Commission de la défense nationale et des forces armées

Réunion du mardi 3 décembre 2019 à 17h35

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • afrique
  • chine
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La réunion

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La séance est ouverte à dix-sept heures trente-cinq.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Au nom de la commission de la Défense nationale et des forces armées, je voudrais rendre hommage aux trois secouristes qui ont perdu la vie dans la nuit de samedi à dimanche, alors qu'ils portaient secours, dans un hélicoptère de la sécurité civile, à des sinistrés des intempéries dans la région de Marseille. Cet accident nous rappelle les risques importants que prennent ceux qui interviennent pour sauver la vie de leurs concitoyens, témoignant d'un courage exemplaire. Il est important de rappeler toute la considération et l'admiration que nous leur portons et le choc que nous a causé l'annonce de leur décès. De surcroît, ils partaient de la base de sécurité civile de Nîmes.

Nous continuons aujourd'hui notre cycle sur les questions géostratégiques, avec une réunion publique consacrée à la Russie. « Si nous ne savons pas, à un moment donné, faire quelque chose d'utile avec la Russie, nous resterons avec une tension profondément stérile » : tel fut le jugement exprimé l'été dernier par le Président Emmanuel Macron, lors de la dernière conférence des ambassadeurs, dont l'un des messages les plus marquants a consisté en un appel à revisiter notre relation avec la Russie. Il y a encore quelques jours, cette orientation a été confirmée lors d'une rencontre avec le Secrétaire général de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN), Jens Stoltenberg, à l'issue de laquelle le Président a estimé que la relation avec la Russie ne pouvait pas être un impensé et a appelé avec elle à un dialogue, je cite : « lucide, robuste et exigeant ».

La fin du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) constitue également un sujet de préoccupation majeur pour la sécurité et la défense de l'Europe. Est posée désormais sur la table la question de la nouvelle génération d'accords qui s'y substituera. Notre relation avec la Russie constitue un sujet majeur d'actualité qui devrait être au cœur du sommet de l'OTAN, qui se réunit actuellement à Londres.

Nous avons le plaisir d'accueillir M. Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l'Institut Thomas More, qui nous parlera de la Russie en tant que puissance et acteur géostratégique ; M. Kevin Limonier, maître de conférences à l'Institut français de géopolitique, de l'université Paris 8, fera un focus sur les nouvelles stratégies et tactiques mises en place par la Russie dans certains conflits, et notamment l'influence informationnelle et cyber ; pour finir, M. Mathieu Boulègue, Research Fellow à Chatham House au Royal Institute of International Affairs, évoquera l'utilisation de la force armée par la Russie comme outil de politique étrangère et les réponses côté occidental, et abordera également les principaux enjeux d'un dialogue avec la Russie.

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Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l'Institut Thomas More

Mon objectif est de dresser un portrait de la Russie en tant que puissance et de dire quelques mots de ses représentations géopolitiques, c'est-à-dire du « paysage mental » de ses dirigeants. L'école française de géopolitique accorde beaucoup d'importance aux représentations géopolitiques de la Russie et à ses façons de voir le monde. Nous pourrions dire que les perceptions et les représentations sont la moitié de la réalité. Je vais également dresser les lignes de force de ce que j'appellerai « la grande stratégie russe », un idéal type en quelque sorte, nécessairement simplificateur par rapport à une réalité qui est riche, complexe et mouvante.

Je vais procéder en trois points. En premier lieu, je m'efforcerai de qualifier la Russie, comme puissance eurasiatique. Mon deuxième point consistera à questionner l'existence et la réalité d'une « grande stratégie » russe. Troisième et dernier point : les contraintes qui pèsent sur cette grande stratégie. En effet, il y a des objectifs, une représentation du monde qui englobe ces objectifs, et une question de moyens. Souvent, il existe un écart entre les objectifs proclamés et affichés d'un côté, et les moyens de l'autre.

Commençons donc par la Russie : puissance eurasiatique. La Russie n'est pas un acteur parmi d'autres, c'est une puissance au sens classique du terme, un État qui est capable d'imposer sa volonté à d'autres États, avec de solides assises géographiques, historiques, militaires et économiques. La Russie n'est pas simplement une puissance régionale – comme Barack Obama l'avait dit, il y a quelques années –, c'est une puissance d'envergure mondiale. Il suffit de prendre la carte de la Russie pour voir qu'entre l'Arctique au nord, le monde arabo-musulman au sud, la Chine à l'est, l'océan Pacifique, et le monde atlantique à l'ouest, la Russie touche à toutes les zones. On aime à dire qu'elle est incontournable et généralement, cela sert d'argument d'autorité. À mon sens, c'est un truisme, nous nous heurtons régulièrement à la Russie et cela va de soi qu'elle est incontournable.

S'il fallait qualifier cette puissance, je dirais que c'est un empire postmoderne. En matière de droit public, le terme « empire » n'est aujourd'hui plus utilisé, mais lorsque nous regardons les choses du point de vue de la géohistoire, de la psychologie des profondeurs, des mentalités, il me semble qu'il faut réutiliser ce terme et ce concept d'empire. D'ailleurs, sur le plan historique et historiographique, depuis une dizaine d'années, toute une école redécouvre la notion d'empire en se concentrant notamment sur les grands empires eurasiatiques à cheval sur deux mondes ou plus exactement qui constituent un troisième monde entre l'Europe et l'Asie. Nombre de penseurs et de responsables politiques russes ne cessent de proclamer que leur pays est un empire eurasiatique. Si nous replaçons cela dans la longue durée, il faudrait remonter jusqu'au panslavisme, à Constantin Leontiev et quelques autres. Cela nous place dans le dernier tiers du XIXe siècle jusqu'au néo-eurasisme incarné aujourd'hui par Alexandre Douguine. À mon sens, l'eurasisme n'est pas une simple superstructure idéologique. Je n'ai certainement pas une approche de type marxiste, où les idées seraient le reflet de la base productive. Le néo-eurasisme est une véritable conception du monde, une représentation géopolitique globale qui exprime un certain nombre de réalités sur la Russie et qui sert de cadre général au projet géopolitique russe. Cette vision du monde est à la fois un prisme et une matrice.

J'en viens maintenant à la question de l'existence et de la réalité d'une grande stratégie russe. Pour mémoire, la grande stratégie est la partie haute de la stratégie, celle qui intègre les différents vecteurs de puissance à disposition de l'État. Elle est mise en œuvre et cherche à faire concourir les différents moyens de force au service d'objets géopolitiques précis. Cela renvoie à un grand dessein. Cette grande stratégie, nous pourrions l'approcher à travers par exemple, la doctrine Guérassimov, les notions de guerre de l'information, de guerre irrégulière, de guerre hybride. Certains de ces concepts sont un peu élastiques et ne sont pas toujours utilisés de manière rigoureuse. Côté russe, une acception littérale et extensive du terme « guerre de l'information » domine de sorte que, finalement, lorsque l'on comprend ce qu'ils entendent par « guerre de l'information », on est déjà aspiré par la partie haute de la stratégie. La notion de guerre irrégulière est peut-être plus juste que celle de guerre hybride, avec l'effacement de la distinction entre guerre et paix, l'idée que le monde est en permanence dans une situation hybride de guerre et de paix, dans un état de conflit permanent. Là encore, nous remontons vers la partie haute de la stratégie, ce que l'on nomme « la grande stratégie ».

L'objectif global est la restauration de la puissance russe à l'intérieur des limites de l'ex-Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), conformément à la doctrine de l'étranger proche, qui date d'avant Poutine. Elle a commencé à être énoncée à partir de 1992-1993 et dès 1993, Eltsine l'a reprise à son compte.

Reste qu'un autre espace plus large n'est pas encore suffisamment pris en compte par les Occidentaux dans l'analyse qu'ils font de la stratégie russe. Pendant longtemps, en France, il était question de l'Europe « de l'Atlantique à l'Oural ». Depuis quelques mois seulement, nous avons intégré le discours russe sur l'Europe « de Lisbonne à Vladivostok ». Mais les déclarations d'un certain nombre de politiques, de chercheurs ou de penseurs russes se réfèrent encore plus volontiers à un grand espace allant de Lisbonne à Tokyo, à Shanghai, voire à Djakarta. Vladimir Poutine, à Saint-Pétersbourg en juin 2016, a dit que le grand objectif de la Russie était un grand partenariat eurasien, ouvert à tous les États de l'Asie et d'Europe. Il ne raisonne pas, loin s'en faut, en termes d'Europe. Cette idée a été reprise par un chercheur influant, Sergueï Karaganov, l'année suivante. Dans un texte de 2017, il définit la Russie comme un centre de pouvoir « atlantico‑pacifique ». Dans ce texte, il explique que l'espace de référence de la Russie s'étend de Lisbonne à Tokyo, à Shanghai. Et plus récemment, dans un texte publié début octobre 2019, Sergueï Lavrov indique que la priorité de la Russie est un vaste espace qui s'étend de Lisbonne à Djakarta. Cela permet de préciser les cadres de référence de cette grande stratégie russe.

Il convient enfin de prendre en compte les moyens ; cela ne fait pas tout d'afficher des objectifs et de les inscrire dans une vision globale du monde. En France ou ailleurs, nous martelons souvent que le long terme et la « corrélation des forces » – pour parler comme les Soviétiques d'autrefois – ne sont pas favorables à la Russie. L'accent est mis sur les faiblesses démographiques, sur l'absence de réformes économiques, sur l'économie de rente, une économie fondée avant tout sur l'exportation de produits énergétiques et de produits de base, sur l'absence de réformes structurelles, incompatibles avec le système de pouvoir. Le risque que la Russie semble courir est celui de l'hypertrophie impériale. Tout cela doit être pris en compte, mais un certain nombre d'autres facteurs ne doivent pas être négligés.

Tout d'abord, la vision des hommes qui dirigent la Russie est une vision que nous pouvons juger fruste mais elle est robuste, cohérente et offre un cadre de pensée pour agir dans et sur le monde. La vision globale russe est peut-être plus cohérente que celle des Occidentaux, un peu en proie à ce que l'on appelle la postmodernité, la déconstruction, etc.

Un autre élément à prendre en compte est la force des passions qui sous-tendent cette vision du monde : un aspect souvent négligé, parce que nous avons une vision très rationaliste de la science politique et des relations internationales. Nous voudrions que l'État soit le plus froid des monstres froids ! Or il faut prendre en compte les hommes de l'État, pas uniquement l'État comme machine au sens de Hobbes. Le ressentiment et le revanchisme qui animent les hommes de l'État sont des moteurs extrêmement puissants. Pierre Hassner, auteur français disparu il y a peu, a travaillé sur le rôle des émotions en politique internationale et en géopolitique.

Par ailleurs, la détermination et l'esprit de suite qui se traduisent par une audace tactique ne sont pas à négliger. En effet, une succession de coups tactiques peut modifier progressivement le rapport des forces. Il suffit de se reporter une quinzaine ou une vingtaine d'années auparavant, pour voir les projections faites à cette époque. Lorsque nous examinons où en est la Russie aujourd'hui, le fait est qu'elle nous étonne et d'une manière qui a très largement dépassé les cadres d'interprétation qui dominaient.

Les alliances qui ont pour objectif de compenser un déficit de puissance doivent être également prises en compte. Bien que respectant une arithmétique progressive, ces alliances existent. À mon sens, il serait erroné de voir la Russie comme une puissance solitaire. Ses alliances avec l'Iran et en Syrie sont importantes, puisque lorsque l'on opère ensemble à la guerre, il s'agit bel et bien d'une alliance.

Il existe également une forme d'alliance avec la Chine populaire. Cela a souvent été nié au nom d'une vision très restrictive de ce qu'est une alliance, mais cela commence à changer. L'OTAN était devenue l'archétype de l'alliance par excellence, avec un article 5 en bonne et due forme, une structure extrêmement formelle, un préambule avec une profession de foi civilisationnelle. La Russie n'a rien signé de tel avec la Chine, mais si l'on se reporte à ce qu'est une alliance de la manière la plus descriptive qui soit, phénoménologique, une alliance est une association d'intérêt en vue d'établir un rapport de force favorable à renforcer sa position stratégique, avec des fins d'acquisition et de conservation. Il n'est pas écrit qu'il doit y avoir un article 5, une clause de défense collective rédigée en bonne et due forme et tout un cérémonial autour d'une alliance. D'ailleurs, si nous appliquions ces critères d'appréciation, beaucoup d'alliances au fil de l'histoire ne devraient plus être considérées comme telles.

Par ailleurs, les liens sino-russes sont étroits, robustes et s'étendent sur le champ militaire, avec des ventes de S-400 ou de Soukhoï Su-35. En octobre 2019, lors de la conférence Valdaï, Vladimir Poutine a même annoncé la vente d'un système d'alerte antimissile. Ce sont des équipements extrêmement sensibles et lors de cette conférence, lui-même a utilisé le terme d'alliance. En 2008, nous parlions d'axes de convergence, ensuite, nous avons commencé à parler d'entente, aujourd'hui, il faut parler d'une véritable alliance qui repose sur des convergences profondes, sur une communauté de ressentiments à l'encontre de l'Occident. Nous retrouvons le rôle des passions dans la politique internationale et puis, de part et d'autre, mais peut-être avant tout du côté chinois, le sentiment que l'avenir est ouvert ou plutôt que leur heure a sonné, avec en toile de fond un déplacement des équilibres de puissance et de richesses vers l'Asie. C'est à mon sens un mouvement de fond.

Pour conclure, l'idée essentielle est qu'il convient de prendre la Russie au sérieux, en tant que puissance. Vladimir Poutine doit être pris au sérieux. Jusqu'à quatre ou cinq ans auparavant, le projet politique de Poutine a été sous-évalué, avec beaucoup de méprises au sujet des intentions du Kremlin. Dans un premier temps, la vision de la Russie était celle d'une grande Pologne qui devait faire une transition politique et économique un peu plus longue et un peu plus difficile, mais les choses iraient dans le bon sens.

Dans un deuxième temps, l'impression dominante était celle d'une Russie réductible à un état mafieux, avec des dirigeants guidés avant tout par le souci de s'enrichir, par le luxe, et avec l'idée que s'ils maniaient une rhétorique à caractère nationaliste et impérialiste, c'était uniquement pour satisfaire et manipuler l'opinion publique.

Aujourd'hui, la Russie a une véritable volonté de puissance. Est-ce que nous la surestimons ? C'est un peu l'esprit qui domine dans un certain nombre de propos en France, avec les multiples rappels que le produit intérieur brut (PIB) de la Russie est équivalent à celui de l'Italie ou de l'Espagne. Cela étant, la géopolitique n'est pas réductible à un exercice de macroéconomie ou de comptabilité publique, et la référence au long terme ne doit pas servir d'espace de fuite. De nombreuses choses peuvent se produire dans l'intervalle y compris beaucoup de dégâts.

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Kevin Limonier, maître de conférences à l'Institut français de géopolitique (Université Paris 8)

Je vais axer mon propos sur la manière dont aujourd'hui la Russie considère le cyberespace comme un lieu privilégié de projection de sa puissance. Le cyberespace est l'ensemble des réseaux numériques d'échange de données, c'est-à-dire aussi bien les tuyaux qui permettent aux données de circuler que les données qui circulent sur ces tuyaux, les informations qui se propagent, etc. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que la Russie a investi ce terrain de manière extrêmement active depuis quelques années, notamment en guise de moyens pour imposer sa volonté à d'autres entités, ce qui est la définition même de la puissance selon Raymond Aron.

Cela étant, dans ce cyberespace de projection de la puissance russe, il faut aujourd'hui distinguer deux types d'utilisation, deux grandes dimensions du cyberespace. La première est ce que l'on appelle l'influence informationnelle, c'est-à-dire le soft power. Les Russes l'ont théorisé sous le terme de « myagkaya sila » (мягкая сила), c'est-à-dire la force douce, qui est une traduction en russe de soft power. L'influence informationnelle est essentiellement le fait des réseaux sociaux, mais a recours également à des biais plus classiques, avec un certain nombre de fondations dans le monde et notamment à Paris. Cette panoplie de moyens s'étend de la diplomatie publique jusqu'à la mise en place d'opérations d'influence grise, comme cela a pu être le cas pendant les dernières élections présidentielles américaines. Le Federal bureau of investigation (FBI) a en effet délivré un certain nombre de preuves des manipulations informationnelles effectuées par des personnes qui semblent liées aux intérêts de la Russie.

La deuxième dimension cybernétique est ce que j'appellerai les opérations cybernétiques stricto sensu, c'est-à-dire la compromission d'infrastructures, le vol de données, la destruction d'infrastructures par le biais des cyberattaques, comme cela a pu être le cas en Ukraine il y a quelques années, avec la mise hors d'état de fonctionner d'une centrale électrique en plein mois de décembre, moment où il fait particulièrement froid en Ukraine. Ces deux volets, d'un côté informationnel et de l'autre cybernétique, ne sont pas hermétiques. En effet, il existe un continuum stratégique entre les deux.

Par exemple, dans le cas de l'ingérence russe dans les élections présidentielles américaines, d'une part, des campagnes d'influence ont été faites, avec de l'argent investi sur les réseaux sociaux pour des publicités, la création de groupes Facebook par des agents qui se sont avérés être des employés de la structure Internet Research Agency, basée à Saint-Pétersbourg ; et d'autre part, une cyberattaque a été conduite sur les serveurs de la convention démocrate américaine, attaque que l'on attribue généralement au groupe Advanced Persistent Threat 28 (APT28), qui semble être lié aux renseignements russes, même si aujourd'hui, nous n'en avons pas encore la preuve formelle. Les données dérobées sur les serveurs de la convention démocrate américaine ont ensuite alimenté les campagnes d'influence russe.

La Russie utilise aussi les moyens cybernétiques dans les opérations pour lesquelles elle est investie de manière militaire, comme en Syrie, où elle conduit une véritable guerre électronique. Ce fut également le cas en Géorgie en 2008. La Russie utilise aussi les moyens cyber sur des terrains sur lesquels elle n'est pas engagée formellement, mais où elle a un certain nombre d'intérêts : les États-Unis, l'Europe de l'Est, l'Ukraine, la Grande-Bretagne, l'Afrique francophone.

La première grande cyberattaque de la Russie est datée de 2007, contre l'Estonie, même si encore une fois, nous n'en avons pas la preuve formelle techniquement. Depuis 2007, la Russie est accusée d'avoir mené 181 cyberattaques, dont 33 % contre des gouvernements et à peu près 15 % contre des médias ou des réseaux sociaux. La moitié de ces cyberattaques aurait visé l'Ukraine, la Grande‑Bretagne et les États-Unis d'Amérique. J'utilise le conditionnel du fait de la quasi-impossibilité technique d'attribuer une cyberattaque.

Vous pouvez identifier un groupe, lui donner un nom, APT28 par exemple, en faisant de la rétro-ingénierie ou tout un tas de choses que des entreprises de cybersécurité font, mais il est difficile de lier ce groupe formellement aux intérêts d'un État. Il nous manque aujourd'hui un certain nombre d'informations que les Américains disent détenir, mais qu'ils ne dévoilent pas pour des raisons de sécurité. Lorsqu'un acteur attribue une cyberattaque à la Russie, c'est une décision politique, un faisceau d'indices concordants, en regardant les cibles ou les moyens d'attaque, les procédés, etc., mais ce n'est pas une preuve formelle et il est très important de le rappeler.

Les manœuvres informationnelles posent moins de difficultés puisque nous sommes capables de tracer les contenus, les acteurs de l'influence et de les identifier, des médias « reconnus », c'est-à-dire qui se présentent comme tel, comme Russia Today (RT) qui a été fondée en 2005 ou Sputnik qui a été fondée en 2014, à des fondations ou des entreprises d'influence digitales, des acteurs beaucoup plus flous, comme la nébuleuse Internet Research Agency, qui est liée à un proche de Vladimir Poutine prénommé Yevgeny Prigozhin. Ce dernier est à la tête d'un empire qui fournit aussi bien des services de manipulation de l'information que des services de protection, notamment par la société militaire privée Wagner ou par l'exploitation de matières premières, particulièrement en Afrique.

Je souhaiterais maintenant aborder deux axes. Je vais d'abord dresser un historique de quelque chose qui n'est pas forcément évoqué en France, à savoir la manière dont les élites russes et le gouvernement russe perçoivent, depuis plusieurs décennies, une sorte de menace occidentale, et comment la perception de cette menace occidentale les a amenés à développer cet appareil cybernétique et informationnel. Tout ce que je vais dire, bien évidemment, est de l'ordre de la représentation géopolitique et il s'agit bien de la manière dont les élites russes perçoivent le monde.

Mon deuxième axe portera sur l'influence grandissante de la Russie en Afrique et sur la manière dont les médias russes, en émettant en langue française, sont considérablement repris dans les pays d'Afrique francophones, notamment parce que la Russie jouit d'une image de puissance anticoloniale et que les matériaux informationnels qu'elle produit sont à même d'être récupérés dans des agendas politiques spécifiques de certains pays d'Afrique, comme la Côte d'Ivoire, la République centrafricaine, Madagascar, le Sénégal et bien d'autres pays.

Commençons par le développement de cette stratégie d'utilisation du cyberespace comme levier de puissance. Il faut se souvenir que dans les années 1990, la Russie a été confrontée à la toute première opération de manipulation informationnelle d'ampleur sur Internet, au moment des guerres de Tchétchénie et au moment où les séparatistes tchétchènes, pour diverses raisons, ont progressivement dévié vers le djihadisme. Ils ont mis en place un site Internet qui s'appelait Kavkaz Center, qui n'existe plus aujourd'hui et qui appelait aux meurtres de citoyens russes, à l'organisation d'attentats, en expliquant comment fabriquer des bombes, etc. La confrontation avec cette menace d'un genre nouveau a fait prendre rapidement conscience aux Russes que la manipulation de l'information pouvait être quelque chose d'extrêmement dangereux, notamment de l'information numérique qui transite sur les réseaux. Bien évidemment, les Russes avaient déjà une longue expérience de « management de l'information », si j'ose dire, à l'époque de l'Union soviétique.

Les révolutions de couleur sont un autre jalon extrêmement important. Les élites russes et le Kremlin se sont sentis menacés par certains mouvements populaires en Ukraine et en Géorgie, qui ont renversé des gouvernements jugés proches de la Russie. Ces derniers ont accusé des associations occidentales, des organisations non gouvernementales (ONG), des gouvernements d'avoir contribué à cela.

Cependant, la vraie rupture s'est produite à l'hiver 2011 - 2012, avec les grandes manifestations à Moscou contre le retour au pouvoir de Vladimir Poutine pour un troisième mandat. En effet, il avait échangé sa place de président avec Dimitri Medvedev. Des centaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues de Moscou et pour la première fois, le pouvoir a pris conscience du potentiel des réseaux sociaux, puisque ces manifestations avaient été organisées sur les réseaux sociaux. C'est la première fois aussi que les Russes ont eu recours à des armées de robots, de bots, pour dupliquer de l'information de manière massive sur les réseaux sociaux.

Le retour au pouvoir de Poutine fut également l'occasion d'un virage conservateur, le fameux tournant de 2012, qui a conduit les Russes à légiférer sur des sujets divers en se présentant de plus en plus comme une alternative conservatrice défendant un certain nombre de valeurs – c'est ainsi que cela a été présenté dans le discours officiel. Au même moment, les médias russes ont été entièrement réformés, avec une nouvelle holding, Rossia Sevodnia (Россия Сегодня ), « Russie aujourd'hui », qui a fusionné des organes dont certains existants depuis l'époque de Staline. Le média Sputnik ( Cпу́тник ) dépend de cette holding, ainsi que RT qui dépend d'une autre ligne qui s'appelle TV-Novosti.

En 2014, la Crimée et la révolution de Maïdan ont été considérés à Moscou comme l'apothéose des manipulations de l'information dont se seraient rendus coupables les Occidentaux. Depuis, la Russie est dans une sorte de course en avant, ou plutôt de fuite en avant, pour rendre la monnaie de la pièce aux Occidentaux – c'est ainsi que cela m'a été expliqué plusieurs fois par des officiels russes.

Vous avez sous vos yeux une cartographie des sites Internet qui ont repris des contenus produits par des agences médiatiques russes l'année dernière, à propos de l'Afrique, en langue française. Chaque site Internet est un point et ces points sont reliés entre eux par des liens hypertextes, pour former une galaxie de sites Internet interconnectés. Autrement dit, il s'agit d'une sorte de carte des relais informationnels, ces derniers n'étant pas forcément volontaires. Par exemple, Wikipédia n'est pas un relais informationnel de la Russie, mais des contenus produits par des agences informationnelles russes vont être repris sur Wikipédia et d'autres sites qui vont citer Wikipédia.

Cette spatialisation de ces différents sites Internet a un véritable sens politique et idéologique. En effet, certains sites visent des lectorats européens ou nord-américains – je rappelle que ce sont des sites francophones – sur des lignes parfois complètement opposées, avec par exemple des sites islamophobes et des sites pro‑israéliens. Ces positionnements idéologiques extrêmement différents nous permettent de voir que la récupération ou la reprise des contenus informationnels produits par la Russie touche énormément de sensibilités et d'entités différentes. On observe par ailleurs un certain nombre de sites Internet et de plateformes issus d'Afrique subsaharienne, d'Afrique du Nord et du monde musulman. Le média du Hezbollah, par exemple, et d'autres médias reprennent des contenus russes. Cela ne signifie pas que ce sont des agents russes, mais qu'aujourd'hui la Russie produit un certain nombre de matériaux informationnels, qui sont récupérés par des acteurs au bénéfice de leur lutte politique locale, sans forcément avoir de liens directs ou apparents avec les intérêts de Moscou.

En essayant de spatialiser cela de manière géographique et de calculer un impact théorique des contenus russes dans les pays d'Afrique francophones, nous nous rendons compte que certains pays sont plus sujets à la propagation de ces informations que d'autres. En effet, dans certains pays, divers sites sont particulièrement visités et reprennent des dépêches de Sputnik, des contenus produits à Moscou avec de l'argent public russe, alors que dans d'autres pays comme l'Algérie, l'impact est moindre et ce, bien qu'un grand nombre de plateformes reprennent des contenus, mais ce ne sont pas des médias très relayés et très lus. Il s'agit d'une myriade de blogs, de sites non officiels, qui se font l'écho de la position de Moscou.

En conclusion, j'ajoute qu'il existe aujourd'hui des opérations de manipulation de l'information russe en Afrique liées à des opérations de prise de contrôle de capital, notamment dans des industries minières associées à des activités de mercenariat, avec des pays formellement identifiés comme des pays de priorité absolue pour la Russie, si elle veut reprendre pied en Afrique. Cela est le cas de la République centrafricaine, du Soudan – qui n'est pas un pays francophone – et de Madagascar. Il existe un gros potentiel en ce qui concerne la Côte d'Ivoire et lorsque cette production informationnelle russe est récupérée dans un contexte africain, elle vise souvent la France et les intérêts de la France.

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Mathieu Boulègue, Research Fellow – Russia and Eurasia Programme – Chatham House – The Royal Institute of International Affairs

Toute référence que je vais faire à la Russie doit être comprise comme une référence au leadership actuel et au système mis en place par le président Poutine, dont dépendent les différents cercles de pouvoir au sein du Kremlin, et non pas comme la majorité de la population russe qui subit, en grande partie, la politique et la résurgence de puissance de la Russie actuelle.

Je vais d'abord aborder la façon dont la Russie utilise le fait militaire et la conflictualité internationale comme une arme de politique étrangère. J'insiste sur le fait que l'action militaire directe est considérée comme une arme à la fois légitime et flexible servant les ambitions de politique étrangère. La force armée est une caractéristique fondamentale d'une grande puissance. La Russie se considérant comme une grande puissance, la force armée est de ce fait considérée comme légitime, parce qu'elle répond aux ambitions de puissance de la Russie. À l'heure actuelle, Moscou cherche le respect de sa place dans les relations stratégiques, de son statut. Elle a des ambitions de contrôle sur ce que la Russie appelle « son étranger proche », c'est-à-dire ce que Moscou considère comme un droit de regard privilégié sur son ancien espace soviétique. En politique intérieure, une autre ambition concerne le narratif renvoyé à la population russe en matière de contrôle et de propagande.

Par ailleurs, les objectifs stratégiques russes n'ont pas changé depuis 1991, voire depuis l'époque tsariste. Il n'y a pas eu de changement de paradigme russe opéré à la fin de la guerre froide. Les conceptions de politique étrangère sont aujourd'hui des invariants. Depuis les années 2000 et cette résurgence de la puissance russe, deux choses ont changé de manière concordante.

La première est la perception d'un différentiel de puissance avec l'Occident s'amenuisant. À mesure que le leadership libéral occidental, tel que perçu par Moscou, s'amenuise, il libère une nouvelle place à prendre. La concordance avec la perception d'une nouvelle donne militaro‑technique la concernant donne à la Russie un sentiment que ses capacités militaires, techniques et d'interférences non conventionnelles sont suffisamment puissantes pour lui offrir des opportunités militaires et non conventionnelles. Cette concordance rend à la Russie sa perception de sa puissance.

Dès lors, depuis plus d'une décennie, la Russie, nourrie par l'action militaire directe, réaffirme sa puissance et demeure dans un état révisionniste nourri par des griefs post guerre froide inébranlables, rendant les conceptions de politique étrangère russes inébranlables. Le dialogue engagé avec la Russie ne changera pas ses perceptions de politique étrangère. L'objectif est d'effacer le sentiment d'humiliation post guerre froide, cette forme de triomphalisme occidental qui a instillé les valeurs libérales comme universelles. Moscou ne s'en remet pas et nous en veut encore, depuis plus de trente ans, comme en témoignent les derniers messages du président Poutine dans les médias, ainsi que ses déclarations à Valdaï en septembre 2019, je cite : « L'ordre mondial basé sur les valeurs libérales et les normes occidentales n'est pas seulement en train de s'affaiblir, il est mort et enterré ».

En second lieu, la priorité pour les dirigeants russes actuels est avant tout la survie du régime et de l'élite au pouvoir. Cela implique un certain nombre de comportements que nous pourrions considérer comme défensifs et mesurés, par rapport à la projection de puissance russe. L'objectif pour Moscou est d'assurer la continuité de ce régime et la distribution au sein de l'élite russe des parts du gâteau que le leadership russe se réserve. Ce gâteau doit être protégé contre toute menace extérieure et, bien entendu, contre toute menace intérieure. Mon collègue a mentionné les révolutions de couleur, qui suscitent une paranoïa extrême au sein de la classe dirigeante russe actuelle. Si nous partons du principe que les actions russes sont défensives et mesurées vis-à-vis de sa projection de puissance, cela implique que Moscou évite de prendre des risques inconsidérés. En effet, Moscou n'est pas l'acteur irrationnel qui prend des risques à tout va, tel que nous pouvons le percevoir. Par conséquent, la force armée est utilisée avec deux priorités : suffisance et rationalité, y compris par des actions préemptives ou préventives s'il le faut. D'ailleurs, les stratèges russes appellent cela « la suffisance rationnelle de la force » ou « la stratégie de l'action limitée ». Il convient d'identifier trois raisons spécifiques pour lesquelles la Russie intervient militairement ou en utilisant ouvertement la force armée.

La première est la perception d'une atteinte à ses intérêts vitaux, que nous pouvons appliquer à la Géorgie, en 2008, et à l'Ukraine, notamment avec la guerre du Donbass, en 2014. Parmi les cartes distribuées, certaines vous montrent l'impact de la Russie sur les territoires frontaliers, ce que l'on appelle « la stratégie de la zone grise », qui est l'instrumentalisation d'un territoire tiers et autonome à des fins géopolitiques et de grande puissance. Le déclencheur pour Moscou a été, sans donner trop d'importance à ces eschatologies occidentales, l'intervention au Kosovo et le sommet de Bucarest en 2008. L'annonce que l'Ukraine et la Géorgie avaient vocation à entrer dans l'OTAN lors du sommet de Bucarest en 2008 a été sous-estimée en Occident et comprise comme une réponse particulièrement épidermique pour Moscou. Cette peur de la perte de « sa sphère d'influence », c'est-à-dire des États qui disposent d'une souveraineté limitée ou des zones tampons sur lesquelles la Russie a un droit de regard à ses frontières, était complètement inacceptable. C'est pour cette raison qu'en août 2008, la Russie pousse la Géorgie dans l'erreur et force une intervention militaire armée. Cela explique également la guerre dans le Donbass, qui doit être comprise aujourd'hui comme une guerre de diversion pour l'Occident, pour faire passer la pilule de l'annexion illégale de la Crimée. En effet, la guerre du Donbass n'est rien d'autre qu'une diversion instrumentalisant le territoire ukrainien et visant à tester un certain nombre de pratiques non conventionnelles et inframilitaires, ayant avant tout pour but de dévier l'attention des caméras occidentales sur le fait accompli réalisé en Crimée.

La deuxième raison d'intervenir pour la Russie est la perception d'une défaite géopolitique dans son pourtour. Par exemple, Moscou avait peur de perdre son ultime point d'appui traditionnel au Moyen-Orient : la Syrie. En effet, après la chute du régime égyptien, son allier traditionnel, la Syrie était le dernier point d'appui russe au Moyen-Orient, notamment au niveau de sa stratégie navale avec l'accès à ce que Moscou appelle « l'océan mondial », c'est-à-dire les mers chaudes. L'allié turc étant le seul à pouvoir déverrouiller la porte de la mer Noire, la Syrie est celui qui peut lui offrir la Méditerranée et l'accès à l'océan mondial. La perte de cet allié géopolitique était inacceptable pour la Russie et a entraîné une intervention. Bien évidemment, cela a permis aussi de tester un certain nombre de pratiques militaires et inframilitaires, dont nous payons aujourd'hui les conséquences. La Russie n'est pas seulement un faiseur de guerres, puisqu'aujourd'hui, elle se veut faiseur de paix en Syrie.

La troisième façon pour la Russie d'intervenir militairement consiste à saisir des opportunités et à rechercher une surprise stratégique, comme avec la Crimée. La décision d'intervenir en Crimée a été prise par cinq ou six personnes dans une pièce, dans les corridors du Kremlin, avec cette idée qu'il s'agissait d'une opportunité unique, probablement non reproductible ailleurs, qu'il fallait saisir. La Russie a une capacité de mener des opérations militaires directes ou non conventionnelles de manière très rapide et calibrée. Je veux être clair : quelle que soit la nature de l'opération, l'annexion de la Crimée est une annexion illégale d'un État souverain, dont nous devons gérer aujourd'hui les conséquences, en matière de politique étrangère.

Ces trois invariants de la stratégie russe n'ont aucune raison de changer, ce qui implique que nous devons réfléchir aux lieux où la Russie pourrait intervenir dans son « étranger proche », voire plus loin, dans le futur proche ou lointain.

Les dirigeants russes ont une mentalité d'assiégé vis-à-vis l'Occident, ce qui est encore plus dangereux. Cette obsession des frontières, du renforcement des capacités de l'OTAN et du bouclier américain contre cette forme de forteresse assiégée russe a pour conséquence qu'une partie de l' establishment russe, notamment militaire, se considère en confrontation, voire en conflit ouvert, politique et civilisationnel avec l'Occident. Ce constat est grave et implique pour la Russie des comportements, une politique étrangère, auxquels nous ne pouvons répondre par la réciproque. La Russie, pour une partie, se considère en conflit direct avec nous. Ce sont des propos graves, mais que je pondère. Une partie de ce narratif a une valeur de renforcement pour l'élite elle-même, de contrôle de la population, le but étant de « make Russia great again » le Président Trump n'a pas inventé grand-chose dans ce domaine. Cela étant, il n'en demeure pas moins que ce narratif reste suivi d'effets et d'actions directes.

Enfin, en plus de l'utilisation de la force armée de manière directe, en parallèle, nous assistons à deux nouveaux types de comportements en politique étrangère. Le premier est le soft power russe utilisé de manière musclée, avec des moyens conventionnels et non conventionnels. Le but est la projection inframilitaire de puissance, ce que l'on appelle à tort en Occident « la guerre hybride », mais qui permet à la Russie de pallier son sentiment d'infériorité militaire, car il est fort à Moscou, par des actions non conventionnelles, asymétriques, pour essayer d'obtenir des effets cinétiques et non cinétiques. Nous rediscuterons du contenu de « la boîte à outils » non conventionnelle et inframilitaire dont dispose la Russie aujourd'hui, pour déstabiliser l'Occident. Le but est triple : limiter notre capacité de réponse, éroder notre résilience interne et affaiblir l'Occident.

La Russie part du principe qu'elle est en infériorité militaire constante et que de ce fait, elle doit utiliser les moyens asymétriques pour pallier cette infériorité.

Le deuxième nouveau type de comportement est ce que j'appellerai la résurgence ou la réaffirmation de la puissance dans son étranger lointain. Moscou estime disposer d'un droit de regard sur son étranger proche. Nourrie de la perception que le leadership occidental, notamment américain, est en train de s'amenuiser, elle semble vouloir s'accorder un nouveau droit de regard dans ce qu'elle appellerait « l'étranger lointain ». Mes collègues l'ont mentionné en Afrique, en Amérique latine et en Amérique du Sud. Nous l'avons vu récemment avec un certain nombre d'organisations de sommets, comme le sommet Russie‑Afrique, les discussions de la Russie avec l'implication dans les forces sahéliennes du G5. Un chercheur américain, Brian Whitmore, appelle cela l'exportation du « sourkovisme » international – Sourkov étant l'un des idéologues du Kremlin, une éminence grise – qui vise à exporter le système Poutine, en tout cas le système russe, à l'étranger.

La Russie utilise ses avantages comparatifs pour gagner des parts de marché. Ses avantages étant la corruption, l'assistance militaro-technique, les contrats militaires et l'assistance économique, avec différents États, pour se dégager des parts de marché, quitte à utiliser des sociétés militaires privées (SMP) comme nous avons pu le voir en Syrie. Cela étant, aujourd'hui, ces sociétés sont partout dans le monde et ont des fonctions paramilitaires, mais sont également des porte-parole des intérêts russes en matière de business militaires et autres. Nous le voyons particulièrement en République centrafricaine, au Venezuela ou encore au Yémen.

Finalement, que pouvons-nous faire pour éclairer la décision publique vis-à-vis de la Russie ? Un dialogue est en train d'être renoué avec la Russie. Par rapport à la position française, européenne et de l'OTAN, l'Occident doit continuer de gérer les conséquences de la puissance russe. La Russie ne va pas changer, ne va pas arrêter ou réviser son comportement juste parce que nous commençons à dialoguer avec elle. À l'heure actuelle, le Kremlin n'a aucune raison de changer son comportement, car les invariants de la politique étrangère ne changent pas et parce que les perceptions russes sont inébranlables. Si nous avons vu que le leadership russe était adverse aux risques, il a un seuil de résistance plus important que le nôtre, d'autant plus que les formes de dissuasion engagées en Occident depuis 2008, n'ont pas vraiment permis de tester le seuil de résistance de la Russie à la douleur. De plus, la Russie profite d'une absence totale de risque réputationnel. La Russie se complaît même à être une puissance réprouvée, une sorte de « dark power » – qui est un terme d'un collègue anglais Mark Galeotti – et vise au contraire à faire l'équilibre entre les États parias et les démocraties libérales et occidentales. Ce « dark power » a l'ambition de proposer une alternative aux valeurs et à la puissance occidentale. Pour nous, il en découle trois principaux risques que j'appellerai « les trois péchés de paresse » vis-à-vis de la Russie.

Le premier est une forme de paresse intellectuelle qui se manifeste dans notre approche de la Russie. On se complaît à dire que l'on ne comprend pas la Russie, qu'elle est imprévisible, qu'il est difficile d'anticiper les prochains coups de la Russie. Les actions russes ont en effet la capacité de nous surprendre, alors que pendant la guerre froide, une multitude de criminologues, d'experts du Kremlin, d'experts des corridors du Kremlin et des contre-pouvoirs du Kremlin offraient une vision, certes beaucoup plus opaque en l'absence des technologies d'information que celle que nous avons aujourd'hui, mais une vision claire de la stratégie russe. Plus personne aujourd'hui ne pense stratégie : nous pensons tactique. Nous parlons de guerre hybride, de doctrine Guérassimov, mais nous ne comprenons pas la stratégie de la Russie.

Nous avons tendance à confondre les invariants de cette stratégie russe, avec des applications tactiques. Cela pollue totalement le débat et fait dire à un certain nombre de responsables politiques et militaires des aberrations, en prenant les doctrines Guérassimov et autres pour des stratégies, là où elles sont uniquement des applications tactiques de différents vecteurs d'influence. Cela explique finalement notre tendance à utiliser des effets miroirs ou des prismes occidentaux sur des comportements russes et des schémas de pensées qui sont complètement différents. Comme le disait Cocteau : « Méfiez-vous des miroirs, ils réfléchissent mal ».

Cette mauvaise réflexion vis-à-vis des comportements russes est un premier péché, d'autant plus qu'il faut arrêter de croire que la Russie va coopérer avec nous. La Russie n'a aucun intérêt, ni même l'envie d'appliquer des mesures de rétablissement de la confiance ou même d'opérer un dialogue, partant du principe qu'une main tendue vers la Russie est déjà une forme d'aveu de faiblesse des États occidentaux. La Russie ne négocie pas avec les terroristes, il n'y a pas que le Président Bush.

Par ailleurs, nous lisons souvent dans la presse française que nous avons besoin de la Russie pour gérer les conflits dont elle est responsable, notamment l'Ukraine et la Syrie. Cet argument est fallacieux et dangereux. Nous ne pouvons pas partir du principe que nous avons besoin de discuter avec la Russie pour gérer les conflits, dont elle est directement responsable ou dans lesquels elle a des comportements militaires inacceptables.

La deuxième forme de paresse est la paresse stratégique vis-à-vis du dialogue que nous avons avec la Russie. Le dialogue avec la Russie est important, voire primordial, d'autant plus que des deux côtés du spectre, aussi bien américain que russe, on s'étonne que les niveaux de communication soient tombés à des niveaux inférieurs à ceux de la guerre froide. Nous ne pouvons pas nous permettre d'arrêter de dialoguer.

Toutefois, le dialogue a un prix. Le dialogue n'est pas une fin en soi, c'est un moyen. Ce n'est pas non plus une case à cocher. Il faut que de notre côté, nous ayons des objectifs clairs à propos de ce que nous voulons accomplir avec la Russie. Il convient de travailler d'abord sur nos différences avant d'aller de l'avant et trouver une solution sur ce que nous avons déjà en commun. Partir de nos différences serait pour moi une façon d'accomplir quelque chose avec Moscou. Le dialogue ne doit pas non plus être une opportunité pour sacrifier nos intérêts fondamentaux occidentaux, notamment français, ou d'offrir des branches d'olivier au Kremlin. Nos préconditions doivent être particulièrement inflexibles et non pas selon les termes russes, car les termes russes sont inacceptables. En effet, il est inacceptable que Moscou estime que certains États ont une souveraineté limitée ou sont moins souverains que d'autres. Cela est contraire à nos valeurs et à nos engagements. Je considère qu'il ne faut pas faire de concessions sur nos engagements, notamment sur ce que l'on appelle « la fatigue ukrainienne » ou des formes de reset ou de business as usual vis-à-vis de la Russie, ou encore vis-à-vis de la levée des sanctions, sans contrepartie ou changement de comportement de la Russie.

Le dialogue doit également provenir de nos alliés. En effet, une vision cohérente et unifiée vis-à-vis de nos engagements européens et otaniens permettrait de dialoguer sur nos divergences internes, afin d'avoir une vision unifiée et cohérente de ce que nous voulons faire de Moscou, dans l'environnement stratégique européen, et avec Moscou, pour l'équilibre stratégique mondial.

Enfin, la troisième forme de paresse est une paresse de dissuasion et d'actions. Aujourd'hui, nous n'avons pas réellement testé le seuil de douleur de la Russie. Nous ne sommes pas rentrés dans une forme de dissuasion réelle contre les intérêts russes, car nous nous sommes finalement auto-dissuadés. Rendre la pareille à la Russie par des moyens asymétriques ciblés, sélectifs et appuyés serait nécessaire pour montrer à la Russie qu'elle ne dispose pas d'avantage tactique ou opérationnel contre l'Occident.

Aujourd'hui, nous pouvons lire en Russie que dans certains comportements militaires, elle serait en supériorité et aurait des avantages tactiques contre nous. Cette forme d'auto dissuasion ou de dissuasion par surprise devrait être changée pour éviter les risques de mauvais calculs et les risques d'erreurs tactiques. Compte tenu de notre attitude actuelle, un certain nombre de comportements militaires organisés par la Russie, qui sont inacceptables, pourrait mener, dans une forme de somnambulisme, vers un conflit, d'autant plus que nous n'avons pas défini totalement ce que l'on pourrait appeler « les lignes rouges », parce que la substance de nos communications est en train de s'amenuiser.

Encore une fois, il n'y a aucune raison que la Russie change ses comportements. Il faut partir du principe que ses tentatives de déstabilisation vont continuer, notamment le recours à la force armée comme outil de politique étrangère. La Russie est aujourd'hui un objet géopolitique, dont la forme est de plus en plus inadaptée à cette espèce de compétition géoéconomique et géotechnologique entre l'Occident – le Global West – et la Chine. La Russie, comme vieil outil géopolitique, s'adapte mal à ces nouvelles cartes. Or la Russie comme puissance faible était encore plus dangereuse que la Russie actuelle. La question de transformation du régime en interne et de la forme que prendra la Russie dans cette espèce de nouvel ordre mondial continuera d'avoir un impact direct sur nos intérêts, sur nos valeurs, aussi bien en Europe qu'avec nos alliés de l'Alliance atlantique.

Le Président Macron disait récemment que la Russie n'est pas notre ennemi. Certes, la Russie n'est pas notre ennemi, toutefois, elle reste un défi considérable pour nos intérêts et une menace militaire et non conventionnelle et non négligeable pour l'Occident. Je tiens à signaler également la probable publication d'une nouvelle doctrine militaire en 2020, par la Russie, qu'il faudra observer attentivement pour voir les nouveaux types d'outils que la Russie va utiliser contre nous et avec nous.

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Monsieur Boulègue, dans un entretien au Time, vous avez décrit le rapprochement sino-russe comme n'étant pas une question de coopération en tant que telle, notamment eu égard à la différence de puissance économique entre les deux pays, mais plutôt un message au reste du monde. Cet axe Moscou-Pékin traduit à la fois un antagonisme commun envers Washington et une nécessité, particulièrement pour la Russie, de s'allier à une telle puissance économique et commerciale. Dans ce contexte et cinq ans après un regain de tension en raison de l'annexion de la Crimée, les pays européens sont tiraillés entre méfiance envers Moscou pour certains, et volonté de coopération pour d'autres. Pensez-vous que l'accélération du rapprochement à la fois économique et militaire avec la Chine est une menace pour les coopérations et les relations entre la Russie et la France ?

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Selon des médias, à la mi-novembre, les forces armées russes ont pour la première fois testé un missile hypersonique Kinjal en Arctique. Quelle lecture devons-nous faire de ce test au regard d'une part, des capacités militaires russes, et d'autre part, du choix de l'Arctique, zone de convoitise affichée par Vladimir Poutine ?

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Nous sommes très loin de l'époque où Gorbatchev espérait une maison commune entre la Russie et l'Union européenne. Cela étant, un dialogue stratégique avec les Européens ne serait-il pas nécessaire malgré les contentieux ? En ce qui concerne les contentieux, vous avez rappelé la Crimée, le Donbass en Ukraine, la Géorgie avec les deux provinces qui sont actuellement occupées, sans compter des problèmes avec d'autres pays voisins.

Par ailleurs, pensez-vous que l'Union européenne doit renforcer son partenariat oriental avec les pays voisins de l'Union européenne mais également de la Russie ? Je pense bien sûr à l'Azerbaïdjan, à l'Arménie et à la Géorgie. Comment pouvons-nous renforcer ce dialogue ? Il me paraît nécessaire, car l'isolement de la Russie n'est pas une bonne chose, à mon avis. À l'intérieur du pays, l'opinion publique approuve-t-elle la politique extérieure du gouvernement actuel ? N'est-elle pas intéressée par le rapprochement avec les valeurs de l'Union européenne ?

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Le moins que je puisse dire, c'est que vous n'avez pas décrit la Russie comme un partenaire fiable ! Il ne s'agit pas pour moi de relativiser, néanmoins, comment jugez‑vous l'impact de la contraction du PIB ? En effet, ce dernier à deux implications. D'une part, une diminution forte du revenu par habitant – une partie de la population russe préférerait peut-être que les investissements dans des opérations extérieures servent plutôt à développer la qualité de vie, qui n'est pas des meilleures au regard des standards occidentaux, voire dans le monde en général. Quelle vision peut avoir l'opinion publique, une population parfois démunie, par rapport à ces velléités guerrières russes à l'extérieur de ses frontières ? D'autre part, cette contraction du PIB n'a-t-elle pas entraîné une contraction du budget de la Défense ? Ne surestimons-nous pas les capacités militaires et opérationnelles de la Russie ?

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Vous avez abordé ce que vous avez appelé « le défi considérable pour nos intérêts » posé par la Russie. Je voudrais plus particulièrement revenir sur les questions militaires et de défense, puisque nous sommes en commission de la Défense. En tentant de promouvoir ses intérêts en Afrique, au-delà de sa zone d'influence, la Russie s'intéresse plus particulièrement à la coopération militaire. La multiplication de signatures d'accord de coopération militaire, une intensification du déploiement de conseillers militaires essentiellement privés, comme la société Wagner, notamment en République centrafricaine, est le fer de lance de la nouvelle politique étrangère russe. Depuis 2017, ce sont vingt nouveaux accords signés, ce qui fait dix par an, alors qu'il y a eu seulement sept accords entre 2010 et 2017, c'est-à-dire un par an. Ces chiffres montrent bien l'intensification de l'activité de la Russie dans le domaine de la coopération militaire. Évidemment, ce renforcement suscite des questions sur le rôle des Russes sur ce continent stratégique. Pensez‑vous que ce qui anime essentiellement la Russie est une volonté de déstabiliser le continent ou s'agit-il plutôt d'affirmer son importance globale, de récolter des intérêts financiers et une influence géopolitique au plan international ?

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Mathieu Boulègue, Research Fellow – Russia and Eurasia Programme – Chatham House – The Royal Institute of International Affairs

Je vais prendre la première question, puisqu'elle m'est directement adressée. L'étude des relations russo-chinoises est un nouveau tournant, car vous avez des experts russes et des experts chinois. Le mélange des deux est assez compliqué, car il faut parler les deux langues, être des deux côtés. De ce fait, nous avons généralement une compréhension assez erronée de la nature même des relations sino-russes et de l'impact que cela peut avoir sur l'Occident, notamment contre nos intérêts.

Du point de vue russe – je ne peux pas parler du point de vue chinois, n'étant pas spécialiste de la Chine – la Chine est comprise à la fois comme une menace et une opportunité. Une opportunité, parce que la Russie comprend bien qu'elle doit faire avec la Chine, par ce différentiel de puissance à la fois économique et potentiellement militaire, mais elle devra potentiellement faire contre et se positionner vis-à-vis de ce nouvel environnement géoéconomique et géotechnologique, dans lequel la Russie n'a pas grand-chose à apporter. Cela suscite des craintes à l'heure actuelle comme : « La Chine va nous envahir dans quelques années », pour les plus extrêmes, ou encore : « Nous allons être dilués par la puissance chinoise et ne devenir que des fournisseurs de matières premières, notamment énergétiques, à la Chine ». Cela explique pourquoi la Russie perçoit comme nécessaire la résurgence de sa puissance non conventionnelle, parfois militaire, informationnelle, et cette influence même « civilisationnelle », pour contrer en partie la Chine.

La carte des déploiements russes en Afrique, en Amérique latine et en Asie est un calque de la carte des intérêts chinois. Dans son étranger lointain, Moscou garde un œil sur les déploiements de la Chine et fait en sorte d'être en concurrence sur les parts de marché que la Chine pourrait s'approprier. C'est une forme de concurrence géoéconomique pour l'instant, notamment parce que les vecteurs sont complètement différents ; la Chine a recours à des vecteurs économiques ; la Russie utilise différents vecteurs de coopération militaire, comme les sociétés militaires privées, les bases et les contrats d'armement. Cela étant, aujourd'hui, n'importe quel dirigeant russe est à la fois pro et anti Chinois, parce que la Russie ne peut pas se permettre de choisir entre une coopération avec l'Occident ou une coopération avec la Chine, contre l'Occident ou contre la Chine.

Quelle menace cela peut-il représenter pour nos intérêts ? Il est légitime de penser que réinsérer la Russie dans l'architecture de sécurité européenne serait un rempart contre les visées chinoises, car la Russie est directement aux frontières de la Chine. Cependant, il faut arrêter de partir du principe que l'Occident va pouvoir apporter quelque chose à la Russie contre la Chine ou que la Russie a besoin de nous pour gérer la relation avec Pékin. Cela serait partir d'un constat de faiblesse.

Aujourd'hui, le choix de la Russie n'est pas arrêté. S'il y a quelque chose à retenir de cette fin de phase de transition post guerre froide, c'est l'essor de la Chine comme puissance et la transition d'un monde géopolitique – dont la Russie est l'un des derniers plus grands protagonistes – vers un monde géotechnologique et géoéconomique, dans lequel elle souhaite continuer à peser pour les années, voire les décennies, à venir.

Le missile Kinjal a déjà été déployé en Syrie, notamment. Logiquement, le système devrait rentrer en service opérationnel, en tout cas pour les premières unités, sur les MiG-29, à partir de 2020, soit 2021 ou 2022, puisqu'il y a toujours du retard. Cela dépendra de la capacité de la chaîne de production à assurer la continuité de la production et l'entretien opérationnel. Les tests ont été réalisés en Arctique, mais cela n'est pas significatif. En effet, la Russie n'a pas l'intention de démarrer un conflit dans l'Arctique. Au contraire, elle a besoin d'éloigner l'attention et toute tension militaire de l'Arctique, pour les concentrer notamment sur les lignes de communication nord-atlantique et garantir son droit de regard sur la mer baltique – ce qui a un impact direct pour l'OTAN.

Quant au Kinjal, c'est un missile quasi hypersonique, c'est-à-dire qu'il atteint sa vitesse maximale après déploiement. Cela représente effectivement un avantage tactique en première frappe. Cela dit, les systèmes de défense américains et chinois sont des réponses asymétriques à cet avantage tactique. Ce n'est pas un missile stratégique. La portée du missile n'est que la portée de l'avion qui porte le missile. Or aujourd'hui, un avion est plus facile à descendre qu'un missile quasi hypersonique.

Sur la maison commune, il s'agit d'une très bonne remarque. Je dirais même que Vladimir Poutine a écrasé la maison commune avec un tank et que nous en payons aujourd'hui les conséquences.

En ce qui concerne le dialogue stratégique, le problème est qu'il doit avoir des intérêts et des buts stratégiques. Or aujourd'hui, la Russie n'a pas d'intérêt à partager des objectifs ou à coopérer avec l'Occident. L'intérêt de la Russie est éventuellement d'abaisser les tensions au niveau tactique en matière de gestion quotidienne, notamment militaire, entre les différentes armées, parce que des erreurs tactiques ou des accidents peuvent toujours se transformer en escalade de la violence. Nous avons effectivement un rôle à jouer en la matière, pour forcer la Russie à adopter des comportements irréprochables, ou en tout cas acceptables, en temps de paix. En effet, il est inacceptable que la Russie puisse brouiller des communications GPS en temps de paix, comme cela a été le cas dans le Finnmark norvégien ou en Finlande, lors des exercices Trident Juncture l'année dernière. La Russie devrait être tenue responsable de ce genre de comportement pour éviter les erreurs tactiques ou un somnambulisme vers une escalade de la violence. Ce sont des intérêts avant tout opérationnels et tactiques, et non de grands buts stratégiques pour discuter d'équilibre dont la Russie n'a pas envie de discuter. Il faut encore une fois arrêter de partir du principe que la Russie a envie de discuter de ces mesures de rétablissement de la confiance. Aujourd'hui, elle se complaît à cette pression, à l'accepter, à l'intérioriser et à devenir cette forme de « dark power » contre l'Occident.

Il faut effectivement renforcer le partenariat oriental, mais avec deux préconditions. La première est de ne plus en confier la gestion à des États qui ont véhiculé une image particulièrement anti-russe du partenariat oriental. Lorsqu'il a été mis en place, la gestion du partenariat oriental a été donnée à la Pologne, aux États baltes et à la Suède, qui ont pour toutes les raisons historiques et culturelles que nous connaissons, un sentiment anti-russe, qui ne vise pas que les dirigeants de la Russie. Il faut reprendre ce partenariat en nous demandant ce que nous voulons faire avec la Russie, dans ce format supplémentaire de gestion européano-russe.

Les préconditions vis-à-vis des États récipiendaires du partenariat oriental devraient être davantage strictes et claires. En dépit de toutes les bonnes intentions que l'on reconnaît à l'ancien gouvernement réformateur de Moldavie, il n'est pas question d'offrir de l'assistance gratuite et sans condition au gouvernement Dodon, par exemple, ou même à l'Azerbaïdjan, avec toutes les pratiques politiques que nous connaissons de ce régime. Ces préconditions étaient présentes sur le papier, lorsque le partenariat oriental a été créé, mais n'ont pas vraiment été appliquées.

Le budget de défense et de coopération militaire ne s'est pas contracté, il reste à mesure. Le problème est qu'en Occident, nous mesurons le budget de défense russe en dollars. Effectivement, le budget de défense russe est 2,5 fois moins important que le budget américain. Cependant, l'armée russe n'achète pas de char ou de systèmes de missile en dollar, mais en roubles. En parité de pouvoir d'achat, le budget de la défense russe correspond aux besoins des forces armées, puisque le budget de la défense est la priorité numéro un du gouvernement. Le budget est globalement réalisé autour du budget de la défense russe : d'abord, les forces stratégiques, le reste de l'armée ensuite, pour nourrir le complexe militaro-industriel, et après, peu importe. Tous les deux ans, le budget russe est globalement indexé selon la part du budget militaire, ce dont les forces armées vont avoir besoin selon le cycle d'acquisition d'armement actuel, et la somme restante est pour le reste de l'économie. De ce fait, le budget de défense est à la fois nécessaire et suffisant. Il faut regarder la façon dont les armements rentrent en capacité opérationnelle active et la façon dont ils peuvent être potentiellement une menace à nos intérêts, sans forcément surévaluer les capacités militaires de la Russie.

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Kevin Limonier, maître de conférences à l'Institut français de géopolitique (Université Paris 8)

Je ne suis pas un expert des relations bilatérales entre la Chine et la Russie. Néanmoins, je pense qu'il est important de rappeler que la Russie et l'Europe ont une histoire très ancienne. La Russie « puissance pauvre », comme l'avait appelée Georges Sokoloff, il y a une décennie ou deux, a, depuis la fin du joug tataro-mongol, tenté de rattraper progressivement et cycliquement son retard technologique et économique, en se raccrochant, d'une manière ou d'une autre, à l'Ouest, à l'Occident, à l'Europe, à la modernité, à ce qui a toujours été considéré comme l'avenir et le devenir de la Russie.

Cela a commencé sous Ivan le Terrible, avec les premiers contacts avec la monarchie britannique ; cela a continué avec les réformes de Pierre le Grand ; cela a été le cas sous Lénine également, puisqu'il a bien fallu acheter des technologies, faire venir des capitaux pour pallier les départs de beaucoup de cadres après la guerre civile ; et c'est aujourd'hui encore le cas, pour les nouvelles technologies de l'information et de la communication, Internet, etc. Les Russes sont très innovants, mais ils agissent d'abord dans le cadre d'échanges et de transferts de connaissances et de richesses. Par exemple, de nombreux Russes sont dans la Silicon Valley, mais ils ont, bien évidemment, des opinions complètement contraires à celle de Vladimir Poutine.

Cette rétrospective me fait douter que la Chine puisse apparaître à la Russie, comme un partenaire historiquement aussi important que l'a été l'Europe. Pour les Russes, en particulier, pour certains fonctionnaires du Kremlin, il est tentant de dire : « Nous n'allons pas vous attendre cent-sept ans, vous, les Européens. Si vous ne venez pas à nous, nous irons vers la Chine ». Mais je ne suis pas persuadé que cela puisse avoir lieu, puisque les Chinois ont aussi des vues sur les ressources de l'immense Sibérie, qui est vide et en même temps très riche.

Par ailleurs, je pense que le dialogue stratégique entre l'Union européenne et la Russie est nécessaire, puisqu'il est indéniable que nous sommes à un tournant de la relation transatlantique. Les déclarations récentes du Président Macron, les déclarations de Donald Trump depuis un certain temps, ainsi que le Brexit, nous invitent à réfléchir au futur de l'architecture européenne de défense. Dans ce cadre, nous ne pourrons pas nous passer d'un dialogue avec la Russie. Il faut peut-être aussi regarder du côté de ce qu'a été la politique étrangère du Général de Gaulle, pour essayer d'imaginer ce que pourrait être l'avenir de la France en tant que principale puissance militaire européenne, dans cette future architecture.

L'OTAN va-t-elle disparaître ou va-t-elle survivre ? Je l'ignore, mais il est certain qu'elle va devoir muter. La question est de savoir si nous allons continuer ou non à construire une défense commune au sein de l'OTAN et quel sera le rôle de la Russie à cet égard. Cela étant, le partenariat et le dialogue sont absolument nécessaires.

Les questions sur l'opinion publique russe et sur la contraction du PIB sont d'excellentes questions, puisqu'elles soulignent le fait qu'il existe deux périodes dans le poutinisme. La première période court de 2000 à 2012, jusqu'aux manifestations, qui ont été une rupture très profonde, y compris dans la manière dont le pouvoir s'adresse aux peuples et dont le peuple croit ou ne croit pas ce que raconte le pouvoir. La première période a été une période de croissance économique après la crise asiatique de 1997, une période d'enrichissement considérable, d'apparition et d'enrichissement de la classe moyenne russe, une classe moyenne qui a commencé à voyager massivement, qui parle l'anglais, qui s'informe, qui bouge et qui est intégrée à la mondialisation. Dans ce premier pacte de stabilité poutinien, le marché était le suivant : « Enrichissez-vous et votez pour nous ».

Seulement, à partir de 2011 - 2012, l'économie russe s'essouffle considérablement – en décalage par rapport à la crise financière de 2007. D'ailleurs, au-delà de la contestation sur le fait que Poutine fera ou ne fera pas un troisième mandat, les racines profondes des manifestations de 2011 – 2012 ont été la résurgence progressive de la petite corruption, celle qui pollue le quotidien des Russes depuis très longtemps. Cette petite corruption n'avait pas disparu, mais était devenue beaucoup plus discrète, beaucoup moins dérangeante, dans la deuxième partie des années 2000.

Depuis cette mobilisation massive et l'aggravation continuelle de la situation économique de la Russie, qui n'est pas au beau fixe, mais qui n'est pas catastrophique non plus, un deuxième pacte de stabilité poutinien a été scellé avec l'annexion de la Crimée. Le message n'est plus : « Enrichissez-vous et votez pour nous », mais : « Votez pour nous, nous vous ferons vivre le rêve russe », c'est-à-dire le retour de cette puissance, le retour d'une Russie qui a une voix sur la scène internationale et qui ne brade pas ses héritages.

La Crimée est importante, mais pas vraiment du point de vue de l'accès aux mers chaudes, Sébastopol, etc. ; les Russes avaient toutes les infrastructures nécessaires à Novorossiisk en territoire russe. Dans l'opinion publique russe, la Crimée est un territoire russe depuis 1780, colonisé par des Russes sous l'impulsion du prince Potemkine et de Catherine II. Pour un certain nombre de Russes, aujourd'hui quinquagénaires ou sexagénaires, la Crimée est liée aux souvenirs de leur jeunesse, aux vacances qu'ils y passaient, parce qu'il y a dans la région diverses entreprises soviétiques avec ce que l'on appelle des sanatoriums et beaucoup de personnes y sont allées. Ce territoire est vraiment très important dans l'imaginaire collectif russe.

Les sondages qui ont suivi l'annexion de la Crimée révèlent que même parmi les farouches opposants à Vladimir Poutine en 2012, très peu ont condamné l'annexion de la Crimée. On touche au patriotisme russe, à la célébration d'un certain nombre de symboles considérés comme les symboles qui permettent de se reconnaître les uns et les autres dans une sorte d'identité collective.

N'oubliez pas que la Russie est un empire multiethnique et que l'on y parle beaucoup de langues. Le russe est la langue principale, c'est dans cette langue que se célèbre un certain héritage, c'est dans cette langue aussi que l'on commémore les vingt millions de morts de la Grande Guerre patriotique, la Seconde Guerre mondiale, qui est quelque chose de très important dans la définition de cette identité collective.

Par ailleurs, n'oublions pas que l'empire a failli éclater à deux reprises, puisque l'Union soviétique a éclaté et que la Fédération de Russie n'est pas passée loin de l'éclatement sous le coup des guerres de Tchétchénie et d'un certain nombre d'autres événements. Nous sortons d'une période de vingt ans avec de véritables angoisses identitaires et culturelles, où le patriotisme, la célébration de la force de l'État et des symboles de cette force sont devenus une ressource politique considérable pour le pouvoir, nonobstant le fait que le rouble stagne à des niveaux bas, que la précarité se développe, que de plus en plus de gens, notamment des diplômés de la jeune génération, envisagent de quitter la Russie – ce qui n'était plus le cas depuis un moment.

Sur la Russie en Afrique, il s'agit peut-être d'un moyen pour la Russie de réaffirmer sa puissance et son influence. La Russie entretient un certain nombre de réseaux en Afrique qui datent de l'époque soviétique, même si ces réseaux sont vieillissants. Une université russe à Moscou qui s'appelle l'Université de l'amitié des peuples - Patrice Lumumba ( Российский университет дружбы народов ) a formé beaucoup de cadres africains.

Dans la stratégie actuelle qui repose sur des sociétés militaires privées, des entrepreneurs qui vont capter des richesses privées, le patriotisme n'est plus une ressource politique, mais une ressource économique, avec des acteurs que l'on pourrait appeler des « entrepreneurs patriotiques ». Ce sont des gens qui vont aller s'enrichir en Afrique, mais également ailleurs, parce qu'ils vont dans le sens de ce que le pouvoir attend d'eux. Il existe un véritable business de la réaffirmation de la puissance, un business du patriotisme et de la célébration du retour de la force russe sur la scène internationale. Cela peut être aussi vu comme un aveu de faiblesse.

La manière dont les Russes essayent de prendre pied en Afrique est étonnamment similaire à la manière dont les Russes ont colonisé la Sibérie. Je ne pense pas que les Russes veuillent coloniser l'Afrique, ce n'est pas la question, mais la colonisation de la Sibérie s'est faite, en quelque sorte, par procuration. L'État russe était pauvre et assez faible à cette époque et des marchands et par des congrégations cosaques sont allés coloniser ces immenses territoires pour l'État. Aujourd'hui, en Afrique, il y a des marchands, des entités privées qui agissent pour le compte de la Russie, mais qui n'oublient pas leurs intérêts privés qui passent avant tout.

La célébration du retour de la force russe autour des symboles de cette force est une ressource politique énorme pour le pouvoir, mais c'est également une ressource économique gigantesque pour un pouvoir qui reste aussi et avant tout assis sur un réseau d'obligeance. Cela est dans l'ADN du poutinisme depuis vingt ans. Ce pouvoir est structuré par des réseaux d'allégeance qui sont d'abord des réseaux d'enrichissement personnel.

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Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l'Institut Thomas More

Sur le budget militaire, en 2008, il représentait 3 % du PIB, en 2016, il est monté jusqu'à 4,9 %. Depuis, effectivement, cela marque le pas, mais en ce qui nous concerne nous avons du mal à remplir l'objectif de 2 %. De mémoire, cela représente entre 2008 et 2016, une augmentation des deux cinquièmes. Il s'agit bel et bien de la traduction d'une volonté de puissance.

Sur les armes hypersoniques, je commence à m'y intéresser, mais plus à partir de la problématique du porte-avions. À ma connaissance, aucun essai n'a été réalisé sur une cible mobile.

La question du partenariat oriental est de savoir si nous sommes capables de mener une politique étrangère en commun, sur les frontières orientales de l'Union européenne et de l'OTAN, une politique étrangère qui n'est pas réductible à un processus d'élargissement. Nous ne pouvons pas ignorer ces pays voisins et d'autre part, il n'est pas question, à mon sens, de négocier une sorte de « Yalta light » en reconnaissant à la Russie la domination pure et simple sur ces pays.

En Afrique, les entrepreneurs russes qui s'investissent dans le business du chaos sont en quelque sorte des pirates. D'une certaine façon, ils nous donnent des leçons. Nous avons oublié comment nous avons bâti des empires autrefois. Nous sommes devenus plus soviétiques que les ex-soviétiques ! Pour nous, une grande stratégie serait assimilable à un Gosplan, une multitude de rapports, quelque chose de millimétré, ce qui fait que nous nous condamnons à une forme d'impuissance. Alors qu'eux s'engagent avec peu de moyens. Ils voient après l'action, si l'entreprise fonctionne, se nourrit d'elle-même et progressivement, ils réévaluent leurs objectifs. Il faut être très attentif à ce qui se passe en Afrique. Assez souvent, je vois des articles qui relativisent l'importance de ces entrepreneurs par rapport au commerce français, américain ou chinois. C'est la leçon de Saint-Exupéry dans Le Petit Prince : « Enfants, prenez garde aux graines de baobabs ! » En Syrie aussi, nous avons sous-estimé leurs capacités, au regard de leurs faibles moyens. Nous devons donc être extrêmement attentifs sur l'Afrique.

Sur l'opinion publique, tout a été dit. Le durcissement du régime est avéré. Depuis les années 1990, certains décors « Potemkine » tenaient et rendaient la qualification de ce régime difficile. Était-ce un régime démocratique musclé, un peu semblable à celle de Napoléon III ? On pouvait se le demander. Ce n'était pas vraiment une démocratie, mais le suffrage universel existait, plusieurs concurrents étaient présents, même si les dés étaient pipés. Désormais, l'espace de respiration se restreint de plus en plus. Hier ou avant-hier, une loi a été ainsi votée disposant que la qualification « d'agents de l'étranger » vaudrait également pour des personnes physiques. Une forme de soviétisation à l'intérieur du pays ressurgit, qui pose aussi un problème de dialogue, de partenariat à long terme. Nous ne pouvons pas faire l'impasse sur la nature du régime. Souvent, nous nous voulons réalistes, nous voulons ignorer les régimes politiques, réduire les relations internationales à une sorte de physique newtonienne. Dans l'histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide, un des pères du réalisme en politique internationale, les affrontements entre les partis démocratiques et oligarchiques à l'intérieur de chacune des cités sont pourtant amplement détaillées avec toutes les conséquences qu'elles ont sur le jeu des alliances. J'en déduis qu'il ne faut pas avoir une vision trop abstraite des relations internationales. La question du régime et des valeurs est évidemment importante, surtout si l'on raisonne sur le long terme.

Sur la relation entre la Russie et la Chine, j'apporterai un bémol. Au moment où les puissances ouest-européennes se lancent sur l'Océan mondial, au-delà de l'Atlantique, les cosaques, les marchands Stroganoff, etc., franchissent l'Oural vers 1580. Il existe donc une relation intime entre la Russie et l'Asie septentrionale. Quelques semaines avant que Pierre le Grand monte sur le trône, à l'été 1689, le traité de Nertchinsk a été signé, à peu près 600 kilomètres à l'est du lac Baïkal. Il s'agit du premier traité signé entre une puissance blanche et l'empire de Chine, bien avant les guerres de l'opium et les traités qui ont suivi. Le barycentre historique de la Russie se trouve peut‑être plus dans les steppes. Nous renouons avec l'eurasisme finalement. Si Douguine est un idéologue dangereux, de véritables penseurs de l'eurasisme en Russie ont élaboré une conception du monde qui est bel et bien articulée sur un certain nombre de fondamentaux historiques.

Il ne faut pas raisonner dans un jeu à somme nulle entre l'Occident et la Chine. Le fait nouveau aujourd'hui est la montée en puissance de la Chine qui constitue un grand attracteur. Un jeu de chaises musicales dans lequel la Russie choisirait entre l'Occident et la Chine me semble complètement irréaliste. Ce grand attracteur, indépendamment de ce que nous faisons ou ne faisons pas, joue son rôle. Cette contrainte est intégrée par la Russie, consciente qu'il existe des formes de subordination impliquées par cette montée en puissance, avec un PIB chinois qui est à peu près 8,5 fois supérieur au sien. Cela étant, ils n'ont le choix qu'entre deux mauvaises solutions. Nous voudrions en déduire qu'ils ne vont pas se lier à la Chine, parce que le différentiel est trop important, etc. Mais le différentiel est tout aussi important entre la Russie et l'Union européenne, entre la Russie et les États-Unis. Les Russes devront choisir la moins mauvaise des solutions en fonction de ce qu'ils veulent et à partir de leur vision du monde. J'ai le sentiment qu'ils souhaitent se lier de plus en plus à la Chine, avec l'idée que ce sera la puissance dominante de demain. De plus, les principaux griefs géopolitiques de la Russie concernent l'Ouest et il faut stabiliser la situation à l'est pour projeter sa volonté de puissance à l'ouest, quitte à faire du marivaudage géopolitique dans le sillage de la Chine.

Étant donné la manière dont fonctionne la Russie, il faudrait établir un lien entre cette vision géopolitique, cette stratégie qui serait sinocentrée d'un côté, et de l'autre côté, la réhabilitation du pacte germano-soviétique entre Molotov et Ribbentrop. Par ailleurs, il existe d'autres éléments comme la volonté d'assumer tout le passé soviétique, etc. Certains dirigeants russes ont peut-être le sentiment de jouer gagnant, de choisir la moins mauvaise des solutions. En effet, leur idée est que l'ordre occidental est condamné à disparaître. De ce fait, autant se placer dans le sillage de la Chine et faire ce que j'ai appelé du marivaudage.

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Une vision française est sympathique, mais lorsque nous parlons d'Europe, la vision allemande et de certains pays d'Europe de l'Est vis-à-vis de la Russie me semble particulièrement lourde de sens. Nos analyses sont sympathiques, mais ne pas les mâtiner d'une vision allemande me semble être un peu éloigné de la réalité.

Par ailleurs, la Russie n'est-elle pas un « faux dur » ? N'est-elle pas un vrai « tigre de papier » ? Aujourd'hui, son PIB est entre celui de l'Espagne et de l'Italie, sa population baisse avec moins 200 000 habitants, les jeunes talents quittent le pays vers l'Angleterre et les États‑Unis. 55 % des exportations de la Russie – la rente pétrolière, gazière et charbonnière – va vers l'Europe. Nous sommes dépendants de la Russie, mais ils sont dépendants de nos achats. L'activité et l'économie russe fluctuent en fonction des cours mondiaux des énergies. Quand les cours sont bas, l'économie russe va particulièrement mal.

C'est un tigre de papier, mais un tigre de papier agressif, parce que le régime est agressif. À la commission de la Défense, nous le constatons lorsque des avions russes pénètrent dans l'espace aérien français, lorsque des sous-marins viennent taquiner en Méditerranée, le port de Toulon. C'est l'expression de ce pays : « j'existe, je veux exister et je vous démontre que j'existe ». Cependant, la réalité objective et factuelle sur la démographie et sur l'économie est là. Dans vingt ans, ce pays sera le produit de son économie, de sa réalité démographique, de strictement rien d'autre et certainement pas de l'ambition d'un régime finissant.

Qu'est-ce qui nous sépare aujourd'hui de la Russie ? Principalement les conflits qui se déroulent autour de la mer Noire : la Transnistrie, le Donbass, la Crimée, l'Abkhazie et l'Ossétie. Sur ces conflits, pouvons-nous avoir une vision européenne, trouver une solution pour que ce ne soit plus un point de désaccord suffisant pour ne pas coopérer avec la Russie ? Vous avez évoqué la Crimée, mais pas les autres conflits, ce que l'on appelle les « frozen conflicts ». Nous sommes face à des enjeux absolument considérables. Notre avenir ne se joue-t-il pas en grande partie autour de la mer Noire ?

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Je reviendrai aux déclarations sur la guerre du Péloponnèse. Je crois que nous assistons au retour de la Russie. Il me semble que l'espionnage est le cadre normal d'une puissance actuelle. La France a très certainement intérêt aussi à aller voir ce qu'il se passe chez un certain nombre de voisins et le fait très bien. La Russie manifestement aussi. Nous oublions de dire qu'il n'y a pas si longtemps, les États-Unis ont espionné trois présidents de la République française : Chirac, Sarkozy et Hollande. Nous voyons bien qu'il s'agit d'un réflexe de puissance, qu'il faut y prêter une attention particulière et qu'il faut surveiller cela de près, mais ce n'est pas plus extraordinaire que la National Security Agency (NSA) ou que ce que l'on peut voir d'un certain nombre d'autres moyens.

Ma deuxième remarque portera sur notre manière de réagir aux comportements agressifs de la Russie. Je suis toujours stupéfait de voir que l'attitude de la France est systématiquement de parler avec des termes très durs, notamment des États-Unis d'Amérique lorsque c'est Trump, mais pas lorsque c'est Obama, ou de la Russie avec Poutine. Je ne suis pas persuadé que nous ayons comme alliés économiques, des puissances qui ne sont pas dans la même situation que la Russie en matière d'atteinte aux droits de l'Homme. La Chine n'est-elle pas plus répréhensible en matière de droits de l'Homme que ne l'est la Russie ? Il n'y a qu'à voir ce qu'il se passe à Hong-Kong aujourd'hui. Pourtant, personne ne dit rien, parce que la vérité est économique et nous nous taisons devant la politique et les intérêts qui devraient être ceux de la France.

Nous nous taisons sur la Chine, comme sur l'Afrique. Pourquoi la Russie avance-t-elle en Afrique ? Parce que la France recule en Afrique. La Russie est en train de s'installer dans un pays comme la Centrafrique par l'intermédiaire de sociétés privées ou de son armée, parce que la France n'a plus les moyens, n'a pas la volonté de s'y réinstaller durablement ou d'éviter un certain nombre de débordements sur ce continent africain.

Même remarque sur les dictateurs que nous soutenons. Il y a quinze jours, nous avons signé un traité d'amitié ou de soutien franco-congolais, après le déplacement de 15 000 personnes dans le Pool, des atteintes aux droits de l'homme, etc. Nous voyons bien que la France lorsqu'elle le veut, elle le fait.

Nous voyons bien qu'avec la Russie, il y a un problème diplomatique mondial. Elle le fait au détriment de la France. Lorsque nos agriculteurs perdent un milliard d'euros de « négoce » avec la Russie, c'est bien parce que nous décrétons qu'il existe un blocus économique avec la Russie. Cependant, cela n'empêche rien. En effet, les gens qui ne font pas de négoces en direct passent par d'autres pays, comme le Brésil, le Maroc, l'Égypte. Nous contournons des barrières que nous nous sommes imposées, alors que nous pourrions être critiques sur la politique russe, même dénoncer un certain nombre de faits, mais avoir une « realpolitik » et continuer à entretenir des relations au moins économiques avec la Russie. Cela nous permettrait de défendre notre industrie, notre agriculture et notre économie.

Enfin, la Russie petit à petit a profité. Vous avez parlé de la Syrie, mais aujourd'hui, tout le monde s'accorde à dire qu'heureusement que la Russie est intervenue en Syrie pour mettre fin à Daech. Nous pouvons aussi parler des relations avec l'Iran. Alors que l'Iran est l'ennemie mortelle d'Israël, cela n'empêche pas la Russie d'avoir des relations privilégiées avec l'Iran. Cela n'empêche pas non plus Benyamin Netanyahou d'aller à la fête de la Libération, le 9 mai, à Moscou pour discuter avec Vladimir Poutine. Nous devions regarder cela avec froideur. Dans sa politique, la Russie a très certainement des arrière-pensées, mais j'aimerais que la politique de la France défende d'abord les intérêts de la France, ceux de l'Europe et qu'ensuite elle regarde ce qui se passe, sinon la France et son économie en seront pénalisées.

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J'ai une question sur ce qui a été qualifié de « marchands » par M. Limonier, de « boîte à outils inframilitaire » par M. Boulègue, ou « d'entrepreneurs du chaos » par M. Mongrenier, notamment sur le phénomène de privatisation de la guerre. La Russie déploie de manière agile et souvent dans la discrétion des contracteurs de sociétés militaires privées, par exemple dans le Donbass, au Venezuela, en Syrie, en Centrafrique ou encore en Libye. En Syrie au plus fort des combats, on parlait de quelques milliers de combattants engagés. Cela montre la puissance du phénomène, avec une formation de haut niveau, un équipement technologiquement performant et une liberté d'action importante, parfois au-delà du droit de la guerre. Ces hommes ont un réel impact sur les équilibres militaires des pays où ils interviennent. Cette pratique d'ailleurs n'est pas limitée à la Russie. Les Américains y ont largement recouru en Irak ou en Afghanistan. Pouvez-vous nous en dire davantage sur ces sociétés militaires privées et leur usage par la Russie, notamment sur leurs liens avec le pouvoir ou leurs mécanismes de financement ? Pour vous, quelle serait la stratégie de la France dans ce nouveau contexte ?

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Dans quelle mesure la chute de la francophonie, le français se situant désormais derrière l'allemand et le chinois, est et sera demain un obstacle croissant à la coopération entre nos deux pays ?

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Sur la question de la menace, tout à l'heure, vous nous avez beaucoup parlé des attaques cyber qui laissent penser à une menace hybride qui pèserait sur les pays européens. Or il me semble que lorsque l'on veut préparer des dispositifs opérationnels de réponse, il faut d'abord bien identifier la menace. Nous nous apercevons que dans les pays de l'Est, notamment en Allemagne, il existe encore la peur des chars russes qui débarqueraient sur l'Europe occidentale. Cela implique lourdement, et à plus d'un titre, tout ce qui est doctrine militaire et équipement, je pense notamment au Main ground combat system (MGCS). Quel est votre point de vue sur la question ? Qu'est-ce qui est finalement aujourd'hui le plus menaçant ?

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Nous avons parlé tout à l'heure de l'opinion publique russe, je voudrais parler de la population au sens démographique et sanitaire. J'ai lu récemment une étude qui montrait que la population russe buvait moins, que l'alcoolisme faisait moins de dégâts et que de ce fait, l'espérance de vie augmentait. Pouvez-vous nous en dire plus sur l'état sanitaire et la démographie de la population russe ?

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Mathieu Boulègue, Research Fellow – Russia and Eurasia Programme – Chatham House – The Royal Institute of International Affairs

La Russie est-elle un « faux dur » ? C'est une excellente question. Si c'est un faux dur, c'est un faux dur capable d'envahir un État souverain par la force ; de vider les poubelles de l'action militaire en Syrie là où l'Occident hésitait à intervenir ; de faire une forme de thérapie de choc vis-à-vis de l'annonce de nouveaux systèmes militaires qui impressionnent l'Occident, comme nous l'avons vu en 2018 ; d'opérer des assassinats extra territoriaux en Angleterre. Effectivement, c'est un faux dur, mais il faut partir du principe que c'est un faux dur agressif. Sans accorder trop d'importance aux capacités techniques et militaires de la Russie, c'est un faux dur qui impressionne autant par la rhétorique que par l'action. Je pense qu'il n'existe pas vraiment de réponses à la question : car chacun a sa perception de ce que représente la Russie contre nous et avec nous.

Dans les cercles de réflexion américains, certains considèrent que la guerre froide a été gagnée par un surinvestissement dans les capacités de réponse qui ont rendu la Russie incapable de suivre financièrement et technologiquement, et qu'une même approche pourrait être adoptée aujourd'hui pour épuiser la Russie financièrement, technologiquement, en accélérant éventuellement la fuite des cerveaux. Ce sont des théories relativement lointaines, mais qui font partie du débat. Comme il est difficile d'atteindre le public russe – les Américains ne peuvent pas utiliser Hollywood pour conscientiser les Russes sur les valeurs de la démocratie libérale – ils se disent qu'ils pourraient utiliser des techniques créées et éprouvées pendant la guerre froide.

Sur la mer Noire, une vision européenne partagée serait évidemment souhaitable, sans sacrifier nos valeurs toutefois, en particulier vis-à-vis de ce que l'on appelle « les conflits gelés ». Ce ne sont pas des conflits gelés : des gens meurent tous les jours dans le Donbass. Je n'appelle pas cela un conflit gelé : il s'agit de l'utilisation d'un territoire comme d'une plaie ouverte pour en faire oublier d'autres. C'est ce que fait la Russie régulièrement. S'il s'agit de sacrifier des vies humaines au profit d'intérêts ou d'une realpolitik, ce sont des valeurs que je ne partage pas mais qui font partie du spectre politique.

Sur les sociétés militaires privées, ce que les Russes appellent des « sociétés de mercenariat paraétatiques », puisqu'ils les ont encadrées par un régime légal relativement flou, elles sont utilisées d'une manière qui n'est pas si différente de ce que nous connaissons en Occident, notamment aux États-Unis. Il s'agit de l'utilisation de fonctions paramilitaires : de dénis plausibles d'intervention, de reconnaissance en force et de réponses tactiques sur des champs de bataille. Outre ces fonctions paramilitaires, elles ont toutefois aussi des fonctions de représentation quasi officielles des intérêts russes. Elles sont des instigatrices de patriotisme russe à l'étranger, des porte-parole des intérêts russes. Aujourd'hui, leurs financements sont un moyen pour les différents oligarques de se positionner vis-à-vis du pouvoir et de récupérer les subsides d'une nouvelle part d'un nouveau « gâteau ». La croissance russe fonctionne en vase clos. L'argent russe, notamment l'argent corrompu, est réinvesti en vase clos en Russie et ne sort pas du territoire russe. Il a besoin d'être lessivé, recyclé par de nouveaux gâteaux. L'émergence des sociétés militaires privées est comme créatrice de valeur pour des oligarques et des porteurs d'intérêts autour du président Poutine et des cliques du Kremlin, qui organisent ces sociétés militaires pour promouvoir l'image de la Russie et également dégager des bénéfices. Ils ne font rien gratuitement.

Je suis moins spécialiste de la population. Cela étant, l'un des bénéfices dans les premières années de la politique du président Poutine a été la relance des politiques d'hygiénisme social, destinées à améliorer l'état de santé à la fois physique, mentale et morale des Russes. Effectivement, l'espérance de vie chez les hommes, qui est la plus faible en Russie, a connu un rebond important, avec une diminution de la consommation d'alcool, l'amélioration des mœurs, un meilleur traitement hospitalier et une meilleure prise en charge des enfants. Ce n'est pas encore aux standards occidentaux bien entendu, mais d'énormes progrès ont été réalisés. Cela a permis à la population russe non pas de croître, mais au moins de se stabiliser à la suite d'une prise de conscience que la population russe pourrait disparaître ou en tout cas s'amenuiser.

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Kevin Limonier, maître de conférences à l'Institut français de géopolitique (Université Paris 8)

Je vous remercie d'avoir fait référence à la vision européenne et d'avoir rappelé le fait que nous ne sommes pas seuls en Europe. Ce n'était pas le sens de mes propos. Il y a bien évidemment nos partenaires d'Europe de l'Est, de Pologne, des pays baltes qui ont des intérêts différents. Cela rejoint d'ailleurs votre question sur ce qui est le plus menaçant : la menace ou la peur de la menace. Cette question est légitime et nous autres, Français, sommes dans une situation d'entre-deux, notamment avec les propos récents du président Macron. Nos alliés d'Europe de l'Est, les Polonais et les Baltes en tête, ont une histoire plus que tumultueuse avec la Russie. Pour eux, notamment pour les Baltes et pour nos amis estoniens en particulier, la menace russe est aussi une ressource politique pour se placer au sein de l'alliance atlantique.

Je vais prendre un exemple très concret. La grande cyberattaque de 2007 contre les infrastructures estoniennes a été vécue comme une catastrophe en Estonie. Ce pays s'est construit depuis la fin des années 1990 comme un pôle technologique, une sorte de Singapour de la Baltique, où beaucoup de choses étaient dématérialisées, où le Wifi était présent dans les bus dès 2007, et d'un coup, tout s'arrête pour une histoire de mémorial de l'Armée rouge que l'on déplace du centre-ville de Tallinn vers la banlieue. Cela a été considéré par les Russes comme un acte de forfaiture terrible, là où une partie des Estoniens considèrent que l'Armée rouge était une armée d'occupation et non une armée de libération. Quoi que nous en pensions, le fait est qu'après la cyberattaque de 2007, l'Estonie, qui venait de rentrer dans l'OTAN, a eu un boulevard devant elle pour devenir le pôle d'excellence cyber de l'Alliance atlantique. Ce sont eux qui hébergent aujourd'hui le centre d'excellence de cyberdéfense coopérative de l'OTAN (CCDCOE). Ils se sont placés comme un maillon central du dispositif de cyberdéfense de l'Alliance atlantique. D'une certaine manière, la menace russe les a servis, parce qu'ils sont en première ligne et qu'ils ont une minorité russophone qui, bien évidemment, lit les médias édités par Moscou, regarde les fils d'actualité de Yandex – l'équivalent russe de Google Actualités. Nous savons que les algorithmes ont été plusieurs fois manipulés et qu'ils peuvent encore l'être pour mobiliser des populations contre le pouvoir estonien.

Le phénomène des sociétés militaires privées russes est assez nouveau compte tenu de son ampleur. Des tentatives assez malheureuses de création de SMP russes ont eu lieu, notamment un groupe qui s'appelait Slavianski Korpus, le « corps slave », qui a été actif en Syrie aux alentours de 2015, avant que l'État russe ne s'y investisse concrètement. Aujourd'hui, quelques acteurs maîtrisent totalement ce marché, qui est un marché captif et qui, en Russie, répond au système de ce que l'on appelle le Gos-zakaz, « la commande d'État » en russe, des marchés publics qui impliquant des rétro commissions, à l'origine d'un cycle d'enrichissement personnel pour certains acteurs qui remportent toujours les mêmes contrats. Il est intéressant de noter que la SMP Wagner est liée à d'autres entités qui sont en situation monopolistique sur certains contrats de construction avec l'armée russe ou qui sont liées avec les « usines à trolls », actives depuis les manifestations de 2012 mais qui se sont fait vraiment connaître par l'enquête du procureur Mueller du FBI. C'est une espèce de nébuleuse et nous ne savons pas encore exactement comment cela fonctionne. Des enquêtes journalistiques sont en cours. D'ailleurs, des journalistes sont morts en Centrafrique, pour avoir enquêté à ce sujet. Nous avons des informations très parcellaires, mais des magnats de l'entrepreneuriat géopolitique et de l'entrepreneuriat politique commencent à apparaître.

Notre avenir se joue-t-il autour de la mer Noire ? C'est une excellente question. La mer Noire est un peu comme une sorte d'Antilles Baltiques. La Baltique est devenue une région intégrée de coopération où la mer Baltique en tant que telle est devenue un objet de coopération entre les différents États riverains ; rien de tout cela n'est arrivé en mer Noire. Cette zone est particulièrement « crisogène ». La Géorgie est dans une position très complexe, par exemple. La ligne russe est à quelques centaines de mètres de l'autoroute menant de Tbilissi à Gori, la ville natale de Staline. Il suffit aux Russes d'avancer un peu pour couper l'axe principal du pays. C'est vraiment une sorte de couteau sous la gorge. La Géorgie est isolée puisqu'aujourd'hui, par exemple, elle est connectée au reste du monde par un câble qui passe sous la mer Noire et qui ressort en Bulgarie. Demain, si quelqu'un coupe ce câble, il n'y a plus ou quasiment plus d'Internet en Géorgie. Cela pourrait complètement déstructurer et désorganiser toute l'économie du pays, et ce sans tirer un seul coup de feu.

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Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l'Institut Thomas More

Sur la mer Noire, je voudrais souligner l'importance de la relation entre la Russie et la Turquie. Cela n'est pas nouveau, la Turquie a toujours cherché à marginaliser l'OTAN en mer Noire, parce qu'elle considérait que c'était son propre espace. Dans les années 1990, elle recherchait ce que l'on pourrait appeler une sorte de condominium avec la Russie. Toutes les mesures de réassurance prises après 2014 dans la Baltique n'ont pas eu leur équivalent en mer Noire. Certaines choses ont été faites, mais pas au même niveau, à cause de l'obstacle turc. Après 2015, les Turcs étaient plutôt partants. Ils insistaient sur le fait que l'OTAN devait pleinement prendre en compte la mer Noire, parce qu'ils étaient dans une relation d'hostilité avec la Russie après que l'avion russe fut abattu. Aujourd'hui, ils semblent revenir à une position plus équilibrée.

À propos des pays baltes, je voudrais simplement rappeler que selon Stéphane Courtois, auteur du Livre noir du communisme, plus du dixième de la population des différents pays baltes a été déporté. Il ne faut pas l'oublier, parce qu'à chaque fois nous faisons un peu comme si ces gens étaient des polytraumatisés en disant qu'ils en rajoutent un peu, que « l'hyper‑atlantisme » est la maladie infantile du post communisme, etc. Il est normal qu'ils jouent leurs cartes, qu'ils cherchent à trouver leur propre place à partir de leurs avantages comparatifs dans le dispositif de défense. Cela étant, tout cela s'est passé et ce n'est pas un simple fantasme. Il faut visiter le musée du KGB à Vilnius.

Les conflits dits « gelés » permettent d'installer dans l'esprit l'idée du démembrement d'États en disant : « Attendez, pour l'instant, nous gelons le conflit et nous verrons ensuite ». Cela nous amène à la question des frontières qui n'est pas quelque chose que nous pouvons mettre en balance avec des exportations agroalimentaires. Nous parlons souvent de la structure géopolitique de l'Europe en disant « la vieille Europe » ou « le vieux continent », mais moins de 15 % des frontières datent d'avant 1815, 27 % des frontières des pays membres du Conseil de l'Europe datent d'après la césure de 1989 – 1991, et deux tiers à peu près datent du XXe siècle. La structure géopolitique européenne est récente et fragile. Si nous commençons à accepter le révisionnisme géopolitique, la révision des frontières par la force armée, nous ouvrons la boîte de Pandore et signons un retour au darwinisme géopolitique. Cela peut nous mener loin, à une sorte de guerre de tous contre tous. Il ne faut pas penser que nous sommes si loin que cela du XIXe siècle.

À propos des sociétés militaires privées, « Wagner » devient un terme générique, mais il est vrai que tout cela est très intriqué. Ces personnels s'entraînent sur des terrains de la Glavnoïé Razvédyvatel'noïé Oupravlénié (GRU), la direction générale des services de renseignement militaire russe : ce n'est pas simplement du free enterprise ou du free business, loin s'en faut.

Le différentiel de puissance existe, mais le problème est que chacun se représente le monde sous l'angle d'une subjectivité. Il existe un écart entre le monde tel qu'il est et la vision du monde de chacun. Je vais mettre de côté la situation européenne au plan historique pour éviter tout « point Godwin », et me reporter simplement aux conflits entre les États-Unis et le Japon. Faites une évaluation du poids des puissances respectives du Japon et des États-Unis en 1941, il n'y a aucune commune mesure. Ce conflit ne pouvait pas se produire, dans l'esprit des contemporains : ils pensaient que jamais les Japonais ne seraient assez fous pour déclencher une guerre aux États-Unis ! Et pourtant, cela s'est produit. Du côté russe, on est conscient de ces vulnérabilités, de cette infériorité. Mais l'idée couramment exprimée est que les Occidentaux sont des décadents qui ont peur de la guerre, et que l'art de la guerre et le courage pourront faire la différence, contrebalancer la différence sur le plan économique.

Je ne suis pas un spécialiste de la démographie. Cela étant, Vladimir Poutine a lancé une politique familiale active. Elle a produit des effets dans les premiers temps, mais finalement, cela a simplement accéléré le calendrier des naissances. Il me semble que les indicateurs de fécondité et la natalité en général sont à nouveau à la baisse. Il est vrai qu'il s'agit d'un problème persistant, mais encore une fois, les perceptions et les représentations sont la moitié de la réalité. Si vous allez voir votre médecin, parce que vous entendez des acouphènes, il vous dira : « Non, cela est une pure illusion, cela n'existe pas ». Il ne les entend peut-être pas, mais vous les entendez, c'est une réalité.

Le terme de realpolitik doit apparaître vers 1840. Nous ne sommes pas sûrs de pouvoir l'attribuer à Metternich, mais cela désigne le plus souvent la politique de Metternich, le chancelier autrichien de l'époque. C'est une politique fondée sur les valeurs. Il y a eu la signature de la Sainte-Alliance par exemple. La realpolitik n'est pas un cynisme sans foi ni loi. Dans la realpolitik, nous devons prendre en compte les valeurs et les conceptions du monde. Les rapports de force entre les différentes unités politiques, les grands espaces et les civilisations se fondent également sur des valeurs et ce n'est pas simplement un rapport de force matérielle. Pour moi, nous pouvons définir le réalisme de différentes manières. Le suffixe « -isme » indique nécessairement une simplification par rapport à la réalité qui est multiple et contradictoire. Si l'on vante le réalisme d'une vision lucide des situations, cela n'est pas réductible à du cynisme.

Pour finir, à quoi Poutine est-il bon ? À mon sens, il nous oblige à prendre le monde au sérieux. J'ai en mémoire des ouvrages de Lipovetsky, comme L'ère du vide, et de quelques autres dans les années 1980. Nous devons nous mettre à la hauteur des défis et des menaces. Nous ne devons pas nous abandonner à la colère parce que Poutine cherche à avancer ici ou là. Il est dans l'ordre des choses qu'il y ait des poussées d'un certain nombre de puissances, mais nous pouvons exercer des contre-poussées. Il conviendrait de renouer avec un certain classicisme, pour dépasser ce débat éternel entre l'idéalisme d'un côté et le réalisme de l'autre.

La francophonie joue peut-être sur la présence de la France en Afrique et sur la volonté de renforcer et de maintenir ces positions. Il s'agit certainement de quelque chose à prendre en compte. Cependant, dans les relations bilatérales entre la France et la Russie, je ne pense pas que cela pèse dans l'évaluation réciproque et le rapport de force.

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Matthieu Boulègue

Je ne suis pas expert de la francophonie, mais là où la Russie voit un repli occidental, qu'il soit français, européen, américain ou autre, elle va partir du principe qu'elle peut nécessairement et légitimement combler ce vide. Si la France désinvestit la francophonie, la Russie va remplacer ce vecteur d'influence par ses vecteurs d'influence, qui, comme nous l'avons vu, sont beaucoup plus musclés que les nôtres et sont compris comme des moyens inframilitaires.

Aujourd'hui, le discours russe vis-à-vis de l'Afrique vise à délégitimer et décrédibiliser la politique française en abordant des sujets qui font mal, comme la colonisation, le poids du passé, le traitement des pays d'Afrique par la France et d'autres puissances coloniales ou encore, le franc de la Communauté financière africaine (CFA). Ces sujets sont utilisés contre nous, pour diffuser l'idée qu'une vie africaine vaut moins qu'une vie européenne ou qu'une vie française. Ce genre de discours est bien entendu complètement faux, mais finit un mois, deux mois, cinq mois ou deux ans après, par avoir un effet sur les mentalités. Si vous arrivez à modifier les mentalités au niveau de l'individu et du citoyen, imaginez l'effet sur les prises de position et la politique étrangère que cela peut avoir au bout de quelques années. La Russie ne peut pas se permettre le temps très long, mais joue le temps long. Ces actions ont vocation à nous décrédibiliser et nous affaiblir de l'intérieur et de l'extérieur à long terme.

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Kevin Limonier, maître de conférences à l'Institut français de géopolitique (Université Paris 8)

Je partage ce qui vient d'être dit sur la francophonie. La Russie utilise et cherche à soutenir diverses plateformes, notamment issues d'une certaine forme de panafricanisme, qui par définition sont très hostiles à la présence européenne, y compris à la présence française, sur le continent africain. Cela est notamment visible en Côte d'Ivoire, mais également dans d'autres pays.

Je voudrais quand même relativiser un petit peu. Il n'y a pas longtemps, à Madagascar, les Russes ont tenté d'influencer l'élection avec un succès mitigé. C'est à la fois rassurant et inquiétant, puisque cela signifie que la connaissance russe de l'Afrique n'est plus aussi importante qu'à l'époque soviétique, notamment avec l'Institut d'études orientales qui est très important dans le monde académique russe. Néanmoins, ils apprennent de leurs erreurs.

D'ailleurs, il est très intéressant de regarder ce qui se dit et s'écrit sur les plateformes identifiées comme des plateformes financées par les Russes en Afrique, en langue française. Par exemple, en République centrafricaine, des entreprises financent la production de dessins animés avec un lion, une girafe et un ours. L'ours arrive de ses steppes enneigées pour éviter que les hyènes mangent ce que le lion et la girafe sont en train de produire.

Sur la francophonie, sur le franc CFA et sur certains dossiers comme les îles Éparses, des médias comme Sputnik, en langue française, ont soufflé à la fois le chaud et le froid en condamnant la France à une certaine faiblesse en disant : « Comment ? Nous voulons brader nos territoires, etc. », et en même temps, à Madagascar, en finançant des actions en faveur de la rétrocession des îles Éparses.

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Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l'Institut Thomas More

Il est intéressant, de voir le décalage entre le discours russe en Afrique et celui tenu en Europe. En Europe, la Russie se présente comme le chantre du conservatisme et de la chrétienté, ce qui a une certaine influence. Je travaille pour l'Institut Thomas More qui est un think tank libéral conservateur, c'est quelque chose que nous constatons dans notre entourage et dans notre environnement. En revanche, en Afrique, la rhétorique est bolchévique, avec des références au congrès de Bakou en 1920, au soviétisme, à l'anticolonialisme, l'anti-occidentalisme. Il existe un décalage entre les deux discours, dont nous ne sommes pas toujours conscients en France.

La séance est levée à dix-neuf heures quarante-cinq.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Louis Aliot, M. Jean-Philippe Ardouin, M. Xavier Batut, M. Stéphane Baudu, M. Thibault Bazin, Mme Aude Bono-Vandorme, M. Jean-Jacques Bridey, M. André Chassaigne, M. Jean-Pierre Cubertafon, Mme Françoise Dumas, M. Yannick Favennec Becot, M. Jean-Jacques Ferrara, M. Laurent Furst, M. Thomas Gassilloud, M. Fabien Gouttefarde, M. Loïc Kervran, Mme Sereine Mauborgne, M. Jean-François Parigi, Mme Natalia Pouzyreff, M. Joaquim Pueyo, Mme Laurence Trastour-Isnart, Mme Alexandra Valetta Ardisson, M. Patrice Verchère, M. Charles de la Verpillière

Excusés. - M. Florian Bachelier, M. Sylvain Brial, Mme Carole Bureau-Bonnard, M. Luc Carvounas, M. Alexis Corbière, M. Olivier Faure, M. Richard Ferrand, M. Jean-Marie Fiévet, M. Claude de Ganay, M. Stanislas Guerini, M. Christian Jacob, Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, Mme Anissa Khedher, M. Jean-Christophe Lagarde, M. Jean-Charles Larsonneur, M. Didier Le Gac, M. Gilles Le Gendre, M. Jacques Marilossian, M. Franck Marlin, Mme Patricia Mirallès, Mme Josy Poueyto, M. Gwendal Rouillard

Assistaient également à la réunion. - M. Olivier Gaillard, Mme Caroline Janvier