Commission d'enquête sur la lutte contre les groupuscules d'extrême droite en france

Réunion du jeudi 9 mai 2019 à 8h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

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La réunion

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La séance est ouverte à 8 heures 05.

Présidence de Mme Muriel Ressiguier, présidente.

La commission d'enquête entend Mme Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la Justice, et de Mme Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces.

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Mes chers collègues, la commission d'enquête relative à la lutte contre les groupuscules d'extrême droite poursuit ses travaux avec l'audition de Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice.

Madame la ministre, votre audition et celle du ministre de l'intérieur, qui aura lieu tout à l'heure, viennent clore le cycle d'auditions de cette commission d'enquête. Il s'agira donc d'évoquer avec vous l'ensemble des questions et sujets relevant de votre compétence dont la commission a eu à connaître dans le cadre de ses travaux et sur lesquels votre éclairage nous sera précieux. Je rappelle que le périmètre de cette commission d'enquête, conformément aux dispositions de la résolution qui a conduit à sa création, est exclusivement délimité de la manière suivante : faire un état des lieux sur l'ampleur du caractère délictuel et criminel des pratiques des groupuscules d'extrême droite, ainsi qu'émettre des propositions, portant notamment sur la création d'outils visant à lutter plus efficacement contre les menaces perpétrées à l'encontre de nos institutions et de leurs agents, ainsi qu'à l'égard des citoyens et citoyennes.

Cette audition est ouverte à la presse et fait l'objet d'une retransmission en direct sur le site internet de l'Assemblée nationale. Son enregistrement sera également disponible pendant quelques mois sur le portail vidéo de l'Assemblée nationale. Je vous signale par ailleurs que la commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui sera fait de cette audition.

Conformément aux dispositions du troisième alinéa du II de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, qui prévoit qu'à l'exception des mineurs de seize ans, toute personne dont une commission d'enquête a jugé l'audition utile est entendue sous serment, je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice, et Mme Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces, prêtent successivement serment.)

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Je vous laisse maintenant la parole pour un propos liminaire d'une durée d'une quinzaine de minutes, qui sera suivi d'un échange de questions et de réponses.

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Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice

Madame la présidente, monsieur le rapporteur, messieurs les députés, je vous remercie de votre invitation qui s'inscrit dans le prolongement de l'audition que vous avez effectuée précédemment de Mme Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces, qui m'accompagne à nouveau aujourd'hui et qui vous avait dressé un état des lieux de la manière dont le droit pénal et la politique pénale appréhendent la lutte contre les pratiques des groupuscules d'extrême droite.

Je sais par ailleurs que, dans le cadre de vos travaux, vous avez eu l'occasion d'auditionner le secrétaire d'État auprès du ministre de l'intérieur, Laurent Nuñez. À cette occasion, celui-ci s'est exprimé sur les moyens dont disposent les services de renseignement pour suivre ces groupuscules, ainsi que sur les moyens juridiques auxquels peuvent recourir ses services pour engager, quand cela est nécessaire, une procédure administrative de dissolution.

Je crois également savoir que l'ancien secrétaire d'État chargé du numérique, Mounir Mahjoubi, a fait état devant votre commission des différentes actions menées par son secrétariat d'État en matière de prévention et de sensibilisation des plateformes contre ce qu'il est désormais convenu d'appeler la fachosphère.

Si vous le permettez, je ne m'étendrai pas sur les différents points déjà abordés par mes collègues du Gouvernement lors de leurs auditions, et je concentrerai mon propos sur les points qui intéressent spécifiquement l'action judiciaire, tant dans son volet pénal que civil. Sachez par ailleurs que le questionnaire qui a été adressé lundi après-midi à mon cabinet par les services de l'Assemblée a immédiatement été transmis aux différents services concernés mais que, compte tenu du nombre important de questions qui y figurent – plus d'une quarantaine – sur des sujets qui sont parfois éminemment techniques et transversaux, puisqu'il s'agit de droit pénal, de politique pénale, de droit civil, de droit administratif ou encore de demandes de statistiques, il n'a pas été raisonnablement possible de vous le retourner entièrement renseigné dans le délai bref dont nous disposions avant mon audition. Bien évidemment, mes services vous le feront parvenir très rapidement afin que vous puissiez avoir les renseignements que vous demandez.

Mme la directrice des affaires criminelles et des grâces et M. le directeur des affaires civiles et du sceau, qui m'accompagnent aujourd'hui, pourront le cas échéant nous éclairer sur certains points particulièrement techniques à l'occasion de la séance de questions et réponses qui va suivre.

Je souhaite dans un premier temps aborder le cadre juridique actuel de la question que vous avez posée, avant d'évoquer les évolutions envisagées. Pour ce qui est du premier point, je vous parlerai d'abord du cadre pénal général, puis de la question des peines et de la dissolution des groupements.

Pour ce qui est de la politique pénale générale, le phénomène des groupuscules d'extrême droite constitue une préoccupation forte de ce gouvernement et de mon ministère en particulier. L'idéologie qui sous-tend ces groupuscules constitue en effet un défi pour le vivre ensemble en ce qu'elle promeut le repli identitaire, le refus de l'autre et l'exacerbation de sentiments d'animosité qui sont contraires aux valeurs de fraternité qui fondent notre pacte républicain. Lorsque cette idéologie se traduit par des propos ou des comportements discriminatoires ou haineux, leurs adeptes tombent alors sous le coup d'infractions pénales.

En tant que garde des sceaux, il m'appartient de mobiliser les acteurs de l'autorité judiciaire autour d'une politique pénale qui vise à lutter contre ce type d'agissements. C'est ce que j'ai fait récemment en diffusant aux parquets généraux une circulaire que j'ai signée le 4 avril dernier, appelant spécifiquement à une mobilisation renforcée face à la multiplication des actes racistes, antisémites et homophobes commis ces derniers mois dans l'espace public et face à la recrudescence des propos haineux, facilitée par le développement d'internet.

À ce stade de mon propos, je voudrais toutefois faire une précision de méthode pour indiquer que, statistiquement, mon administration n'est pas en mesure de quantifier avec précision le phénomène des groupuscules d'extrême droite. Je vous rappelle en effet que l'appartenance à de tels groupes ne constitue pas une infraction en tant que telle. L'infraction peut être appréhendée soit par le biais des infractions spéciales à la loi relative à la liberté de la presse – provocation non publique à la haine ou à la discrimination, contestation de crimes contre l'humanité etc. –, qui permet de réprimer toutes les infractions commises, quel que soit leur support, soit par la prise en compte de circonstances aggravantes lorsque le mobile de l'infraction est fondé sur des considérations racistes, xénophobes ou antisémites. En fait, pour tenter de quantifier ou d'appréhender le phénomène des groupuscules d'extrême droite, il nous faut passer par le mobile qui sous-tend le passage à l'acte, le mobile raciste qui peut aggraver la répression.

Constitue en effet une circonstance aggravante, le fait de commettre une infraction à raison de l'appartenance ou de la non-appartenance de la victime à une prétendue race, une ethnie, une nation, ou à raison de son sexe, de son orientation sexuelle ou de son identité de genre vraie ou supposée. Cette circonstance aggravante générale, qui concerne désormais tous les crimes et délits punis d'un an d'emprisonnement, est prévue depuis l'adoption de la loi du 27 janvier 2017 relative à l'égalité et à la citoyenneté.

C'est ainsi que tout fait délictuel ou criminel d'atteinte aux biens – tel que le vol – ou d'atteinte aux personnes – tel que les violences volontaires – peut désormais entraîner une aggravation de la peine encourue s'il est établi qu'il a été commis à raison d'un mobile raciste, xénophobe, antisémite ou homophobe, par exemple. Je pense bien entendu ici aux rixes qui peuvent survenir sur la voie publique entre groupes antagonistes d'ultras, par exemple, ou en marge de manifestations. Je pense également aux agressions à mobile raciste commises sur des individus en raison de la couleur de leur peau ou de leur confession religieuse, ou encore aux dégradations commises au préjudice de locaux d'élus progressistes ou d'associations, par exemple pro-migrants.

Par ailleurs, la notion même de groupuscules peut trouver une qualification juridique à travers les infractions autonomes de participation à un groupement en vue de la préparation de violences volontaires ou de dégradations de biens – article 222-14-2 du code pénal –, voire d'association de malfaiteurs – article 450-1 du code pénal. La circonstance aggravante de bande organisée, prévue à l'article 132-71 du code pénal, peut également servir à qualifier pénalement l'action concertée de ce type de groupements. Certains groupuscules ont ainsi pu préparer des actions violentes qui s'apparentent à des actions de type terroriste, comme vous l'a indiqué Laurent Nuñez lorsque vous l'avez auditionné le 7 février dernier. Leurs cibles sont généralement les représentants des pouvoirs publics, les membres de la communauté musulmane, de la communauté homosexuelle ou encore les associations d'aide aux migrants.

Plusieurs procédures ont ainsi été ouvertes en 2017 et 2018 par la section antiterroriste du parquet de Paris des chefs d'association de malfaiteurs terroriste, apologie du terrorisme, détention d'armes ou d'engins explosifs ou incendiaires, visant des membres de l'ultra-droite soupçonnés de fomenter de tels passages à l'acte violents. Pour ce qui est des procédures en cours, il ne m'est pas possible de les évoquer en détail, mais sachez qu'en la matière, le parquet de Paris travaille en étroite coopération avec les services de renseignement intérieur afin de détecter et de déjouer le plus en amont possible les agissements des membres des mouvances radicales.

Après le cadre pénal général, j'en viens maintenant aux peines encourues et au régime de la dissolution. Les auteurs des faits que je viens de citer s'exposent évidemment à des peines. À titre individuel, chaque individu s'expose à des peines d'emprisonnement ou d'amende dans la limite des maxima prévus pour chaque infraction. À titre d'exemple, la peine d'emprisonnement encourue en cas de violences aggravées va de trois à dix ans, en fonction de circonstances aggravantes retenues et de cinq à dix ans en matière d'association de malfaiteurs.

Au-delà du cas des individus, ces groupuscules peuvent, en tant que tels, faire l'objet d'une procédure de dissolution, sur la base de différents fondements juridiques, – administratif d'une part, judiciaire d'autre part.

Ces groupuscules peuvent donc tout d'abord faire l'objet d'une procédure de dissolution administrative, qui est une mesure de police administrative soumise au ministère de l'intérieur et prise par le Président de la République en conseil des ministres, conformément à l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure. Ce texte, issu de la loi du 10 janvier 1936, vise plusieurs hypothèses, dont la dissolution des associations ou groupements de fait qui présentent par leur forme et leur organisation militaire le caractère de groupes de combat ou de milices privées, ou qui provoquent à la discrimination, à la haine ou à la violence.

Ainsi, la dissolution du mouvement d'ultra-droite Bastion social a été prononcée le 24 avril dernier en conseil des ministres, en même temps que celle de six autres mouvements, à savoir Les Petits Reblochons, l'association Lugdunum, le cercle Frédéric Mistral, le cercle Honoré d'Estienne d'Orves, l'association Arvernis et Solidarité Argentoratum. C'est également sur ce fondement qu'ont été dissous en 2013 plusieurs groupes d'extrême droite, à savoir L'Œuvre française, Troisième Voie et les Jeunesses nationalistes révolutionnaires.

Au-delà de la mesure de police administrative qu'est la dissolution, ces groupuscules peuvent également faire l'objet d'une dissolution ordonnée par l'autorité judiciaire. Sur le plan pénal, le code pénal prévoit en effet, à l'article 131-39, une peine complémentaire de dissolution de la personne morale qui ne s'applique que dans les cas limitativement prévus – meurtre, torture, terrorisme – et est soumise à des conditions strictes. Cette mesure suppose en effet qu'une infraction ait été commise pour le compte de la personne morale par ses organes ou représentants et que la personne morale ait été créée ou détournée de son objet pour commettre les faits incriminés.

Enfin, sur le plan civil, une action en dissolution d'une association ayant un objet illicite peut être introduite par voie d'assignation devant le tribunal de grande instance du ressort du siège social de l'association, à l'initiative du ministère public ou de tout intéressé. La loi du 1er juillet 1901 prévoit en effet à son article 3 que « toute association fondée sur une cause ou en vue d'un objet illicite, contraire aux lois, aux bonnes mœurs ou qui aurait pour but de porter atteinte à l'intégrité du territoire national et à la forme républicaine du Gouvernement, est nulle et de nul effet. » Ce fondement pourrait éventuellement être retenu s'il était démontré que l'association en cause, au-delà des infractions potentiellement commises, a été fondée sur une cause ou en vue d'un objet illicite, contraire aux lois ou aux bonnes mœurs.

La jurisprudence en a fait une appréciation relativement stricte au regard de la valeur constitutionnelle de la liberté d'association, qui a été érigée par une décision du Conseil constitutionnel du 16 juillet 1971 en un principe fondamental reconnu par les lois de la République ; la liberté d'association est également protégée par l'article 11 de la Convention européenne des droits de l'homme. Ainsi, juridiquement, nous disposons de deux régimes administratifs et judiciaires distincts, même si en pratique les motifs qui peuvent justifier la dissolution, soit dans l'objet de l'association, soit dans ses activités, peuvent être les mêmes.

Après avoir esquissé le cadre juridique actuel, fondé sur la politique pénale générale et sur la question des peines et des dissolutions, je veux maintenant envisager les principales évolutions auxquelles nous tentons de répondre. Ces évolutions concernent à la fois la question de la diffusion de la haine sur internet et les avancées permises par la récente loi de réforme de la justice.

Pour ce qui est de la problématique de la diffusion de la haine sur internet, je ne serais évidemment pas complète dans mon propos si je n'évoquais pas la question de la répression des agissements des groupuscules d'extrême droite sur internet et donc, plus généralement, de la haine en ligne. Les réseaux sociaux permettent une propagation des idées à grande échelle dans un temps très court, et sont en effet des vecteurs de propagande et de communication essentiels pour les groupuscules d'extrême droite, qui peuvent aisément diffuser via internet des propos ou des thèses racistes, antisémites ou homophobes.

Certaines personnalités, comme l'humoriste Dieudonné ou le polémiste Alain Soral, via son site Égalité et réconciliation, développent des idées conspirationnistes, négationnistes et nationalistes, qui sont ensuite reprises par les membres de la mouvance d'extrême droite en ligne. D'autres sites, comme Breiz Atao ou Démocratie participative, déversent des contenus haineux, racistes, antisémites ou homophobes. Ici encore, la notion de groupuscules d'extrême droite ne recouvre pas de réalité juridique, mais tous les agissements de ces groupuscules sur internet sont susceptibles d'être appréhendés par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, quel qu'en soit le support.

L'ensemble des incriminations pouvant être mises en œuvre pour lutter contre les propos haineux diffusés en ligne – injures, diffamation, apologie ou contestation de crimes contre l'humanité – a d'ailleurs été rappelé au parquet dans la circulaire du 4 avril 2019 que j'évoquais précédemment. Cette circulaire mentionne par ailleurs la possibilité offerte au parquet, en complément de leur action pénale traditionnelle, d'utiliser une voie efficace d'action sur le plan civil, avec la procédure du référé et de l'ordonnance sur requête. La loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique permet en effet d'imposer aux hébergeurs de sites, lorsqu'ils peuvent être touchés, le retrait de contenus illicites ou, à défaut, d'enjoindre aux fournisseurs d'accès à internet de bloquer l'accès aux sites internet concernés ou au contenu haineux sur le territoire national. Cette procédure de référé a ainsi été récemment appliquée à propos du site Démocratie participative, qui publiait ce type de propos haineux. Comme vous le voyez, la réponse judiciaire des parquets en la matière n'est pas nécessairement pénale, mais peut aussi être civile, et j'ai vivement encouragé les parquets à utiliser ce type de réponse civile.

La loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l'information a créé un outil supplémentaire pour les praticiens du droit afin de lutter contre la manipulation de l'information, notamment lorsqu'elle est porteuse de contenus de désinformation – certains diront de réinformation – tels ceux que peuvent véhiculer les groupuscules d'extrême droite dont nous parlons. Elle a créé un nouveau référé anti- fake news permettant à un candidat ou un à parti politique de saisir le juge des référés pour faire cesser dans les 48 heures la diffusion de fausses informations durant les trois mois qui précèdent un scrutin national – c'est l'article L. 163-2 du code électoral.

Enfin, permettez-moi de dire un mot de la plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements (PHAROS), qui constitue un outil particulièrement précieux dans la lutte contre la diffusion des thèses d'extrême droite sur internet. Cette plateforme est accessible au public via un portail, qui permet aux internautes, aux fournisseurs d'accès et aux services de veille étatique de signaler en ligne les sites ou contenus contraires aux lois et règlements diffusés sur Internet, ceux-ci pouvant donner lieu le cas échéant à des poursuites du parquet.

Pour terminer, je voudrais dire quelques mots sur les avancées récentes permises par la loi de réforme de la justice que vous avez adoptée récemment, et sur les perspectives qui me paraissent de nature à nous permettre de mieux lutter encore à l'avenir contre la haine en ligne propagée par les groupuscules d'extrême droite. Tout d'abord, pour diversifier et adapter la réponse pénale, la loi de réforme de la justice du 23 mars dernier a prévu, grâce à un amendement de Laëtitia Avia, la possibilité de recourir à l'ordonnance pénale en matière d'infractions de presse, avec pour objectif de faciliter et d'accélérer le prononcé d'amendes pénales contre les auteurs de propos haineux tenus sur internet. Cette procédure de l'ordonnance pénale nous permet en effet d'avoir une procédure écrite sans audience, donc plus rapide – c'est évidemment son intérêt –, mais qui ne permet que de prononcer des amendes.

Cette même loi a par ailleurs consacré la possibilité pour les victimes de propos racistes ou antisémites ou de violences qui, pour diverses raisons, ne veulent pas franchir la porte d'un commissariat ou d'une brigade de gendarmerie, de déposer plainte en ligne, ce qui facilite leurs démarches. La mise en œuvre effective de la plainte en ligne nécessite toutefois le développement de solutions techniques numériques préalables. Dans le cadre d'un travail conjoint que le ministère de la justice et le ministère de l'intérieur sont en train de conduire, j'ai demandé à ce que ces travaux aboutissent prioritairement, concernant ce contentieux en particulier, de sorte que les premiers dépôts de plaintes en ligne en matière de discrimination, de propos et de comportements haineux, puissent intervenir à compter du premier semestre 2020.

Enfin, la proposition de loi de Mme Avia qui sera discutée prochainement prévoit d'améliorer l'efficacité du traitement judiciaire des discours de haine en ligne au regard des difficultés à la fois techniques et juridiques à solliciter le blocage de sites miroirs, lesquels permettent aux éditeurs des sites litigieux de contourner une première ordonnance de blocage. À l'occasion de l'examen de cette proposition de loi, il est possible que se pose à nouveau la question de l'éventualité de basculer les délits de provocation, de diffamation et d'injures racistes de la loi de 1881 dans le régime de droit commun pénal – cette question a en effet déjà été évoquée par le passé.

Comme vous le savez, certains ont souhaité de longue date voir basculer certains délits de presse dans le code pénal. C'est une solution qui, si elle était jugée souhaitable, supposerait que soient étudiées préalablement les difficultés juridiques tenant à cette insertion dans le droit pénal commun. Ces difficultés tiennent principalement au fait qu'il serait nécessaire de réécrire toutes les infractions concernées et qu'à cette occasion, il pourrait être difficile de s'en tenir à l'application stricte du droit commun, dans la mesure où la liberté d'expression revêt une sensibilité particulière – comme vous le savez, le Conseil constitutionnel en a fait l'une des conditions de l'exercice de la démocratie.

Je me tiens maintenant à votre disposition, mesdames et messieurs les députés, pour répondre à vos questions.

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Madame la ministre, l'Allemagne publie un rapport annuel détaillant les différents groupes de l'ultra-droite pouvant menacer l'ordre constitutionnel. Seriez-vous favorable à une parution similaire en France ou, plus largement, à un accroissement de la transparence sur la menace liée aux activités de ces groupuscules, afin de sensibiliser et d'informer l'opinion en lui fournissant des éléments précis et fiables ?

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Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice

À titre personnel, je ne vois que des avantages à ce qu'il y ait davantage de transparence dans ce domaine. Je ne sais pas s'il existe déjà en la matière des éléments que nous pourrions mettre en exergue dans une publication, mais spontanément, je vous dirai que je suis très favorable à ce que nous puissions avoir le plus d'éléments d'information possible sur ces sujets.

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Pouvez-vous nous préciser si la justice dispose de moyens humains et financiers pour lutter spécifiquement contre l'ultra-droite, le cas échéant lesquels, notamment en termes de formation, et si vous les estimez suffisants ? Dans la négative, la mise en place de tels moyens peut-elle être envisagée ?

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Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice

Nous ne disposons pas de moyens spécifiques à l'exception du réseau de référents « racisme et discrimination » présents au sein de chaque parquet, qui ne traitent pas exclusivement ce type de sujet mais ont une compétence spécialisée en la matière. Ces personnes, qui s'ajoutent aux magistrats dont nous disposons de manière classique, constituent des points d'appui très précieux quand il s'agit de traiter ce genre d'affaires. La direction des affaires criminelles et des grâces va d'ailleurs réunir prochainement ces référents pour réévoquer la circulaire du 4 avril et la problématique dont nous parlons aujourd'hui.

La question peut se poser – ce sera certainement le cas lors de la discussion de la proposition de loi portée par Laëtitia Avia – de savoir si nous pouvons donner une compétence concurrente sur ces questions-là – pas seulement celle des groupuscules d'extrême droite, mais toutes celles relatives au traitement de la haine en ligne – à tel ou tel parquet au niveau national.

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Madame la garde des sceaux, le 15 avril dernier, le tribunal de grande instance de Paris a condamné l'essayiste Alain Soral, premier antisémite de France, à un an de prison ferme pour contestation de crimes contre humanité, cette peine étant assortie d'un mandat d'arrêt. Le parquet de Paris a cependant décidé de faire appel de cette décision, et refusé de faire interpeller ce gourou de l'extrême droite, en violation du caractère non suspensif de l'appel.

En principe, les lois de la République prévoient des peines de prison pour quiconque exprime publiquement son racisme, son antisémitisme, son négationnisme, ce qui me semble constituer un dispositif nécessaire pour protéger la société.

En pratique, on peut constater que les racistes, les antisémites et les négationnistes – je ne parle même pas du nouveau visage de l'antisémitisme, à savoir l'antisionisme – échappent systématiquement à la prison ferme. Ainsi Robert Faurisson, qui a été un chef de file du négationnisme pendant des années, est-il mort sans avoir passé un seul jour en prison.

Madame la garde des sceaux, j'étais hier à Kiev, au ravin de Babi Yar, et je me suis recueilli tout seul à l'endroit où, en septembre 1941, 33 771 Juifs ont été jetés dans une fosse et tués un par un au cours de ce que l'on a appelé la « Shoah par balles ». C'était hier à une heure de l'après-midi. Des Roms ont aussi été massacrés à Babi Yar.

Internet est devenu un déversoir de haine pour tous les extrémistes, qu'ils appartiennent à l'extrême droite ou à l'islamisme radical. Comme nous l'avons évoqué à plusieurs reprises, la commission est centrée sur l'extrême droite, mais je pourrais étendre mon propos à l'ensemble des extrêmes, y compris à l'extrême gauche. C'est important de le préciser, n'en déplaise à Mme la présidente.

Dans les cas d'Alain Soral et de Dieudonné, véritables entrepreneurs de haine, la haine antisémite ça paye ! La reculade, qui me semble indigne du parquet, montre une impuissance de la justice qui doit faire bien ricaner nombre d'officines extrémistes où l'on se sent libre d'exprimer antisémitisme, racisme et négationnisme sans le moindre risque.

Madame la garde des sceaux, le ministère public est censé défendre l'intérêt de la collectivité et l'application de la loi sous votre autorité. Quelles mesures comptez-vous prendre après la décision du parquet de Paris dans l'affaire Soral, qui viole la loi et foule aux pieds l'intérêt collectif ?

Plus généralement, je crois qu'il faut durcir la loi. À titre personnel, j'ai été la cible d'une quinzaine de menaces de mort. Ces menaces visent un député de la République et l'une d'elle avait la forme d'une affiche avec mon visage barré d'un wanted. Il y a eu un classement. Tout récemment, à Melun, le tribunal demandait un an de prison dont neuf mois ferme pour un primo-délinquant, qui a pris trois mois de prison avec sursis et une amende. C'est déjà un plus, car les affaires sont souvent classées.

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Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice

Merci, monsieur le député, d'évoquer cette affaire Alain Soral qui est extrêmement sensible. Cette affaire étant en cours, je ne peux pas m'exprimer pleinement mais, en tant que citoyenne, je n'ai aucun doute sur le caractère antisémite et l'horreur des propos tenus par Alain Soral.

Nous sommes confrontés à une question de droit. Si j'ai bien compris ce qui s'est passé, l'affaire a été jugée par une chambre qui n'est pas spécialisée dans le droit de la presse et le tribunal a ordonné un mandat de dépôt à l'audience, ce que n'autorise pas la loi de 1881. Le mandat d'arrêt à l'audience concerne les seuls délits de droit commun et non pas les délits de presse. Comme vous l'avez dit vous-même, les magistrats sont les gardiens de la loi. Le parquet a donc fait appel de cette décision. Cette question de droit va donc être tranchée devant la cour d'appel.

Cela étant dit, je suis extrêmement choquée par l'attitude de M. Alain Soral qui, hier ou avant-hier, a posté sur les réseaux sociaux, une photo de lui faisant une « quenelle » devant le portail d'un tribunal. Cela me semble inqualifiable et je vais voir ce qu'il est possible de faire.

Sur l'affaire elle-même, je ne peux pas vous en dire plus, mais la question que vous posez est bien celle de l'application de la loi 1881.

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Vous avez abordé la question de la quenelle. Quelques semaines avant que Jean-Louis Borloo ne quitte l'Assemblée, j'avais proposé avec lui de pénaliser la quenelle quand elle était faite dans des circonstances particulières, notamment devant des synagogues ou des lieux de mémoire comme la maison d'Anne Frank ou le mémorial d'Auschwitz. Si quelqu'un veut faire des quenelles chez lui, tout seul, grand bien lui fasse, cela n'a aucune importance. Hélas, ma proposition, réitérée récemment, n'a pas été acceptée alors qu'elle aurait parfaitement répondu au cas d'Alain Soral. Les gens comme lui se moquent : d'un côté, ça paye, parce que l'antisémitisme excite et qu'ils ont toutes sortes de groupies qui les financent ; d'un autre côté, ils savent qu'ils bénéficient d'une impunité absolue.

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Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice

Certes, monsieur le député, il n'y a pas eu de mandat de dépôt dans l'affaire Soral et une question de droit se pose. Néanmoins, je rappelle qu'il a quand même été condamné à un an de prison. La condamnation reste. Seule se pose la question juridique du mandat de dépôt dans le cadre de l'application de la loi 1881.

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Dans votre propos liminaire, vous avez évoqué la dissolution du Bastion social, ex-Groupe union défense (GUD), lors du conseil des ministres du 24 avril, sur le fondement de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure. Nous ne pouvons que nous réjouir de cette dissolution qui concerne également les six associations satellites qui composaient le Bastion social. Implanté à Lyon et à Lille, ce groupuscule d'extrême droite véhicule des idées antisémites et racistes et il n'hésite pas à procéder à des actions violentes.

Lors du dîner du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), le 20 février dernier, le chef de l'État a annoncé la dissolution d'autres groupuscules : Blood & Honour Hexagone et Combat 18. Pourriez-vous, madame la ministre, nous dire où en sont les procédures pour ces deux groupuscules ?

Par expérience, nous savons que la dissolution ne résout pas tous les problèmes. Dans une interview au quotidien L'Alsace, le président de la branche alsacienne du Bastion social a déclaré : « on verra comment continuer à faire valoir nos idées sous une autre forme. Si on ne peut plus utiliser le nom, au pire, ça changera nos t-shirts et nos drapeaux. » Voilà quelle était sa réaction à la dissolution de Bastion social.

Notre arsenal juridique pourrait-il être étoffé afin d'entraver les reconstitutions de ligues dissoutes ? Lors d'une dissolution, qu'en est-il du suivi des membres de ces ex-organisations ?

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Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice

Monsieur le député, je suis un peu ennuyée pour répondre à vos questions.

Pour la première, je rappelle que les mesures administratives de dissolution sont conduites par le ministère de l'intérieur où les dossiers sont instruits. Je ne sais donc pas exactement où en est la procédure d'instruction pour les deux groupuscules que vous avez cités. Lors du conseil des ministres du 24 avril, le ministre de l'intérieur a lui-même réaffirmé que d'autres dissolutions interviendraient prochainement.

Constatant que la dissolution ne résolvait pas tous les problèmes, vous m'interrogez ensuite sur le suivi des individus qui ont fait partie de ces associations. À vrai dire, je ne peux pas vous répondre précisément. Nous les suivons sur la base des dispositions pénales dont nous disposons et que je vous ai rappelées, c'est-à-dire les circonstances aggravantes des infractions. Je ne sais pas si nous avons d'autres possibilités de suivre ces personnes. Je me propose de donner la parole à Mme la directrice.

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Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces

Ainsi que cela vous a été indiqué, la reconstitution d'associations dissoutes est un délit, donc elle est en elle-même pénalisable. En ce qui concerne l'application des nouvelles dispositions législatives et l'action des magistrats référents, les parquets sont incités à créer un partenariat étroit avec les services du ministère de l'intérieur. Au terme d'une activité de renseignement, ces services peuvent porter à la connaissance des magistrats, des informations permettant, le cas échéant, l'engagement de poursuites judiciaires. C'est l'un des points sur lesquels l'attention des magistrats du parquet sera appelée à l'occasion du regroupement dont il a été fait état.

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Puisqu'il s'agit d'un délit, vous pouvez donc nous confirmer que vous engagez des procédures pour ce motif de reconstitution de ligue dissoute.

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Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces

Dès que les faits sont établis et que l'information vient à la connaissance de l'autorité judiciaire, les poursuites judiciaires seront engagées.

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Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice

Toutes ces personnes sont ensuite suivies par les services de renseignement, qu'il s'agisse de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), du renseignement territorial, ou, s'ils sont incarcérés, du bureau central du renseignement pénitentiaire, afin d'appuyer la judiciarisation.

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Lors de notre déplacement en Allemagne, nous avons vu que le code pénal allemand, aux articles 86 et 86A, prévoyait la notion de délit de propagande. Connaissez-vous ce délit de propagande ? La France pourrait-elle s'en inspirer et l'intégrer dans son code pénal ?

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Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces

Si le délit de propagande n'est pas spécifié en tant que tel, les incriminations de la loi de 1881 sur la presse permettent de réprimer, par équivalence, ce type de comportement. Je pense notamment aux infractions de provocation. Je considère que notre arsenal législatif est à même de réprimer, par équivalence, le type de d'infraction et de comportement que vous signalez.

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Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice

Ce sera la réponse à la question n° 32 du questionnaire.

(Sourires.)

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Lors de son audition, le directeur des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l'intérieur nous a indiqué que peu de procédures sont engagées pour reconstitution de ligue dissoute, sur le fondement de l'article 431-15 du code pénal. Or, il nous a aussi été indiqué que la plupart des groupes sont dans une logique quasi systématique de reconstitution. Comment expliquez-vous ce décalage et comment pourrions-nous y remédier ?

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Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces

La poursuite d'infractions relatives à la reconstitution d'association dissoute suppose que l'autorité judiciaire dispose d'éléments suffisants pour établir que les agissements de l'association se sont poursuivis ou renouvelés. Il est donc important qu'il y ait un partenariat et des échanges étroits entre les services. Les services de renseignement, en particulier, sont à même d'apporter des éléments judiciarisables permettant aux magistrats du ministère public de disposer de suffisamment d'éléments de preuve pour caractériser le délit. Ce point sera l'un de ceux qui seront abordés avec les magistrats référents. Il faut être effectivement vigilant sur l'ensemble des signaux qui peuvent permettre de caractériser le renouvellement des agissements de telles associations, en dépit de la condamnation intervenue.

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Les dernières condamnations pour ce motif, faisant suite aux dissolutions prononcées en 2013, peuvent paraître un peu étonnantes. C'est ainsi que M. Yvan Benedetti, qui se présente comme le président, envers et contre tout, de L'Œuvre française, a été condamné à 80 jours-amende à 50 euros. Pour sa part, Alexandre Gabriac a été condamné à 30 jours-amende à 50 euros. Or ces personnes risquaient plusieurs années d'emprisonnement et 45 000 euros d'amende. On peut être surpris par la légèreté de ces peines. Qu'en pensez-vous ?

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La légèreté des peines est le problème numéro un !

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Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces

Ce sont des peines prononcées par des juridictions du fond, au terme d'une appréciation souveraine. Je n'ai donc pas à m'exprimer ou à commenter de manière particulière.

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Pensez-vous qu'il faudrait faire évoluer les choses ? Si oui, comment ?

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Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice

Les peines encourues sont déjà assez élevées. Il faut distinguer la peine encourue de celle prononcée. Comme le dit Mme la directrice, la peine prononcée dépend de l'appréciation souveraine des magistrats.

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Peut-être faudrait-il faire une sensibilisation ?

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Nos débats montrent que l'arsenal juridique existe, et la proposition de loi de Laetitia Avia va apporter des améliorations par rapport à la problématique du numérique. Nous sentons pourtant qu'une majorité du peuple, au travers de ses députés, voudrait renforcer un peu les choses. On se trouve en quelque sorte devant un mur et on a le sentiment que la décision politique, au travers de la loi, n'est pas appliquée avec la force que l'on voudrait lui donner. Vous avez parlé d'une circulaire adressée par vos services. Faut-il enfoncer le clou pour que, enfin, la volonté politique et l'esprit de la loi puissent se traduire dans les décisions de justice ?

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Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice

Je crois que vous posez, monsieur le député, la question de l'État de droit : le législateur a une volonté politique qu'il traduit dans les textes ; les magistrats, dans le cadre de leur appréciation circonstanciée des faits, vont appliquer ces textes à des situations particulières.

La circulaire que j'ai adressée aux parquets redit très fermement notre très grande volonté d'être mobilisés sur ce phénomène de lutte contre le racisme et l'antisémitisme. Nous y rappelons toutes les incriminations ainsi que toutes les techniques juridiques qui peuvent être employées pour lutter encore plus efficacement contre ces atteintes inqualifiables. J'ai notamment rappelé aux magistrats du parquet l'existence du référé civil qui est très peu utilisé dans les faits. L'ordonnance pénale est aussi une réponse qui permet d'agir plus rapidement.

Nous avons une volonté politique très forte, affirmée par le Président de la République. Laëtitia Avia a fait un très gros travail pour renforcer l'arsenal juridique contre la haine sur internet. De mon côté, je rappelle aux magistrats du parquet qu'ils disposent de nombreux outils juridiques. Mme la directrice réunit les magistrats référents. Notre action est très volontaire mais nous sommes dans un État de droit : la souveraineté du juge s'impose et nous devons la respecter.

Au regard de notre arsenal juridique, la condamnation à un an de prison ferme de Soral est élevée. Avec la réforme de la justice que vous venez d'adopter, la condamnation à un an de prison ferme conduira forcément en prison, ce qui n'est pas le cas au moment où nous parlons. Lorsque la nouvelle échelle des peines sera appliquée, il ira forcément en prison. Le mandat de dépôt, je le répète, soulève une autre question juridique qui ressort de la combinaison des textes.

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Madame la garde des sceaux, pour être tout à fait concret, êtes-vous favorable à la pénalisation de la gestuelle, en particulier de la gestuelle raciste ou antisémite, notamment la quenelle qui n'est rien d'autre qu'un salut nazi à l'envers et qui est le signe de ralliement des antisémites de tous bords ?

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Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice

Au moment où nous parlons, monsieur le député, la quenelle peut parfaitement être pénalisée, cela dépend du contexte dans lequel elle se produit. Dans l'image que j'ai vue sur internet, hier ou avant-hier, le geste était effectué devant la porte d'un tribunal. Je vais interroger la direction des affaires criminelles sur ce qu'il est possible de faire mais ce n'est pas moi qui trancherai au fond. Quoi qu'il en soit, en fonction de l'appréciation du contexte, une pénalisation est tout à fait possible.

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Merci de votre réponse. C'est à peu près celle qui m'avait été faite lorsque j'avais déposé mon amendement mais la réalité est différente : ceux qui font cette gestuelle antisémite bénéficient d'une impunité absolue, ce qui montre qu'il va falloir légiférer et sanctionner. C'est la carotte ou le bâton. S'il n'y a pas de sanction, ces antisémites de tous bords continueront. Ce n'est pas un détail lorsque c'est fait dans un lieu de mémoire, devant une synagogue, devant le mémorial d'Anne Franck ou celui de la Shoah.

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Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice

Sur la question concernant d'éventuelles poursuites en cours à l'encontre de gens qui ont fait ce geste dans des lieux dont la contextualisation le rendrait intolérable, pouvez-vous m'aider à répondre, madame la directrice ?

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Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces

Des plaintes ont été déposées devant les parquets et elles suivent leur cours. Je propose de vous transmettre rapidement l'état des procédures dont nous pouvons être informés, sachant que certaines ont déjà donné lieu à des poursuites. Nous vous informerons aussi des condamnations d'ores et déjà intervenues. Ainsi que l'a indiqué Mme la ministre, ce type de comportement est susceptible de poursuites et de qualification pénale par équivalence, même si le code ne se réfère pas précisément à la quenelle. Ce type de comportement relève, par exemple, de la provocation à la haine. Nous vous fournirons rapidement des éléments complémentaires sur ce point, monsieur le rapporteur.

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Je voudrais revenir sur le statut des victimes. Certaines des personnes que nous avons auditionnées nous ont fait remonter des témoignages sur la difficulté qu'il pouvait y avoir à porter plainte après avoir été menacé de mort ou agressé en raison de son appartenance, de sa couleur de peau ou de son orientation sexuelle. Certains commissariats refuseraient de prendre des plaintes ou les plaintes seraient assez systématiquement classées sans suite. Avez-vous eu connaissance de telles difficultés ? Si tel est le cas, comment envisagez-vous d'y remédier ?

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Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice

Je n'ai pas connaissance de refus de prendre des plaintes – c'est bien de cela que vous parlez, madame la présidente ?

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De refus ou d'incitation à faire une simple main courante.

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Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice

Je n'ai pas connaissance de tels cas – peut-être Mme la directrice a-t-elle des informations – mais on me l'a quelquefois rapporté. Je rappelle ici que l'obligation de recevoir les plaintes est inscrite dans le code pénal. Je ne comprends pas que l'on puisse les refuser. Si on me l'a rapporté plusieurs fois, je suppose que cela existe. L'article 15-3 du code de procédure pénale fait obligation aux officiers de police judiciaire de prendre les plaintes lorsqu'elles sont déposées devant eux. Dans la circulaire du 4 avril 2019, j'insiste beaucoup sur l'accueil de ces plaintes physiques. Lorsqu'elles pourront être effectives, les plaintes en ligne ne laisseront pas la possibilité d'appréciation. Il était important que la loi les prévoie ; elles seront effectives au premier trimestre 2020.

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Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces

Je peux apporter des précisions sur deux points.

La circulaire évoquée par Mme la ministre appelle l'attention des magistrats du parquet sur l'accompagnement des victimes par les associations d'aide aux victimes d'infractions pénales, qui travaillent sur les instructions des magistrats du ministère public. Il est recommandé qu'elles soient quasiment systématiquement visées de manière à ce qu'elles puissent relayer et accompagner les personnes qui ont déposé plainte dans la suite de leur parcours judiciaire.

La circulaire insiste aussi sur les échanges entre les procureurs et les élus. Dans le cadre des cercles partenariaux avec les élus et les collectivités territoriales, les procureurs doivent pouvoir échanger sur les dossiers, notamment quand il y a eu trouble public local important. Les procureurs peuvent ainsi informer les élus et tous les acteurs qui concourent localement à la lutte contre la haine et la discrimination, de l'action qu'ils conduisent dans le cadre judiciaire.

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Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice

Lorsqu'une personne voit sa plainte refusée par un commissariat, elle peut écrire au procureur de la République qui enjoindra au policier de recueillir la plainte par procès-verbal. Je reconnais que c'est un peu procédural et qu'il faut le savoir. Mon voisin, qui est procureur, me dit qu'il le faisait souvent. Ce qui prouve l'existence de refus.

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Eh oui !

Lors de son audition, Dominique Sopo, le président de SOS Racisme, nous disait : « L'intérêt de la création de pôles anti-discriminations au sein des parquets est largement tempéré par le fait que quasiment aucune affaire ne remonte à la justice (…). A moins que l'information ne nous revienne pas, soit les pôles anti-discriminations n'ont pas été mis en place par les parquets, soit ils l'ont été de façon tellement ineffective que nous ne sommes pas au courant de leur existence. »

Pouvez-vous nous expliquer ce que sont ces pôles anti-discrimination ? Comment, fonctionnent-ils ? Où en est-on ?

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Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice

Je vais en dire quelques mots avant de passer la parole à Mme la directrice.

Ces pôles anti-discriminations sont constitués des magistrats référents précédemment évoqués. L'un des intérêts de ces pôles est que les magistrats puissent être spécialisés dans l'utilisation et le maniement de ces concepts. L'autre réside dans les partenariats noués avec la société civile qui permettent de faire remonter des affaires qui ne viendraient pas devant le juge.

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Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces

Il est vrai que, pour un ensemble de raisons, dont parfois la réticence de la personne concernée à déposer plainte elle-même, le nombre de plaintes en la matière est relativement faible.

Tout l'intérêt de ces pôles anti-discrimination, c'est de permettre de mettre en réseau un certain nombre d'acteurs qui sont en mesure de soulever des faits que les victimes ne soulèvent pas elles-mêmes. À cet égard, les délégués du Défenseur des droits sur le territoire peuvent être des acteurs tout à fait importants dans la mise en place et le développement de ces réseaux. Ces personnes sont à même de recevoir un certain nombre de doléances, également d'échanger avec l'autorité judiciaire, de manière à faire émerger, si j'ose dire, les procédures judiciaires lorsqu'elles ont vocation à donner lieu à des poursuites pénales. Et, dans un certain nombre de situations, les victimes ne souhaitent pas déposer plainte et ne le feront pas parce que les faits, par exemple, de discrimination sont intervenus à l'occasion, par exemple, d'une relation de travail, dans le cadre de leur emploi ; leur préoccupation première est alors de garder leur emploi. Il est donc important de pouvoir travailler sur ce que nous appelons les volets civils, les volets de la régulation, de la médiation. Le Défenseur des droits dispose, pour cela, de pouvoirs importants, qu'il peut exercer. Il est donc nécessaire de mettre en relation l'autorité judiciaire avec l'ensemble des acteurs pour faire émerger et enclencher les réponses les plus appropriées.

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Dernière question, quelle est la situation exacte de ces plateformes de crowdfunding, que peut notamment utiliser l'ultra-droite pour financer des actions ? Ce fut notamment le cas lorsque Génération identitaire a loué un bateau en vue d'une opération contre les migrants. Et quelles modifications du droit en vigueur permettraient, si nécessaire, de mieux contrôler leur usage.

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Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces

Vous soulevez, madame la présidente, une réalité tout à fait préoccupante. L'une des mesures dont l'adoption serait nécessaire consisterait à soumettre ces plateformes à des obligations de déclaration de soupçon quant à l'origine des fonds. La direction des affaires criminelles et des grâces est déjà en lien avec les services de Bercy sur ce point. Un certain nombre d'établissements financiers et de professions y sont déjà assujettis ; cela peut permettre des enquêtes judiciaires sur l'origine illicite ou illégale des fonds.

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Madame la garde des sceaux, madame la directrice des affaires criminelles et des grâces, messieurs, je vous remercie.

La séance est levée à 9 heures 10.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. M'jid El Guerrab, M. Meyer Habib, M. Régis Juanico, M. Pascal Lavergne, M. Adrien Morenas, Mme Muriel Ressiguier