant cette installation est signé en 2007, presque toutes les pièces ont déjà été transférées de Creusot Forge à l'usine Areva de Chalon-sur-Saône où elles doivent être assemblées.

Deuxième constat : toutes ces fabrications ont été réalisées en violation de deux prescriptions réglementaires fondamentales. Premièrement, la qualification technique préalable n'a pas été réalisée – « préalable » signifiant préalable à la fabrication. Deuxièmement, les pièces exposées au risque d'hétérogénéité, notamment les calottes de la cuve, n'ont pas été contrôlées et sur tout leur volume comme l'exige l'arrêté de 2005, mais seulement sur des zones particulières dites de recette.

Troisième constat : non seulement la réglementation est bafouée, mais elle l'est ouvertement. Areva a en effet délibérément passé outre les injonctions des inspecteurs de l'ASN. En août 2006, l'ASN fixe un délai de deux mois au fabricant pour expliquer comment il va démontrer l'absence d'hétérogénéité sur les calottes. Pour toute réponse, en septembre, Creusot Forge procède à la coulée des éléments qui composent le couvercle de la cuve, la calotte et la bride. Trois mois plus tard, l'histoire se répète : l'ASN relance le fabricant et Creusot Forge procède cette fois à la coulée de la calotte inférieure, c'est-à-dire du fond de la cuve.

Quatrième constat : les passages en force des industriels ne sont suivis d'aucune sanction.

Le dernier élément qui constitue un facteur particulièrement aggravant, c'est que dès que la fabrication des composants de l'EPR commence à Creusot Forge au deuxième semestre de 2005, l'ASN identifie des anomalies majeures dans les productions. En décembre 2005, l'ASN alerte EDF. Début janvier 2006, des réunions de crise sont organisées. Fin janvier, le directeur de la sûreté nucléaire, à l'époque M. Lacoste, se rend à Creusot Forge et déclarera plus tard en être revenu « effondré ».

Pourquoi l'ASN rend-elle, en 2007, un avis favorable et, surtout, favorable sans aucune réserve sur le projet d'autorisation ? Pourquoi aucune de ces informations n'est-elle communiquée au public ? En lisant l'avis favorable de février 2007, les citoyens apprennent que : « sur la base des informations disponibles à ce jour, aucun point remettant en cause les objectifs généraux de sûreté n'a été identifié ».

Venons-en à la deuxième phase où l'on a, d'un côté, un industriel qui joue la montre, qui dissimule, qui néglige des informations capitales et, de l'autre, l'ASN, qui alerte EDF sur les risques industriels auxquels il s'expose, mais qui semble impuissante et participe, au final, à la politique du fait accompli.

Le dossier présenté par Areva pour justifier la qualité des calottes et des cuves est retoqué en 2007, puis à nouveau en 2010. Le fabricant se défend de ses retards en pointant du doigt l'impréparation de l'ASN. Quoi qu'il en soit, il faut attendre juillet 2012 pour qu'Areva propose de faire des tests sur le couvercle de la cuve qui était destiné à l'EPR américain – on devait en vendre un aux États-Unis. On suppose que c'est la même fabrication, mais on n'en est pas certain. L'ASN donne son accord, les prélèvements sont effectués en novembre 2012, mais les échantillons ne sont pas analysés.

Plus d'une année s'écoule au cours de laquelle des problèmes de carbone sont d'ailleurs détectés sur certains générateurs de vapeur (GV). Et toujours pas d'analyse. Peu importe…

En janvier 2014, l'ASN autorise le transport de la cuve et son installation dans le puits de cuve du réacteur de Flamanville, une cuve dont on est sûr qu'elle a été fabriquée sans qualification technique préalable et dont rien ne prouve la qualité puisque les échantillons n'ont toujours pas été analysés.

Dans les mois qui suivent, la cuve est progressivement soudée au circuit primaire, et à l'été 2014, Areva fait enfin procéder à l'analyse des échantillons. En septembre, on apprend que les valeurs de résilience sont inférieures aux valeurs minimales exigées par la réglementation et très inférieures aux valeurs attendues par l'industriel. En novembre, une nouvelle série de tests confirme la non-conformité et montre un dépassement du taux maximum de carbone fixé par la réglementation. L'ASN est informée en octobre 2014, c'est-à-dire un peu plus de huit ans par rapport à sa demande d'août 2006. Quant au public, il doit attendre 2015. À cette date, il apprend à la fois l'existence des anomalies et le fait que l'ASN va instruire la demande que présentera Areva pour démontrer que la cuve est suffisamment résistante et pourra donc être mise en service, en dépit de ses défauts et non-conformités.

Dernier élément qui est l'un des plus incroyables : alors qu'en janvier 2016 EDF procède à l'installation du couvercle, à cette date tous les acteurs savent que cette pièce n'est pas conforme aux exigences essentielles de sûreté, et le rapport d'expertise, cosigné par l'ASN et l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), ne sera publié que cinq mois plus tard. Le groupe permanent d'experts pour les équipements sous pression et l'ASN ne rendra son avis qu'en juin 2016.

Je veux vous faire part d'un point particulier très important : l'installation de ce couvercle s'est faite en violation de l'article L. 557-4 du code de l'environnement qui interdit non seulement la mise en service, mais aussi l'installation d'équipements qui ne respectent pas les règles essentielles de sécurité.

J'en arrive à la troisième phase où le dossier prend une dimension cette fois plus catastrophique. Schématiquement, je distinguerai deux axes.

Premier axe : il s'avère que les excès de carbone concernent d'autres composants et pas seulement l'EPR. Certains sont eux aussi destinés à l'EPR, mais d'autres sont installées sur des réacteurs en service. La recherche est demandée en mai 2015 par l'ASN. En septembre 2015, Areva donne un premier bilan : vingt-six générateurs de vapeur affectés, car il considère que le problème ne concerne que des fabrications des Japonais. Mais en août 2016, le bilan passe à quarante-six GV, car les fabrications de Creusot Forge sont elles aussi impliquées. De longs mois vont s'écouler, parfois plus d'un an, entre l'identification des composants à risque et la réalisation des contrôles. Les premières mesures révèlent pourtant des problèmes inattendus : des taux de carbone nettement supérieurs à ceux de la cuve de l'EPR et qui n'affectent pas seulement les zones centrales mais atteignent aussi les tubulures.

Le deuxième axe concerne le résultat des audits qualité effectués à Creusot Forge. La première série d'audits n'est pas à la hauteur des problèmes, mais la seconde vague, lancée à l'automne, va vérifier les dossiers de fabrication interne et les comparer aux rapports de fin de fabrication transmis aux clients. En avril 2016, Areva annonce avoir identifié 428 dossiers barrés, c'est-à-dire signalés comme contenant des irrégularités. C'est déjà grave, mais en juillet 2016, il s'avère que le problème n'est pas circonscrit aux dossiers barrés, donc repérables, mais que les anomalies peuvent concerner n'importe lequel des 6 000 dossiers de fabrication. Il va falloir plus de deux ans pour tout vérifier, et l'ASN doit accorder des délais. Si tout va bien, les derniers contrôles seront terminés fin 2018. Entre-temps, les pièces potentiellement dangereuses restent en place. S'ajoute à cela le fait que des anomalies s'apparentent à des falsifications. Des non-conformités signalées dans le dossier de fabrication disparaissent des dossiers destinés à EDF et à l'Autorité de sûreté nucléaire : c'est un problème gravissime pour le système de contrôle français qui est essentiellement basé sur le déclaratif et repose donc la sincérité des industriels.

Aujourd'hui, plusieurs questions restent taboues. Combien existe-t-il de pièces défectueuses dont les anomalies n'ont pas été inscrites dans les dossiers de fabrication, qu'ils soient barrés ou non ? Cette question essentielle a été soulevée par la CRIIRAD, mais elle a disparu du compte rendu de la consultation publique quand elle a eu lieu sur ce sujet. De fait, si les écarts ne sont pas documentés dans les dossiers internes, il n'y a aucune parade, sauf à procéder à un nombre statistiquement significatif de contrôle des pièces elles-mêmes montées, un chantier sans commune mesure avec un simple contrôle des dossiers.

Comment expliquer la faillite totale du dispositif de contrôle, un dispositif pourtant redondant, avec des contrôles à la fois internes, externes, des audits d'inspection conduits par Areva, par EDF, par l'ASN, par des organismes qu'elle accrédite ?

Comment se fait-il que des anomalies sur des équipements critiques pour la sûreté n'aient pas été identifiées, en particulier à compter de 2006, alors que l'installation Creusot Forge était placée sous surveillance renforcée ? Je vous rappelle que les cas les plus graves sont postérieurs au rachat de Creusot Forge par Areva, aujourd'hui devenu Orano : les GV de Fessenheim, de Gravelines et beaucoup d'autres composants.

En conclusion, il faut rappeler que toutes ces anomalies, et parfois ces falsifications, concernent des pièces vitales pour la sûreté. Si leur qualité n'est pas garantie, on s'expose à un accident nucléaire majeur contre lequel il n'y a pas de parade et qui n'est pas prévu. Il serait trop pessimiste de considérer que les défauts ignorés ou masqués constituent la partie immergée de l'iceberg, mais il est certain que toute une dimension des problèmes n'est pas connue, n'a donc pas été maîtrisée et pourrait jouer un rôle aggravant déterminant pour transformer un incident en accident. Par exemple, il est très inquiétant de constater que des problèmes graves ont été découverts cette fois par hasard et non du fait de dispositifs de contrôle. C'est le cas de l'insuffisance des épaisseurs de beurrage sur le couvercle de l'EPR qui n'a été découverte que lorsque l'on a procédé à la réparation de l'ensemble des soudures des adaptateurs du couvercle. Sans les défauts majeurs sur les soudures, ces malfaçons sur le beurrage n'auraient pas été identifiées. Combien d'équipements comportent des anomalies qui n'ont pas été détectées ?

Au vu de la gravité des dysfonctionnements, nous attendions des remises en question radicales, voire des démissions en cascade, que ce soit pour assumer ses responsabilités ou prendre acte de la gravité des faits. Mais il ne s'est quasiment rien passé. Globalement, tout continue comme avant et on n'en finit pas de découvrir des dysfonctionnements qui remontent à cinq, dix ou quinze ans. Par exemple, des appareils utilisés pour contrôler l'élasticité d'un acier ne sont pas conformes.

La CRIIRAD considère qu'il est indispensable de procéder à une remise à plat complète du système de contrôle des installations nucléaires, car il est impossible aujourd'hui de connaître l'état réel des installations, du fait tout d'abord des défaillances graves des industriels avec une perte de maîtrise qui s'accompagne régulièrement de temporisations, voire de dissimulations, ensuite parce que cela remet en question tout le système de contrôle qui est largement basé sur les déclarations de l'exploitant et qui postule sa bonne foi. Les contrôles de l'ASN portent pour l'essentiel sur ce que l'on veut bien lui montrer et sur des sondages qui ne peuvent concerner qu'une partie minime des opérations.

Il est indispensable aussi de procéder à une remise à plat du système de participation du public au processus de décision qui se réduit pour les dossiers de fond à un simulacre de démocratie, à une remise à plat du système d'information du public qui se limite en général à une simple caisse de résonance de l'information institutionnelle, qu'elle vienne des exploitants ou de l'Autorité de sûreté nucléaire, et à une une remise à plat du système de gestion des accidents nucléaires qui est conçu aujourd'hui pour faire payer aux populations le prix sanitaire et économique de la catastrophe – ce sera peut-être un autre sujet de discussion aujourd'hui.

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Quelle est la composition de la CRIIRAD ? Comment avez-vous eu accès aux informations circonstanciées et précises dont vous venez de faire état et sur lesquelles vous vous fondez pour faire un état des lieux ?

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Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD)

Comme l'a dit le président en introduction, le CRIIRAD est une association qui a été créée il y a trente-deux ans en réaction à la désinformation. La CRIIRAD dispose d'un laboratoire de recherches. C'est une instance d'information indépendante sur la radioactivité et pas sur le nucléaire. Nous travaillons aussi bien sur les activités militaires que civiles et sur la radioactivité naturelle. Nous avons ainsi beaucoup milité pour faire évoluer la réglementation sur le radon d'origine naturelle. Nous sommes également très attentifs à la radioactivité utilisée dans le domaine médical et à la radioactivité naturelle renforcée – l'utilisation de matériaux naturellement radioactifs qui posent des problèmes notamment dans certaines habitations.

Notre association est forte de 6 000 adhérents, ce qui nous permet de garantir notre indépendance. Cela représente environ la moitié des ressources financières de la CRIIRAD, l'autre moitié étant assurée par les prestations effectuées par notre laboratoire pour des clients extrêmement variés – particuliers, industriels, collectivités locales.

Nous intervenons en France mais aussi, de plus en plus, à l'étranger. Nous nous sommes ainsi rendus au Japon à la demande d'amis japonais à la suite de la catastrophe de Fukushima. Nous les avons aidés à monter la même structure que la nôtre parce qu'ils étaient confrontés aux mêmes problèmes que nous avions eus vingt-cinq ans plus tôt.

Nous ne sommes jamais invités à pénétrer dans les installations nucléaires – et si nous n'y sommes pas invités, nous n'y allons pas. Les informations sur lesquelles repose le rapport que je viens de vous présenter sont totalement disponibles. Les traiter représente cependant un gros travail car nombre des éléments que j'ai énumérés, sans être cachés, n'avaient pas fait l'objet de publications. Lorsque des informations font la une des médias, tout le monde est au courant, mais quand elles sont au fond des placards, c'est plus compliqué. Nous avons la chance d'avoir à la CRIIRAD une spécialiste en la matière.

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Lors des auditions, on nous a souvent expliqué en effet que beaucoup d'informations étaient disponibles, mais qu'elles étaient finalement peu accessibles. Certains d'ailleurs se retranchent derrière le fait que ces informations sont disponibles pour laisser les citoyens appréhender seuls des sujets extrêmement techniques et nécessitant une expertise.

Vous avez dit clairement que vous considériez que l'ASN était « impuissante » et qu'elle avait participé, s'agissant de l'affaire de la cuve de l'EPR, à la politique du fait accompli. Si je comprends bien, vous considérez que l'ASN n'est pas en mesure d'accomplir son travail correctement. Que faudrait-il faire pour que l'ASN puisse remplir ses fonctions et être plus efficace ?

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Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD)

Je n'ai aucun doute sur la sincérité de l'ASN du point de vue de ses intentions : elles sont louables et je les partage largement.

Le travail documentaire que j'ai présenté a été fait à partir de documents parfaitement accessibles. C'est d'ailleurs la grande différence avec la situation qui prévalait en 1986, lors de la création de la CRIIRAD. À l'époque, c'était « circulez, il n'y a rien à voir ! ». Aujourd'hui, l'information est en effet disponible, sauf qu'elle est tellement complexe qu'il faut la décrypter, la travailler, ce qui demande des compétences. Elle n'est donc pas à la portée du citoyen de base. Une grande partie du travail de la CRIIRAD consiste précisément à vulgariser ce genre de dossier pour le rendre compréhensible, pour que le citoyen puisse voir où il y a eu des dysfonctionnements. Une des missions de la CRIIRAD, c'est donc de fouiller dans des éléments juridiques, documentaires, pour les mettre à la disposition des citoyens.

Je pense que l'ASN n'a pas tous les outils pour pouvoir assumer parfaitement son travail. On peut citer des cas où l'ASN a pointé du doigt des problèmes – pas tous –, sans être en mesure d'exiger des exploitants, EDF et Areva, de respecter les règles qu'ils s'étaient engagés eux-mêmes à respecter. Je ne sais si c'est dû à un manque de volonté de sa part – c'est un constat, pas un procès d'intention. EDF et Areva connaissaient la feuille de route pour la construction de l'EPR. Mais, dès le départ, il y a eu un dérapage. J'avais eu l'occasion de rencontrer M. Lacoste en 2005-2006 : il était effondré. Il a eu conscience qu'un tas de choses lui échappaient et il a essayé de redresser la situation. Mais cela nous ramène au pouvoir de l'ASN. Comment peut-elle agir ? Elle pointe du doigt des problèmes et demande à l'exploitant d'agir, mais celui-ci joue la montre et attend. Au début, l'ASN envoie une simple lettre, puis une deuxième lettre, puis une décision, puis une lettre de suite, puis une mise en demeure. Mais l'exploitant joue la montre. Le timing, c'est celui de l'exploitant : quand il a envie de donner les informations, il les donne. Mais ce sont les informations qu'il a élaborées avec ses propres outils. On est dans l'auto-contrôle des pièces. L'ASN n'a pas les outils du contrôle : elle vérifie que le contrôle a été fait. Cette autorité manque réellement de moyens humains et financiers et de moyens de coercition. L'ASN est un gendarme – M. Lacoste aimait bien se faire appeler « le gendarme du nucléaire », mais n'est pas comparable à celui que l'on rencontre sur la route.

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L'ASN dispose cependant aujourd'hui d'importants moyens de coercition. Elle l'a d'ailleurs montré ces derniers mois : elle peut faire arrêter un réacteur, voire une centrale ; elle peut aussi ne pas délivrer des autorisations. Elle nous l'a confirmé à l'occasion de son audition.

L'ASN a donné l'autorisation pour la cuve de l'EPR, le GV de Fessenheim, etc. Comment interprétez-vous cela ? Selon nous, l'autorité a des moyens de coercition qui leur permettraient de ne pas donner ces autorisations.

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Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD)

La loi de 2006 donne effectivement un peu plus de pouvoirs gradués. Les sanctions prévues sont proportionnelles aux fautes – petites ou grandes – constatées. Jusqu'en 2006, il me semble que l'ASN ne pouvait qu'envoyer des courriers, sans autres moyens de pression. Certes, elle pouvait faire arrêter une installation, mais il fallait qu'elle le justifie par un danger immédiat, ce qui est difficile et n'a pratiquement jamais été fait.

La loi de 2006 a permis une évolution. Mais j'estime qu'on est encore très loin de l'idéal. En octobre 2017, on a connu un moment fort dans ma région, la Drôme, lorsque l'Autorité de sûreté nucléaire a mis à l'arrêt quatre réacteurs. Une réunion publique était organisée le jour où elle a fait cette annonce très médiatique – ce n'était pas un hasard. Il s'agissait d'une mise à l'arrêt très temporaire, mais cette décision a été vécue symboliquement de manière assez difficile par EDF. Malheureusement, il n'y a pas eu beaucoup d'actions comme celle-là, qui ont vraiment marqué le coup.

Je pense que beaucoup de choses se règlent par des discussions entre les exploitants et l'ASN, et que celle-ci est obligée de négocier parce qu'elle se trouve notamment confrontée à EDF ou à Areva, qui ne sont pas n'importe qui.

Certains des inspecteurs de l'ASN que je rencontre dans le cadre des commissions locales d'information (CLI) avouent les difficultés qu'ils éprouvent à faire respecter des règles, des prescriptions et font comprendre qu'il y a eu discussion ou négociation. D'autres se voient comme des gendarmes, et sont plutôt dans l'illusion, selon moi, car cela ne correspond pas à ce que nous percevons de ce qui se passe en dehors de notre présence, puisque nous n'assistons qu'aux réunions publiques.

Prenons l'exemple de l'arrêt, très temporaire, des réacteurs du Tricastin. On avait demandé à EDF de réparer la digue. Cela lui a pris un mois. Il est intéressant de reprendre la genèse de cette affaire.

Après la catastrophe de Fukushima, on a demandé aux exploitants de faire des évaluations complémentaires de sûreté. Il s'agissait de refaire le tour des lieux, de voir ce qui se passerait en cas de séisme ou d'inondation un peu supérieurs à ceux prévus. Les actes de malveillance externes avaient été écartés en dépit d'une demande de l'Europe : il avait été considéré que cela ne relevait pas du domaine de l'ASN.

Je m'attendais à un dossier extrêmement mince. Après tout, on avait le nucléaire le plus sûr au monde et, jusqu'à Fukushima, on nous avait expliqué que ce genre de scénario avait été pris été pris en compte et qu'on était paré. Or le compte rendu des évaluations complémentaires de sureté qui a été rendu en janvier 2012 était impressionnant : il y avait des travaux énormes à faire sur des installations nucléaires pour les mettre, non pas à un niveau idéal de sûreté, mais au niveau que l'on considérait comme normal, acceptable pour les autorités. L'idéal, nul ne le connaît.

Qu'aurait-on dû faire dès lors ? Si lorsque vous êtes arrêté par la police sur l'autoroute, votre voiture présente de gros défauts, vous ne repartez pas comme si de rien n'était ! En l'occurrence, on a laissé toutes les installations continuer à fonctionner. Pendant les années 2012 et 2013, des discussions ont eu lieu entre l'ASN et les exploitants, EDF et Areva, pour savoir quel type de travaux seraient effectués et avec quel argent – puisqu'ils n'en avaient pas – et dans quels délais. Certains de ces travaux ont bien été engagés, mais sur une durée de plusieurs années et tous ne sont pas encore terminés.

À Tricastin, on avait « bricolé » sur la digue, très en amont de la centrale. Selon les évaluations complémentaires de sûreté, c'était suffisant. Il a fallu attendre l'été 2017 pour qu'EDF se rappelle que lorsqu'ils avaient construit la centrale, ils avaient fait des travaux sur la digue, qui existait déjà, pour amener l'eau jusqu'à la centrale mais sans utiliser les bons matériaux. L'exploitant l'a avoué en plein mois d'août 2017, avertissant ainsi l'ASN qu'une partie de la digue n'était pas du tout conforme, et qu'en cas de séisme ou de remontée des eaux de la nappe – qui se trouve au niveau du sol – le bas de la digue pourrait s'effacer : la centrale serait inondée et, paradoxalement, il n'y aurait plus d'eau pour assurer le refroidissement, sans compter des problèmes d'électricité et tout ce qui va avec. C'était le scénario Fukushima.

En septembre, l'ASN est donc intervenue pour demander à l'exploitant de consolider la digue. Je m'attendais à ce que l'affaire en reste là. Or, lundi dernier, dans une décision complémentaire, l'ASN a déclaré que les travaux qui avaient été faits n'étaient pas suffisants, qu'il faudrait renforcer la surveillance de la digue en installant des systèmes de piézomètres pour voir si l'eau ne venait pas tremper le pied de la digue, ainsi que des systèmes de surveillance du profilage de la digue, et qu'EDF devrait mobiliser des moyens au cas où il faudrait intervenir.

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C'est plutôt positif : l'ASN semble là complètement dans son rôle. Ce qui m'intéresse davantage c'est lorsqu'elle ne l'est pas et qu'elle donne une autorisation en violation du code de l'environnement – l'article L.557-4, par exemple.

Vous avez expliqué que l'ASN ne pouvait pas travailler correctement, vous avez pointé le manque de moyens humains et d'expertise – on a eu beaucoup de retours en ce sens. Mais vous avez dit aussi que même quand l'ASN voyait des pièces non conformes, quand elle se retrouvait dans la situation de violer la loi, elle laissait faire. Vous portez là une accusation assez lourde ; j'aimerais que vous l'étayiez.

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Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD)

Je ne suis pas un spécialiste du droit à la CRIIRAD, mais quand j'ai découvert cette décision de l'ASN à propos de l'EPR, j'ai effectivement été très choqué. Je pense qu'à différentes étapes, l'ASN avait la possibilité d'arrêter la machine, ce qui aurait évité la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui. Elle n'a pas saisi toutes les perches qui lui ont été tendues en cours de route.

L'ASN est censée faire appliquer la loi. Or elle ne l'a pas fait : elle n'est pas intervenue. Pour moi, c'est un cas grave. Heureusement qu'il n'y en a pas eu beaucoup.

Après, je ne sais pas ce qui s'est dit dans les couloirs, au cours de discussions entre les exploitants et l'ASN. Nous ne disposons que de brefs comptes rendus. Comment tout cela s'est-il négocié ? Reste que le gendarme a failli à son rôle fondamental à plusieurs étapes, et qu'aujourd'hui nous sommes « coincés ». La cuve est montée et nous en sommes réduits à nous raccrocher aux branches et à demander à l'exploitant de nous prouver que tout cela n'est pas trop préoccupant et que l'on pourra tout de même faire tourner ce réacteur. C'est grave d'en arriver là.

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Je pense que mes collègues reviendront sur ce point.

Une de vos principales activités consiste à mesurer la radioactivité. Où se trouve le matériel que vous utilisez à cet effet ? En avez-vous autour des installations ? Vous est-il arrivé de trouver des résultats différents de ceux communiqués par les exploitants ou par les autorités ? Vous nous avez dit que vous n'étiez jamais allé sur les installations. J'imagine que vous avez peu de relations avec les exploitants eux-mêmes, notamment pour comparer vos relevés.

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Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD)

Effectivement, le laboratoire de la CRIIRAD est reconnu.

Quand on surveille l'environnement, on commence par l'air. On surveille l'air dans la vallée du Rhône, là où nous sommes installés. Notre réseau est financé en partie par nos adhérents, mais beaucoup aussi par les collectivités locales. C'est même à l'initiative de ces dernières que nous avons démarré ce réseau, qui va s'étendre à la Suisse. Il faut dire que l'on est tout près de Genève. D'ailleurs, vous l'avez sans doute appris, la mairie de Genève est très remontée contre la centrale du Bugey. Pour l'air, il y a donc un réseau régional.

Nous surveillons aussi les sols, les plantes, l'eau, les aliments, etc. Nous faisons des contrôles autour des installations nucléaires, pour voir ce que fait l'exploitant. Celui-ci procède lui-même à des milliers de mesures chaque année – c'est l'auto-surveillance de l'exploitant. En dehors de l'exploitant lui-même, des experts interviennent également dans ces domaines, comme l'IRSN. Je le précise : lorsque nous prélevons le même échantillon au même endroit, nous trouvons les mêmes résultats. Il n'y a pas débat sur ce point.

Malheureusement, on ne peut pas emporter tout l'environnement dans un laboratoire. Donc, il faut faire des choix dans les prélèvements auxquels on va procéder et sur le lieu où on va les faire. Et c'est là qu'il y a débat.

Nous estimons en effet que les plans de surveillance de l'environnement ne sont pas pertinents. Nous en avons fait évoluer quelques-uns. Par exemple, nous avons un peu amélioré celui de Romans, où j'habite. Cela consiste à faire quelques analyses et à déterminer si cet environnement présente une radioactivité anormale et contaminée – donc s'il y a pollution – ou s'il n'y pas de de problèmes de radioactivité.

Le problème vient du fait que les exploitants et les experts payés par l'exploitant procèdent à des prélèvements, soit inopinés, soit programmés dans un plan, qui ne sont pas toujours pertinents. Ainsi, il y a peu de risques de trouver de la radioactivité dans de l'eau du Rhône prévelée au hasard. En revanche, vous en trouverez dans certains compartiments du milieu aquatique – plantes, les poissons, sédiments.

L'exploitant veut surtout communiquer autour de ses prélèvements et régulièrement, dans les réunions, il fait un rapport sur le bilan environnemental. Il reconnaît qu'en fonctionnement normal, il rejette de la radioactivité. C'est d'ailleurs légal – mais pas légitime, selon nous – d'en rejeter dans des limites données. Si donc il reconnaît rejeter des becquerels dans l'air et dans l'eau, il n'en retrouve cependant pas dans l'environnement. C'est un peu miraculeux, non ? Nous l'avons retrouvée, nous, cette radioactivité et c'est là qu'il y a débat. On va nous reprocher d'être allé la chercher. Et elle n'est pas forcément là où on l'attendait. Ainsi, nos études sur le Rhône ont entraîné d'assez nombreuses polémiques avec EDF, Areva et l'IRSN, qui avait produit des rapports et des bilans décennaux, etc.

Notre objectif est d'informer les gens quand il y a une pollution et de corriger la communication des exploitants. On va commencer par faire reconnaître qu'il y a de la radioactivité, là où nous n'étions pas censés en trouver normalement, vérifier ensuite si c'est légal ou non et si cette pollution a, ou non, un impact sanitaire. C'est là que s'ouvre le débat.

Malheureusement, celui-ci est rare. En tant que membre associatif, nous pouvons simplement poser une ou deux questions dans les réunions des CLI. Souvent, nous n'avons pas de réponse, et c'est frustrant. En dépit de nos demandes, nous n'avons jamais eu l'occasion de soumettre nos rapports environnementaux ni notre travail. C'est arrivé une seule fois, lorsque, à la demande des élus locaux, nous sommes allés présenter, dans les CLI de la Drôme, l'étude que nous avions faite sur les transports. Il est dommage de ne jamais pouvoir confronter nos travaux devant des élus ou des associations dans le cadre des CLI.

Je trouve également choquant de ne pas pouvoir avoir accès aux nappes phréatiques qui sont sous les centrales nucléaires et qui, comme on le sait, sont toutes polluées par la radioactivité. Le problème est que pour procéder à des mesures, il faut entrer dans l'installation pour analyser, à partir des piézomètres posés par les exploitants, l'eau qui se trouve sous la centrale. Or chaque fois que nous avons demandé à EDF – car cela concerne surtout EDF – l'autorisation de faire ce genre de prélèvements, cela nous a été refusé. Il n'est pas normal que cet environnement nous soit inaccessible.

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Vous ne pouvez pas faire d'analyse juste à côté de la centrale ? Une nappe phréatique, par définition, s'étale un peu.

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Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD)

Nous le faisons dans l'environnement en dehors de la centrale, là où c'est accessible, là où on l'on trouve un puits.

EDF, en particulier, mais aussi le CEA à Marcoule, et d'autres encore, ont pollué des nappes phréatiques. Le phénomène n'est pas récent : la pollution a été causée par des cuves fuyardes sous les installations. Pour éviter cependant qu'elle ne se propage trop à l'extérieur, ils ont construit des murs souterrains pour essayer d'emprisonner la radioactivité. Cela ne concerne peut-être pas toutes les installations nucléaires, mais la grande majorité d'entre elles. J'aimerais qu'on puisse faire des mesures.

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À partir des mesures que vous avez pu effectuer, avez-vous noté des fuites ou des déversements de matières radioactives que des exploitants n'avaient pas indiqués ? Je vise des taux anormaux : on sait très bien qu'il y a un peu de radioactivité dans la nature.

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Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD)

Quand on parle de radioactivité, il faut tout de suite préciser si l'on parle de radioactivité naturelle, c'est-à-dire de celle qui est dans la nature, sans que l'homme soit intervenu.

La radioactivité des mines d'uranium est naturelle… sans être naturelle, dans la mesure où l'homme a modifié l'environnement. Des pollutions peuvent être causées par des radioéléments naturels qui se retrouvent dans des ruisseaux, dans des lacs, comme celui de Saint-Pardoux, en Haute-Vienne. Et ce n'est pas normal.

Quand on parle des installations nucléaires du type EDF, il n'est plus question de radioactivité naturelle. Si on trouve de la radioactivité dans l'environnement, cela s'appelle de la pollution. Et du point de vue légal et réglementaire, le statut est différent.

Je n'ai pas souvenir que des rejets auraient été complètement cachés. Si cela me revient, je vous ferai parvenir un courrier pour vous en informer. Par contre, des incidents se sont produits dans des centrales et ont été déclarés par les exploitants. Je pense à l'accident dans l'usine Centraco à Marcoule, en septembre 2011 : un four à fusion avait explosé, faisant un mort et un blessé très grave. Centraco est une filiale d'EDF. Pour l'exploitant, il n'y a pas eu de rejet dans l'environnement. Or rien ne le prouve. Nous sommes au contraire persuadés qu'il y en a eu : si un four avec une cheminée explose, il y a forcément des rejets. Nous ne saurons jamais la vérité, parce que l'exploitant ne répond pas. C'est un exemple, parmi d'autres, qui nous amène à nous interroger.

Parfois, on peut apporter des preuves. Ainsi, en juillet 2008, à Tricastin, Socatri a rejeté accidentellement 75 kilos d'uranium dans un petit ruisseau. Le fait a été reconnu. Pour une fois, il y a eu de la communication – trop sans doute au goût des exploitants, des touristes et les locaux. On a même dû changer l'appellation du vin « Coteaux du Tricastin ». L'accident a donc fait des vagues et c'était normal : il y a un rejet interdit dans un milieu interdit – 75 kg d'uranium, ce n'est pas rien dans un ruisseau qui alimente un lac de baignade, et qui sert à l'irrigation. Des sanctions ont d'ailleurs été prises, des plaintes ont été déposées et reconnues.

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Monsieur Desbordes, vous avez commencé votre présentation avec la vraie question, quand on s'intéresse à la sécurité et à la sûreté nucléaire : celle des générateurs de vapeur. Je souhaiterais vous interroger sur plusieurs points.

Premièrement, vous avez évoqué le taux de concentration du carbone dans l'acier. J'ai été un peu perturbé par le fait que vous ayez parlé à la fois des générateurs produits au Japon, et de ceux qui sont fabriqués au Creusot. Or la teneur en carbone n'est pas la même : pour le Japon, c'est de l'ordre de 0,4 % et pour le Creusot, de 0,3 %, la norme étant de 0,22 %. S'agissant de cette dernière, vous avez dit que c'étaient des exigences essentielles de sûreté. Mais en cas d'anomalie, on peut dépasser ce taux, sans que ce soit pour autant dangereux. De même, pour les doses de radioactivité : on fixe à un millisiervert (mSv) par an la dose acceptable de rayonnement. Au-delà de 20 mSv, on doit mettre les populations à l'abri. Mais ce n'est pas parce que l'on est à 2 mSv qu'il y a forcément un danger. Une anomalie doit-elle être considérée comme une brèche dans les exigences essentielles de sûreté ? J'aimerais que vous expliquiez en quoi ce serait problématique.

Deuxièmement, on utilise la spectrométrie d'étincelage pour évaluer la teneur en carbone de ces générateurs de vapeur. Cela permet notamment de savoir s'ils peuvent résister à des chocs thermiques. Pensez-vous que la technologie utilisée actuellement pour garantir la sécurité de ces générateurs ne soit pas adaptée pour les chocs sismiques ?

Troisièmement, le problème se pose pour l'acier du bas de calotte de ces générateurs de vapeur, où est confinée l'eau du circuit primaire. Mais le circuit secondaire et le circuit de refroidissement sont normalement étanches dans une centrale nucléaire. Considérez-vous qu'une anomalie suffisante par rapport à des exigences essentielles de sûreté, qui ferait défaillir le circuit primaire, aurait des conséquences ? Aurait-elle des conséquences sur tous les circuits, sur tout le fonctionnement de la centrale nucléaire ?

Quatrièmement, puisque l'ASN a autorisé le redémarrage du réacteur, il y a télescopage entre ce que vous considérez comme un manquement aux exigences, et ce que l'ANS permet. Faut-il rechercher des responsabilités pénales ? À quel niveau ? Celui des responsables administratifs, politiques ?

Ne pensez-vous pas, à propos de l'affaire du Tricastin, que la transparence peut être un piège ? Plus vous donnez d'informations, plus vous vous inquiétez, et plus vous attirez l'attention sur telle ou telle défaillance. On s'émeut devant tous ces contrôles et lorsque l'on constate des défaillances mais cela montre que le processus démocratique est assez sain. Il n'y a pas forcément de dysfonctionnement. Quel serait-il, selon vous ? Quelles sont les responsabilités ? Quand on dénonce quelque chose, il faut en tirer les conséquences. On ne peut pas vivre dans un système où la sûreté des Français ne serait pas assurée et où on laisserait des responsables agir en toute impunité.

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Je voudrais vous interroger sur l'ASN et sur la pollution Avez-vous vu un changement au niveau des exigences de l'ASN, après l'accident de Fukushima ? Il avait en effet été demandé que l'Autorité soit renforcée.

Vous avez indiqué que l'ASN était obligée de négocier. Avez-vous les preuves de ce que vous avancez ? Il serait intéressant que vous nous les fournissiez.

Enfin, vous avez dit que vous ne compreniez pas pourquoi l'ASN n'arrêtait pas le chantier de l'EPR. Et s'il ne l'arrêtait pas parce que n'est pas nécessaire ?

Venons-en à la pollution. J'ai regardé les balises que vous avez installées. Je ne vois rien d'inquiétant. Avez-vous déjà constaté des mesures qui seraient dangereuses pour l'homme ?

Vous avez parlé des nappes phréatiques qui se trouvaient sous les centrales. Il est exact qu'en cas de pollution, on met en oeuvre certains moyens pour l'arrêter – par exemple, en gonflant des baudruches. Cela concerne toutes les sortes de pollution – au fuel, par exemple – qui peuvent se produire sur un site nucléaire. J'aimerais donc que vous expliquiez que les murs ne sont pas là uniquement pour arrêter la radioactivité mais pour protéger, avec des bassins de rétention, la pollution qui peut se former sur tout site industriel. D'ailleurs, vous le savez autant que moi, la radioactivité n'est pas forcément stoppée par des murs ; cela dépend du type de radioactivité et du type d'électron.

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Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD)

En effet, monsieur le député, on a fixé à 0,22 % le taux de concentration de carbone dans l'acier. Comme vous l'avez précisé, les Japonais sont un peu au-dessus – cela figure dans les documents. Mais que l'on soit un peu moins mauvais que les Japonais ne me satisfait pas. Ce n'est pas moi qui ai défini ces normes : elles ont été édictées dès la conception des pièces et présentées comme des exigences de sûreté. Je ne sais pas si c'est bien ou pas : je m'en remets au cahier des charges d'origine. Or celui-ci n'a pas été respecté, comme les exploitants s'étaient engagés à le faire. C'était dans la feuille de route qui a été arrêtée au départ.

Par ailleurs, attention : la limite d'1 millisievert – outre qu'elle ne signifie pas une absence de risque – s'applique dans le cadre d'un fonctionnement normal, alors que celle de 20 millisieverts s'applique en cas d'accident. Ce sont deux situations totalement différentes qu'il ne faut pas confondre. Mais je n'ai pas très bien compris quelle était la problématique…

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J'ai cité cet exemple pour illustrer le fait que le taux de concentration en carbone peut excéder la limite fixée sans que ce soit forcément dangereux. Ainsi, en matière d'exposition à la radioactivité, une dose de 2 millisieverts par an se situe au-delà de la norme, mais on considère que la situation est dangereuse à partir de 20 millisieverts, puisque c'est le seuil qui déclenche la mise à l'abri.

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Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD)

Je ne suis pas spécialiste de la sûreté nucléaire mais, lorsqu'on fixe une limite, c'est pour se protéger d'un danger, éviter un accident. Ce n'est pas moi qui ai décidé que le taux de concentration en carbone ne devait pas excéder 0,22 %, ce sont les responsables. Cela signifie qu'au-delà de cette limite, on ne peut pas garantir que la pièce ne lâchera pas. Les générateurs de vapeur font partie des équipements sous pression. Or, ces équipements doivent être exempts de défauts : aucune défectuosité n'est tolérée, car il y va de la sûreté.

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Je souhaiterais compléter la question de M. Aubert. On nous a expliqué qu'un équipement qui ne respectait pas la norme prévue pouvait être éprouvé. On l'expose alors à un taux 1,5 fois supérieur à la norme et, si le test est réussi, l'équipement est accepté. Cette procédure a-t-elle du sens ou faut-il s'en tenir au strict respect de la norme ?

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Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD)

Encore une fois, je ne suis pas spécialiste de la sûreté. On peut décider de se ménager une marge de sécurité lorsque les pièces concernées ne sont pas essentielles à la sûreté. Mais, pour toute une catégorie de pièces, on fixe une norme et celle-ci ne peut pas être dépassée. C'est la règle, car l'enjeu est trop grave. En effet, on ne pourrait pas gérer une catastrophe due à un problème de ce type. Il existe donc bien un risque grave, c'est-à-dire un danger.

Quant à l'exposition à la radioactivité, elle présente un risque sanitaire ; ce n'est pas du tout la même chose. J'estime que ce risque s'exprime statistiquement : si la dose est de 2 millisieverts, deux fois plus de personnes seront concernées par le risque sanitaire que si elle est d'1 millisievert. C'est proportionnel.

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Non, il n'y aura pas deux fois plus de personnes qui recevront une dose de 1 millisievert. Le nombre de personnes exposées sera le même, mais elles recevront une dose de radioactivité deux fois plus élevée.

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Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD)

Pour une population donnée, l'exposition à une dose de 1 millisievert provoque un certain nombre de pathologies, de morts ; si la dose est de 2 millisieverts, il y en aura deux fois plus. C'est tout ! C'est ce qui est écrit dans le code de la santé publique, dans les directives européennes et dans les recommandations de la Commission internationale de protection radiologique. La relation linéaire sans seuil est la plus probable. Les scientifiques sont prudents car, dans le domaine biologique, médical, on n'a pas de certitude absolue.

Quant au risque sismique, j'ignore, car ce n'est pas mon domaine de compétence, s'il en est tenu compte pour la fixation de la limite de la teneur en carbone. Celle-ci est surtout appréciée en fonction de problèmes internes, c'est-à-dire des chocs thermiques ou des pressions.

Par ailleurs, vous avez raison, le générateur de vapeur comporte bien une partie correspondant au circuit secondaire et une autre correspondant au circuit primaire. Mais les deux circuits ne sont pas totalement étanches puisqu'un taux de fissure des tubes est toléré. N'étant pas, je le répète, spécialiste de ces questions, je n'ai pas de connaissances qui me permettraient de dire que cela pose un problème particulier. Ce que je sais, c'est que le taux de fuite se mesure au niveau de radioactivité présent dans le circuit secondaire. Si l'étanchéité est parfaite, il est de zéro. S'il est supérieur à zéro, c'est qu'il existe une fissure. Dans ce cas, la procédure consiste, durant les arrêts de tranche, soit à boucher les tubes défectueux, soit à changer le générateur de vapeur.

Il est vrai qu'aujourd'hui, nous sommes au courant de beaucoup de choses. En 1986, lorsque la CRIIRAD a été créé, nous avions beaucoup de mal à obtenir des informations. Mais, si les choses ont changé, tous les problèmes sont-ils pour autant réglés ? En tout cas, on risque de mettre en route, avec l'EPR, un réacteur d'une très grande puissance, qui est un prototype – au sujet duquel il existe donc beaucoup d'incertitudes – et dont on sait que certaines pièces sont non conformes. Je ne suis pas certain que, dans l'aéronautique ou dans toute autre industrie à risque, on traiterait la question de cette manière. Voilà ce qui m'inquiète.

Évidemment, après Fukushima, l'ASN a totalement changé de discours quant à la possibilité qu'un accident survienne. Pour son président, en effet – et cela m'a beaucoup surpris –, ce qui était impossible est arrivé et peut donc se reproduire. Sur le terrain, des choses se sont passées, mais cela n'a pas empêché – je l'ai évoqué dans mon introduction car c'est pour moi exemplaire – la déroute de l'EPR de se poursuivre, en 2012, 2013, 2014... L'ASN a peut-être tenté de redresser la barre, mais elle n'y est pas parvenue : à preuve, l'EPR a été entièrement monté alors que l'on sait que beaucoup de pièces sont non conformes.

Ai-je des preuves des négociations ? Évidemment, non : elles ne se passent pas au grand jour. Ce que je sais, c'est qu'en dehors des réunions, des inspecteurs de l'ASN, que je côtoie et que j'apprécie, cherchent à se justifier en disant qu'ils auraient souhaité que l'exploitant réalise tels travaux mais qu'ils ne sont pas parvenus à l'obtenir. Voilà ce que j'entends. S'agit-il d'éléments essentiels pour la sûreté ? Il est difficile de le savoir. Prenons l'exemple de l'usine d'Orano de Romans-sur-Isère, qui fabrique les combustibles. Cette usine comprend un atelier qui fabrique les combustibles destinés à la recherche et aux sous-marins nucléaires, donc hautement enrichis. Depuis très longtemps, bien avant Fukushima, l'Autorité de sûreté nucléaire estimait que cet atelier, où le risque de criticité est très élevé, devait faire l'objet de travaux. Elle a insisté à nouveau et Orano a accepté de les réaliser. Mais l'atelier est arrêté pour un an ! Il s'agit donc de travaux considérables. On a eu de la chance : jusqu'à présent, il ne s'est rien passé… Mais, en tant que citoyen et riverain de cette usine, j'aimerais avoir davantage de garanties.

Par ailleurs, depuis 1989, date à laquelle notre réseau de surveillance de la radioactivité de l'air a été installé, nous n'avons pas eu à gérer une situation de crise de type Tchernobyl et nous n'avons pas non plus décelé de radioactivité dans l'air de la vallée du Rhône. C'est donc très rassurant. C'est en cela que ce réseau est utile car, souvent, lorsque les gens entendent parler d'un problème – il a ainsi beaucoup été question de ruthénium –, ils appellent la CRIIRAD en disant qu'ils n'osent plus sortir avec leurs enfants. Grâce à notre réseau, nous avons pu leur garantir que nous n'étions pas concernés. À deux reprises, nous avons détecté un taux de radioactivité sans que ce soit une catastrophe ou que cela présente un risque sanitaire – chez nous, en tout cas. La première fois, à la fin des années 1990, un accident s'était produit à Algesiras, en Espagne : une source de césium, qui avait été refondue dans une fonderie, s'était volatilisée. Les autorités espagnoles n'avaient rien dit et les autorités françaises n'étaient pas au courant. Nous avons donc été les premiers à dire qu'il s'était passé quelque chose et que le problème venait d'Espagne. La seconde fois, c'est après Fukushima. Nous avons détecté une toute petite quantité de radioactivité en provenance du Japon.

Présidence de M. Hervé Saulignac, vice-président de la commission

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Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD)

S'agissant des murs souterrains, vous avez raison : ils peuvent servir à contenir des pollutions chimiques, mais c'est en général sur les sites d'Orano, pas sur ceux d'EDF. Au Tricastin, par exemple, EDF a construit ses propres enceintes géotechniques, dans lesquelles est insérée la nappe, sous la centrale. Mais, de l'autre côté de la route, Orano a également construit de nombreux murs souterrains, pour contenir des pollutions chimiques. Les radioéléments, comme le tritium, passent à travers tout. On en trouve donc à l'extérieur, mais nous aimerions savoir quelle quantité se trouve sous la centrale.

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Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD)

Pas par l'ASN, qui n'a aucun outil de contrôle. En revanche, elle peut demander à l'exploitant d'effectuer des prélèvements et des mesures, ce qu'elle a fait. Nous disposons donc de quelques mesures, mais nous aimerions pouvoir faire notre propre analyse.

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La question étant de savoir qui contrôle celui qui effectue les mesures.

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Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD)

Voilà.

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Je souhaiterais tout d'abord apporter un élément de réponse à la question de notre collègue Aubert sur le taux de concentration en carbone. L'ASN a instruit un dossier de mitigation des risques, car la limite de 0,22 % est une valeur brute ; tout dépend, bien entendu, de la dispersion du défaut dans la pièce. C'est pourquoi elle a éprouvé le besoin d'accélérer ses investigations, qui ont permis de dissiper les doutes. Cette information est disponible sur le site de l'ASN depuis le 12 mars dernier, et la Commission locale d'information et de surveillance (CLIS) de Fessenheim a été avertie par la suite. Il existe donc des procédures d'évaluation ; vous ne pouvez pas le nier. Si l'interdiction est levée, c'est qu'une procédure a été instruite.

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Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD)

J'ai indiqué que je n'étais pas spécialiste de cette question. Nous avons travaillé, comme vous, sur les documents de l'ASN, d'Orano et d'EDF et, selon moi, un dysfonctionnement très grave et redondant s'est produit entre 2005 et 2018. À différents moments, on aurait pu redresser la barre. On ne l'a pas fait et, aujourd'hui, un réacteur est fermé. Le reste n'est qu'une tentative de se raccrocher aux branches. Est-ce si grave que cela ? Je ne peux pas le dire. En tout cas, ce n'est pas normal, ni légal. La loi, les normes, les procédures n'ont pas été respectées. Bien entendu, l'ASN travaille sur le sujet, mais c'est grave d'en arriver là. Il aurait fallu être exemplaire s'agissant d'un réacteur dont on nous avait promis qu'il serait exemplaire. Ce sont toutes les promesses non tenues qui me gênent dans ce dossier.

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Les sites nucléaires sont équipés d'un certain nombre de dispositifs de contrôle, notamment des portiques. Vous paraissent-ils suffisants ? Les seuils sont-ils correctement définis ? Par ailleurs, quel regard portez-vous sur les moyens mis en oeuvre pour assurer la sûreté et la sécurité des transports de matières dangereuses ?

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Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD)

En ce qui concerne le personnel, je n'ai pas de preuves que le contrôle ne fonctionne pas correctement. C'est d'abord l'affaire des salariés. Je sais que les syndicats, et ils ont raison, sont vigilants sur ce point. Mais je ne peux pas porter un jugement sur le fonctionnement concret des dispositifs. Cependant, les sous-traitants ne présentent pas les mêmes garanties que les employés d'EDF eux-mêmes, ce qui pose problème. En ce qui concerne la sortie des matières, de gravats par exemple, on sait que quelques écarts ont été commis. Ainsi, il y a environ trois ou quatre ans, des camions se sont délestés de gravats un peu radioactifs provenant du Bugey dans une décharge banale. Cela a été détecté et, me semble-t-il, corrigé. Je n'ai pas connaissance de situations alarmantes dans ce domaine.

Les transports de matières radioactives sont plus embêtants. Il existe toutes sortes de matières de ce type – déchets médicaux, combustibles usés…, – qui présentent, du point de vue de la sûreté et de la sécurité, des risques très différents suivant la nature des radioéléments présents. Pour notre part, nous avons travaillé sur les normes qui sont censées être appliquées. Il faut en effet savoir qu'à une époque, ces convois dépassaient les normes, en particulier en matière de contamination. Apparemment, les choses se sont arrangées. Je dis : apparemment, car nous ne sommes pas habilités à effectuer ce type de contrôles, au départ et à l'arrivée. Toujours est-il qu'actuellement, il y a peu d'écarts reconnus en matière de contamination, c'est-à-dire la radioactivité présente à l'extérieur du convoi, donc labile et accessible au public puisque ces transports se font, par définition, sur le domaine public.

Ce que nous constatons, c'est que ces transports sont nombreux, notamment dans la vallée du Rhône. Ainsi, il n'est pas rare que, vous arrêtant sur une aire d'autoroute, vous aperceviez, stationnant là, un véhicule sur lequel est apposé le trèfle radioactif. Il se trouve que, sans être obsédés par la radioactivité, nous avons souvent un appareil de mesure sous la main et je peux vous dire que certains de ces convois émettent des radiations considérables. Comment est-ce possible ? Le problème réside dans la réglementation sur les transports. Nous avons interpellé à plusieurs reprises les autorités françaises et européennes à ce sujet, car cette réglementation est particulièrement laxiste. Je m'explique.

Pour que les matières radioactives n'émettent pas trop de radiations à l'extérieur, elles doivent être enfermées dans des conteneurs aux parois très épaisses, de sorte que l'on transporte peu de matières et beaucoup d'emballage. Évidemment, ce n'est pas très rentable, je le reconnais… Mais, de ce fait, la réglementation autorise des débits de dose, au contact et à distance proche de ces convois, considérables puisqu'ils peuvent atteindre 2 millisieverts par heure. Ainsi, si vous vous trouvez tout à côté d'un convoi, vous pouvez, en une demi-heure, recevoir la dose maximale annuelle en irradiation externe ! Évidemment, c'est choquant. Heureusement, les transports des matières les plus radioactives et les plus dangereuses se font souvent par le train. Mais ces trains s'arrêtent dans des gares de voyageurs. L'un d'eux, par exemple, qui transporte des combustibles usés, remonte régulièrement la vallée du Rhône vers La Hague, et il doit s'arrêter en gare de Valence, avant de pénétrer dans un tunnel qui ne comporte que deux ou trois voies. Il peut stationner ainsi pendant une demi-heure ou trois quarts d'heure à proximité de voyageurs, notamment des enfants, des femmes enceintes, qui, en très peu de temps, peuvent recevoir la dose maximale annuelle. Ce n'est pas normal ! La sécurité est en cause également : comment protéger ces convois ?

En matière de transport, il y a donc beaucoup à faire. Je sais que certains maires se plaignent de ne pas être forcément informés lorsque des camions transportant des matières dangereuses traversent leur commune. Nous nous éloignons peut-être des sujets que vous souhaitiez aborder, mais la sûreté et la sécurité des transports est un véritable problème. Un reportage consacré à cette question a récemment été diffusé à la télévision, mais il portait sur les convois les plus embêtants qui, heureusement, sont rares. Il y en a beaucoup d'autres. Là encore, nous avons eu beaucoup de chance, jusqu'à présent. Il y a eu quelques pépins – je pense à l'incendie, sur le plateau de Langres, d'un camion qui transportait des détecteurs de fumée radioactifs et qui a contaminé son environnement –, mais pas de catastrophe. Or certains convois, qui circulent sans aucune escorte, pourraient être pris pour cibles, car ce sont des bombes sales ambulantes. Pour une personne malveillante, il est beaucoup plus facile de s'en prendre à ces camions qu'à des convois de combustibles usés qui, eux, sont escortés. Est-ce suffisant ? Je ne sais pas.

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Vous avez indiqué que le public situé à proximité de ces convois pouvait recevoir la dose maximale annuelle. À combien de millisieverts l'évaluez-vous ?

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Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD)

Selon la réglementation française et européenne, pour le public, la dose maximale annuelle est de 1 millisievert, hors radioactivité naturelle et doses reçues dans un cadre médical. Or, pour ces convois, le débit autorisé est de 2 millisieverts par heure. Si vous êtes à proximité de l'un d'eux, vous recevez donc, en une demi-heure, 1 millisievert, soit la dose maximale annuelle. Nous avons alerté les autorités à plusieurs reprises sur cette réglementation ; elles ne bougent pas. Ces radiations ne concernent pas tous les convois, loin de là. Heureusement !

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Vous insistez, et c'est un point important, sur l'information des citoyens. Vous venez ainsi d'évoquer le fait que les maires des communes traversées par les camions ou les trains n'étaient pas informés du passage de ces convois alors qu'en cas de problème, ce sont eux qui sont censés réagir.

Par ailleurs, plusieurs instances sont chargées d'informer le public : les Commissions locales d'information (CLI) et l'Association nationale des comités et commissions locales d'information (ANCCLI), mais aussi le Haut comité pour la transparence et l'information sur la sécurité nucléaire (HCTISN), créé en 2006. Considérez-vous que ce Haut comité contribue à renforcer la transparence et à améliorer l'information du public ? Pourrait-il faire davantage ? Sa composition vous paraît-elle satisfaisante ? Le fait est que l'information abonde ; la question qui se pose est celle de savoir comment les citoyens peuvent se l'approprier.

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Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD)

Honnêtement, le HCTISN n'a pas amélioré la situation d'un iota. Reprenons l'exemple de l'EPR. La CRIIRAD a démontré les dysfonctionnements que j'ai évoqués tout à l'heure. Quelle a été la contribution du Haut comité ? Aucune. Il n'a pas amélioré l'information du public sur ce sujet. Ce n'est pas lui qui a identifié les défaillances énormes du système de validation des pièces. À sa création, en 2006, ma position était : wait and see… Douze ans après, sur quoi a-t-il travaillé et en quoi a-t-il fait avancer la transparence et l'information du public ? Pour moi, le dossier est vide.

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Ses représentants, que nous venons d'auditionner, nous ont indiqué qu'il avait publié deux rapports, notamment sur l'EPR, et permis que les échanges de courriers entre l'exploitant et l'ASN soient rendus publics. Ils ont du reste précisé qu'ils ne l'avaient pas été dans leur intégralité.

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Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD)

Le Haut comité existe, il faut bien qu'il fasse quelque chose. Mais est-ce ce Haut comité qui a mis au jour les lacunes importantes dont je parlais ? Non.

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Je précise que l'une de nos collègues, Mme Pouzyreff, vient d'en être nommée membre.

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Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD)

Bon courage, madame ! (Sourires.)

L'intention est louable. Lorsque le HCTISN a été créé, la CRIIRAD a été sollicitée pour en faire partie, en tant qu'association. Nous avons répondu que nous allions réfléchir et attendre de connaître notamment les moyens dont il disposerait et sa composition. Or son premier président était le haut fonctionnaire de défense. Comme gage de transparence, il y a mieux. Mais passons… Aujourd'hui, ce n'est plus lui. De fait, le HCTISN n'a pas fait évoluer les choses. Si, demain, il fait ce que j'estime être son véritable travail, c'est-à-dire marquer à la culotte l'ASN et les exploitants, très bien ! Ce qui me gêne, ce n'est pas l'étiquette, c'est que l'on fasse croire que, grâce aux CLI, à l'ANCCLI, au Haut comité, à l'expert qu'est l'IRSN, on est entré dans le monde de la transparence. Certes, nous ne sommes plus en 1986 : internet donne accès, aujourd'hui, à des documents que nous n'avions pas à l'époque. Mais l'information objective du public a-t-elle progressé pour autant ? Je n'en suis pas persuadé.

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Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD)

Il faudrait changer beaucoup de choses ! Par exemple, si les dysfonctionnements que j'ai mentionnés ne sont pas sanctionnés, on recommencera. Pourquoi ne se reproduiraient-ils pas ? Il faut les sanctionner et en tirer les enseignements.

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Je l'ai bien compris. Mais que faut-il faire pour améliorer l'information ?

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Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD)

Il faut que l'information soit de qualité. Or, je suis désolé, celle qui a été donnée au public sur le dossier de l'EPR n'est pas du tout à la hauteur. Elle est même mensongère, à certains égards – on ne travestit pas forcément la réalité : on peut mentir par omission. Tout à l'heure, j'ai prêté le serment de dire la vérité et cela ne m'a posé aucun problème. Mais j'ai écouté quelques-unes des auditions de votre commission : certaines personnes ont dit des choses fausses. Je ne peux pas affirmer que ce sont des mensonges car je ne peux pas prouver l'intentionnalité ; ce peut être simplement de la méconnaissance. J'ai juré de dire la vérité, mais qu'est-ce que la vérité ? Quoi qu'il en soit, le système est un peu pervers : en tant qu'expert, plus vous mentez, plus vous avez de chance d'avoir du boulot ; plus vous dérangez, moins vous aurez de travail. Or l'information doit être de qualité pour que les gens aient confiance. Aujourd'hui, on en vient à douter.

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Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD)

Je pense à certains propos qui ont été tenus sur le cycle du combustible. Ce ne sont pas des éléments fondamentaux, je vous rassure, mais ils s'inscrivent dans la communication élaborée par les exploitants à propos des déchets, par exemple. Sur ce sujet, certaines choses ont été dites qui sont incorrectes. Ce qui a été dit sur la quantité de déchets, sur le recyclage, était faux. Je ne vais pas donner de noms.

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Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD)

Plusieurs personnes vous ont présenté le cycle du combustible comme un cycle fermé. Allez sur le site de l'ANCCLI, du Haut comité, de l'ASN, de l'IRSN, d'EDF ou d'Orano : vous trouverez le même tableau du bilan du cycle du combustible, du bilan matière, en gros. Or il ne correspond pas du tout à la réalité.

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Je ne suis membre du HCTISN que depuis peu. Il serait donc présomptueux de ma part d'annoncer que tout va changer. Mais, si je partage certains de vos constats, des évolutions sont intervenues, et j'espère que, si vous participez au prochain comité, le regard que vous portez sur cette instance évoluera également.

Le HCTISN s'est sans doute un peu enfermé dans sa mission, qui est de donner une information de qualité et responsable. Or, si cette information n'est pas accompagnée de la volonté de communiquer au plus grand nombre et de faire de la pédagogie, on ne parvient pas à toucher le public. Il lui faut donc trouver un équilibre difficile à atteindre entre information technique et communication. Il en va de même pour l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) et l'ASN, qui publient des informations sur leurs sites internet. On dit que le grand public ne fait pas l'effort de s'informer mais, si tel est le cas, c'est sans doute parce que la communication n'est pas suffisamment adaptée. Je leur ai cité, à ce propos, l'exemple de la communication et de l'information finlandaises sur le projet d'Onkalo, qui est, me semble-t-il, de nature à parler au grand public et qui est assez exemplaire à cet égard. On en est très loin, dans le cas de Cigeo. Des efforts sont faits, mais peut-être n'est-il pas dans notre culture de communiquer de manière pédagogique sur des éléments techniques aussi essentiels.

Par ailleurs, le rapport sur le cycle du combustible intégrait auparavant beaucoup de détails qui relèvent désormais du Plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs (PNGMDR), lequel va faire l'objet d'un débat public organisé par la Commission nationale du débat public (CNDP). On voit donc bien que les choses évoluent dans le bon sens. En tout cas, sachez que j'ai demandé, dans le cadre de la mise à jour du rapport sur le cycle du combustible, que l'on ne parle plus de cycle fermé. Ce rapport sera publié en juin et tous les participants, que ce soit EDF ou Orano, feront bien la distinction entre le cycle fermé idéal, le cycle réel et le cycle futur, en prenant en compte, bien entendu, la question des déchets, notamment ceux de haute activité.

Le HCTISN a l'avantage de rassembler un expert de Greenpeace, des membres de la société civile, les ministères, EDF, Orano… Tous sont assis autour d'une table et les échanges sont très constructifs. Il n'y a donc pas de raison qu'il ne produise pas une information de bonne qualité et fiable. Il faut simplement lui donner l'occasion de montrer davantage ses talents et compétences.

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À propos du cycle du combustible, j'ai très bien compris à quoi vous faisiez allusion, monsieur Desbordes.

En matière de sûreté, des questions se posent au sujet de l'entreposage des combustibles usés et du stockage des déchets, que l'on qualifiera d'ultimes même si cela dépend des choix de politique énergétique qui seront faits à l'avenir. Je souhaiterais donc, d'une part, savoir si la CRIIRAD a réalisé des travaux sur les avantages et inconvénients respectifs de l'entreposage en piscine et de l'entreposage à sec et, d'autre part, connaître votre opinion sur le mode de stockage des déchets de haute activité à vie longue choisi dans le cadre de Cigéo. Est-ce, du point de vue de la sûreté et même de la sécurité, l'option qu'il faut retenir ou le stockage en subsurface vous paraît-il préférable ?

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Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD)

Cigéo est le choix le plus irresponsable qui pouvait être fait. Je m'explique. Ces déchets existent. La priorité est, tout d'abord, de les mettre en sécurité. Le sont-ils aujourd'hui, dans les piscines d'EDF, situées à l'intérieur des installations nucléaires, et celles d'Orano, à La Hague, voire à Marcoule – on parle également d'une grande piscine ? Je ne sais pas laquelle des deux techniques – sous l'eau ou sous air – est la meilleure. J'ignore pourquoi les Américains ont choisi celle d'entreposage sous air, que leur a vendue Areva. En France, on privilégie plutôt l'entreposage sous l'eau. Mais je ne connais pas leurs avantages et leurs inconvénients respectifs.

En revanche, Cigéo est un choix irresponsable. En effet, plus on fait de recherches sur le sujet – et il y en a beaucoup : je pense aux études de l'ANDRA et du CEA, sans parler de toutes les thèses consacrées à ce sujet – plus on soulève de questions. On s'en est bien aperçu lors des deux journées d'études organisées par l'IRSN au mois de décembre dernier, au cours desquels l'Institut a planché sur le dossier de l'ANDRA. Non seulement on n'a pas toutes les réponses, mais on ne sait même pas si l'on s'est posé toutes les questions qu'il faut se poser à propos de Cigéo, sachant que le stockage géologique est, par définition, irréversible. En apprenant que la loi de 2006 évoquait un stockage géologique réversible, j'ai sauté au plafond. Mais qu'ont donc écrit nos députés ? C'est un non-sens, puisque le stockage géologique est constitué de barrières infranchissables, de l'intérieur vers l'extérieur. On dit maintenant que les déchets seraient « récupérables » ; je n'y crois pas davantage. Beaucoup de déchets historiques, situés à Cadarache ou à Marcoule, sont récupérables et, pourtant, on ne les récupère pas car cela pose trop de problèmes.

Dans ces conditions, il n'y a, selon moi, aucune urgence à prendre une décision. Protéger les générations futures, c'est leur laisser faire ce choix. Peut-être décideront-elles d'enfouir les déchets, mais il est prématuré de faire un tel choix aujourd'hui : ce serait prendre beaucoup trop de risques. Dans l'attente d'un choix éclairé sur l'enfouissement, la priorité est de mettre ces déchets en sécurité. Que faut-il faire pour cela ? Manifestement, il existe des lacunes dans ce domaine. C'est en tout cas ce que dit notamment Greenpeace, même si je n'ai pas consulté son rapport. Mais, je le répète, il est irresponsable de prendre une décision aujourd'hui. On va choisir à la place de nos arrière-petits-enfants. On leur laisse un cadeau empoisonné : c'est à eux de dire ce qu'ils veulent en faire.

Il est vrai que l'entreposage en subsurface pourrait être une solution. Je ne suis pas spécialiste de la question, mais des gens étudient cette option depuis très longtemps. Or, on les ignore. Ils sont pourtant du CEA : ils sont de la maison ! Je pense à ce qui se fait à Tournemire, par exemple. Il s'agit d'entreposage et non de stockage. Mais il faut en déterminer la durée car, si vous dites aux gens que l'on va entreposer des déchets chez eux pendant 300 ans, ils vont trouver ça long... Il faut donc définir une feuille de route. Celle-ci, du reste, était prévue dans la loi de 1991 de M. Bataille, loi qui a été complètement laminée par les suivantes.

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Vous dites qu'il faut laisser choisir les générations suivantes. Au plan philosophique, nous pouvons tous être d'accord sur ce point. Mais la durée de vie de ces déchets étant de plusieurs dizaines de milliers d'années, il faudra de toute façon choisir, un jour, pour les générations futures. Que doit-on attendre, selon vous, pour faire ce choix ?

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Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD)

C'est une question que j'ai moi-même posée il y a quarante ou cinquante ans, au début du nucléaire, et qui se pose de manière évidente aujourd'hui. Quelle est la justification du nucléaire ? De fait, on traite les dossiers séparément : on parle de Cigéo d'un côté, du transport des déchets de l'autre… On saucissonne. Or, c'est de l'ensemble qu'il faut discuter : le nucléaire présente-t-il des avantages tels qu'ils justifient que l'on fasse le choix de cette filière, malgré ses inconvénients ? Cette discussion-là n'a jamais lieu. Les déchets, par exemple, on sait depuis le départ qu'il faudra les traiter, mais on n'avait pas la solution et on a renvoyé le problème à plus tard. J'espère – je suis très optimiste, de nature – que l'on trouvera une solution d'ici à vingt ans. Mais, avec Cigéo, on a mis le turbo pour aller vers l'irréversible. Cela ne me convient pas. On a raté une étape.

M. Bataille était optimiste puisqu'il prévoyait quinze années de recherches, jusqu'en 2006. Évidemment, ce n'est pas suffisant. Force est en effet de constater, vingt-sept ans après, que l'on n'a toujours pas exploré toutes les voies de recherche. Et plus on étudie l'enfouissement, plus surgissent de nouvelles questions. En théorie, l'enfouissement se fait un peu sur le modèle des poupées russes, par l'installation de plusieurs barrières infranchissables. Mais lorsqu'on se demande, par exemple, comment, concrètement, agencer et ranger les colis – en ligne ou en hauteur ? –, cela devient très compliqué, et l'on est loin d'avoir toutes les solutions. Je préférerais que l'on ne commence pas à enfouir des déchets avant d'avoir les réponses à toutes ces questions. Cigéo, c'est trop tôt ! La phase de recherche n'est pas terminée.

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Contrairement au projet finlandais, qui prévoit une fermeture du site et donc un enfouissement des déchets pour l'éternité, le projet Cigéo prévoit une réversibilité pendant 150 ans. Vous dites, monsieur Desbordes, qu'il est trop tôt pour prendre une décision. Mais reprenons la chronologie. En 1991, la loi Bataille a prévu une phase de recherche de quinze années durant laquelle trois hypothèses devaient être étudiées : l'enfouissement de longue durée, la séparation-transmutation et le stockage en couche géologique profonde. On estime aujourd'hui, au terme de ces longues années de recherche, que l'on peut opter pour le stockage en couche géologique profonde, tout en prévoyant une durée d'exploitation de 150 ans, précisément pour laisser aux générations futures la possibilité de revenir sur ce choix. Je ne comprends donc pas pourquoi vous affirmez que ce stockage sera irréversible.

J'ajoute que, lorsque la déclaration d'intérêt public, qui fera l'objet d'un débat citoyen, aura été acceptée, on entrera dans une phase pilote qui s'étendra de 2025 à 2035. On ne peut donc pas dire que l'on se précipite et que l'on ne pense pas aux générations futures. Au contraire, il me semble que nous assumons nos responsabilités vis-à-vis de ces générations futures en ne laissant pas les déchets en surface, dans une situation un peu plus précaire, et en nous préoccupant de l'avenir à 100 ou 150 ans.

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Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD)

Tout d'abord, je ne dis pas qu'il faut les laisser en surface, à l'abandon. Les mettre en sécurité est, selon moi, la priorité. Or, j'estime qu'ils ne le sont pas. De nombreuses personnes se sont penchées sur la question, et EDF elle-même reconnaît que les piscines sont pleines. Ensuite, la loi Bataille prévoyait uniquement une phase de recherche sur l'entreposage de longue durée, la transmutation et l'enfouissement. S'agissant de l'enfouissement, cette recherche devait porter sur trois matrices possibles et, pour chacune d'elles, à deux endroits différents, soit deux labos dans l'argile, deux labos dans le granit et deux labos dans le sel. Par conséquent, en 2006, nous étions censés avoir six laboratoires ayant travaillé pendant quinze ans sur trois matrices différentes, de manière à pouvoir comparer objectivement les résultats.

Force est de reconnaître qu'au bout de quinze ans, beaucoup d'argent a été investi dans l'enfouissement et dans un seul labo au lieu de six. Dans les années 1990, lorsqu'on a commencé à parler de Bure, j'ai rencontré, à leur demande, les élus de la Haute-Marne. Puisqu'on ne voyait pas se profiler d'études sur le sel et le granit, je leur avais dit que, puisqu'ils avaient accepté d'accueillir le labo, ils auraient les déchets. Mais ce n'est qu'un laboratoire, m'ont-ils répondu ! À quoi j'ai répliqué qu'ils étaient fort naïfs : puisqu'un seul labo avait été installé, c'est là que seraient enfouis les déchets. Hélas, j'avais raison. Les dés étaient pipés. Toujours est-il que beaucoup d'argent a été investi dans l'enfouissement, et d'une manière pas du tout équitable, contrairement à ce qu'avait souhaité M. Bataille.

Sont ensuite apparues les notions de « réversibilité », dans la loi de 2006, puis de « récupérabilité », dans celle de 2016, qui sont, selon moi, un non-sens scientifique. La conception même du stockage géologique implique l'irréversibilité ; il ne peut pas en être autrement. Quant à la phase intermédiaire, je n'y crois pas : on ne reviendra pas en arrière. On m'a raconté tellement de bêtises que je ne fais plus confiance. J'ai cru à la loi Bataille de 1991 et on s'est moqué de moi.

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Je vous remercie, monsieur Desbordes. Je vous saurai gré de bien vouloir nous envoyer les réponses au questionnaire que nous vous avons adressé.

L'audition s'achève à douze heures trente.

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Membres présents ou excusés

Réunion du jeudi 5 avril 2018 à 10 h 30 :

Présents. - Mme Bérangère Abba, M. Julien Aubert, M. Philippe Bolo, Mme Émilie Cariou, M. Paul Christophe, M. Claude de Ganay, Mme Perrine Goulet, M. Anthony Morenas, M. Patrice Perrot, M. Jimmy Pahun, Mme Barbara Pompili, Mme Natalia Pouzyreff, Mme Isabelle Rauch, M. Hervé Saulignac, M. Jean-Marc Zulesi.

Excusés. – M. Xavier Batut, M. Christophe Bouillon, M. Fabrice Brun, M. Anthony Cellier.