Commission d'enquête chargée de faire la lumière sur les dysfonctionnements ayant conduit aux attaques commises à la préfecture de police de paris le jeudi 3 octobre

Réunion du mardi 18 février 2020 à 14h05

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • DRSD
  • militaire
  • radicalisation
  • renseignement

La réunion

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La séance est ouverte à 14 heures 05.

Présidence de M. David Habib, membre de la commission.

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Nous accueillons M. Éric Bucquet, directeur du renseignement et de la sécurité de la défense.

Je vous prie de bien vouloir excuser le président Éric Ciotti, qui ne pouvait pas être présent aujourd'hui.

Monsieur le directeur, notre commission d'enquête a auditionné ces dernières semaines le directeur du renseignement militaire, des représentants des chefs d'état-major des trois armées, ainsi que le directeur général de la gendarmerie nationale. Tous ont souligné le rôle déterminant de la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) dans la lutte contre la radicalisation dans le milieu militaire. Par ailleurs, la commission d'enquête s'intéresse aux dispositifs de prévention de la radicalisation mis en place au sein même des services de renseignement. Nous souhaitons donc vous entendre sur ces deux sujets.

Cette audition se tient à huis clos.

Je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, monsieur le directeur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Éric Bucquet prête serment.)

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Éric Bucquet, directeur du renseignement et de la sécurité de la défense

Je me propose de présenter rapidement la DRSD, son périmètre et son rôle en matière de contre-ingérence. La description de ses missions de protection permettra de détailler le processus permettant d'écarter un individu radicalisé.

Aux termes de l'article D. 3126-5 du code de la défense, la DRSD est « le service de renseignement dont dispose le ministre de la défense pour assumer ses responsabilités en matière de sécurité du personnel, des informations, du matériel et des installations sensibles. » La DRSD est l'héritière de la section de contre-ingérence du 2e bureau de l'État-Major des Armées (EMA) et de la direction de la sécurité militaire, puis de la direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD). Elle est compétente sur l'intégralité de la « sphère défense », soit quatre domaines : l'ensemble des ressortissants de la défense – administrations centrales, services liés à la défense, à l'exception de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) – ; secteur économique d'intérêt pour la mission défense, dont les 4 000 sociétés de la base industrielle technique de défense (BITD) ; les sites de la direction des applications militaires du Commissariat à l'énergie atomique (CEA-DAM), depuis le 1er juillet 2017 ; les entreprises titulaires de contrats dans le secteur du nucléaire de défense.

Ce périmètre spécifique permet à la DRSD d'occuper un positionnement clair parmi les six services de renseignement du premier cercle et, plus largement, dans l'écosystème du renseignement.

Au niveau stratégique, la DRSD est directement rattachée au ministre des armées sur la mission principale de contre-ingérence. Elle agit sur un spectre large, le TESSCo – terrorisme, espionnage, sabotage, subversion et crime organisé.

La contre-ingérence consiste à déceler, à identifier et à caractériser les différentes menaces, qu'elles soient individuelles, collectives, nationales, transnationales, étatiques ou non gouvernementales, qui pèsent sur l'ensemble des capacités opérationnelles de la défense nationale et visent à les entraver.

La DRSD fonde son action sur la synergie entre ses deux missions principales, le renseignement et la protection. Cela se traduit tant dans son nom que dans sa devise, « Renseigner pour protéger ». Je suis intimement convaincu que ces missions se nourrissent mutuellement et renforcent notre efficacité.

Le service repose sur un maillage très dense, en métropole, outre-mer et à l'étranger, là où les armées sont implantées et sur les théâtres d'opérations. Cette présence étendue permet à la DRSD d'être au plus près des cibles potentielles, des sources de renseignement et des bénéficiaires de notre action de protection.

La DRSD recueille, analyse et diffuse du renseignement de contre-ingérence, destiné à informer les autorités du ministère sur les menaces susceptibles d'affecter les intérêts de la défense, en France et à l'étranger. Nous avons des postes permanents et des personnels en détachements en opérations extérieures (OPEX). À l'étranger, nous œuvrons en respectant la ligne de partage avec nos camarades de la DGSE et en dialoguant avec les services des pays d'accueil partenaires.

Notre service entretient une forte proximité avec les forces armées, grâce au maillage territorial et à notre connaissance fine du milieu militaire. Cette « militarité » – 70 % des agents de la DRSD sont des militaires – est une dimension fondamentale qui permet aux agents, connus et reconnus au sein des unités, d'accéder plus facilement à l'information. Ainsi, un inspecteur de la DSRD est détaché actuellement auprès du commandement du porte-avions.

La mission de la DRSD au profit du tissu industriel et technologique d'intérêt de défense porte tant sur les programmes d'armement que sur la préparation de l'avenir et sur le soutien aux exportations. Le prisme est très large, qui va des organismes d'étude et de recherche au suivi des marchés d'export. Dans ce cadre, nous entretenons des liens très étroits avec la direction générale de l'armement (DGA).

Cette mission s'applique sur un périmètre d'environ 4 000 entreprises d'intérêt pour la mission défense, dans un contexte de forte augmentation de la menace sur la sphère économique, avec une situation de très forte concurrence et une progression de l'espionnage. Cette mission est conduite en étroite collaboration avec la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).

En outre, le service contribue à faire du renseignement pour lutter contre la prolifération des armes de destruction massive, contre la dissémination des armes conventionnelles et contre le crime organisé, domaines marqués par une forte dimension interministérielle.

La mission protection, quant à elle, a pris une dimension particulière à l'épreuve de la radicalisation et du terrorisme islamistes. Nous sommes tous profondément émus par l'attentat qui a frappé si durement les agents de la DRPP. Cet événement doit provoquer une prise de conscience générale sur l'importance des tâches de protection. Depuis la création de la DRSD, la protection est au cœur même de son action ; elle fait partie de son ADN.

La DRSD est le service enquêteur du ministre des armées en matière de protection. Il mène des enquêtes administratives pour détecter toute vulnérabilité. Cette protection s'exerce d'abord en amont. Elle est principalement constituée par la procédure de contrôle élémentaire menée par le Centre national des habilitations de défense (CNHD), au sein de la DRSD. Cette procédure administrative permet d'évaluer l'intégrité et le degré de confiance pouvant être accordé à tout candidat à l'engagement dans les armées, et à toute personne devant pénétrer dans les « zones protégées ». Fortement consommatrice de ressources, elle concourt directement à la lutte antiterroriste en constituant son volet préventif initial. Le rapport d'information sur les services publics face à la radicalisation de MM. Diard et Poulliat a souligné l'efficacité, la robustesse et l'organisation du dispositif.

Sur les personnes physiques, le service émet un avis de sécurité après une enquête d'habilitation, sur la base de l'instruction générale interministérielle n° 1300 (IGI 1300), en cours de refonte. Sur les personnes morales, le service émet un avis après une enquête d'habilitation, en vue d'une décision par la DGA. La DRSD émet aussi des avis en matière de protection physique et virtuelle, ce qui impose des visites in situ. S'il s'agit d'emprises du ministère, le service agit également en tant qu'expert pour la direction de la protection des installations, moyens et activités de la défense (DPID), laquelle supervise la fonction ministérielle de sécurité défense.

Singularité de la DRSD, elle est l'unique service enquêteur et inspecteur du ministère des Armées. À la différence du ministère de l'Intérieur, qui possède trois structures dédiées aux enquêtes administratives – le service national des enquêtes administratives de sécurité (SNEAS), le commandement spécialisé pour la sécurité nucléaire (COSSEN) et la DGSI –, le ministère des Armées mène sur l'ensemble des armées, directions et services, de la BITD, du CEA/DAM et des entreprises contractant avec le CEA/DAM l'ensemble de ces enquêtes grâce à la seule DRSD.

Contrairement à d'autres services, la DRSD est capable d'étudier la personne, mais aussi son environnement. Les enquêtes que nous menons pour une habilitation ou un recrutement sont plus abouties. à titre d'illustration, pour une habilitation secret défense d'un agent rejoignant la DRSD, nous procédons à : l'exploitation d'un formulaire très détaillé, le 94A ; le contrôle dans différents fichiers ; une enquête de sécurité sur l'environnement familial ; un entretien de sécurité avec un inspecteur de sécurité de défense de la DRSD ; une enquête numérique ; une enquête domiciliaire non intrusive ; des tests et des entretiens psychologiques. Chaque dossier est ensuite visé par le directeur ou le directeur adjoint. Je puis vous assurer que je n'ai jamais recruté un agent avec un avis défavorable de mes services.

Ce processus a été exposé aux membres de l'Inspection des services de renseignement (ISR). Leur rapport sur le traitement de la radicalisation au sein des services de renseignement désigne ce processus comme l'un des plus robustes au sein de la communauté, même si des ajustements peuvent être envisagés, notamment au titre du contrôle interne. J'ajoute que la procédure d'habilitation secret défense et, plus globalement, le CNHD ont été considérés comme des modèles à suivre, souvent en avance par rapport aux pratiques des autres services. J'y vois le résultat de la culture DRSD, qui a toujours considéré la mission de protection comme complémentaire, voire indissociable, de la mission de renseignement de contre-ingérence.

Mais nous ne devons pas nous endormir sur nos lauriers. Depuis l'attentat qui a frappé la DRPP, j'ai souhaité accélérer la mise en œuvre d'un rétro-criblage systématique des agents de la DRSD. Il ne concernait jusqu'à présent que les emplois sensibles ou les personnes dont la situation personnelle avait changé. De même, mes équipes multiplient les actions de sensibilisation aux risques terroristes de radicalisation. La charge de travail liée à la mission de protection n'est pas en diminution…

En nombre d'enquêtes, la DRSD est le premier service de France, avec 356 840 demandes formulées en 2019, en augmentation de 4,4 % par rapport à 2018 et de 170 % par rapport à 2014. C'est la raison pour laquelle la DRSD veille à ne subir aucun décrochage par rapport aux moyens alloués aux autres services et à bénéficier au minimum des mêmes outils, notamment l'accès à tous les fichiers.

Par ailleurs, et sans avoir attendu le 3 octobre 2019, la DRSD poursuit une évolution technologique commencée en 2014 avec la mise en place de l'outil Sophia, un véritable work flow du traitement des enquêtes administratives. Nous faisons place désormais à la digitalisation, à l'agilité, au machine learning et à l'utilisation des outils les plus modernes de traitement. De nouveaux outils, basés sur des logiques de tri et d'exploitation de données complexes sont en cours de développement afin d'automatiser des tâches simples tout en prenant en compte des environnements numériques complexes.

Il s'agit d'abord d'augmenter nos capacités pour parvenir à contrôler de manière plus régulière les personnels de la sphère défense. Ces capacités techniques supplémentaires, associées à la détection opérée par un commandement de proximité sensibilisé, sont prometteuses. Notre objectif est de rendre la moitié de nos avis non plus en deux mois, comme l'exige la réglementation, mais en une semaine. Nous voulons répondre toujours mieux aux exigences de l'industrie de défense, qu'il s'agisse du recrutement ou de la contre-ingérence dont l'enquête administrative est la pierre angulaire. Notre priorité est d'accompagner les entreprises dans leur développement et de faire en sorte qu'elles ne soient pas entravées par des procédures administratives trop complexes ou trop longues. Les résultats obtenus sont encourageants, et l'industrie de défense s'est félicitée à plusieurs reprises de la réactivité de notre service et de notre collaboration fructueuse.

Si la numérisation permet d'esquisser des perspectives très séduisantes, je tiens à souligner que les processus utilisés aujourd'hui permettent de contenir les risques, notamment de radicalisation. C'est le fruit d'une culture propre aux armées, qui fait du compte rendu à la hiérarchie l'un des premiers devoirs du militaire. J'insiste aussi sur la structure de nos unités, dont le management de proximité est un marqueur fort. Nos soldats et nos agents ne sont pas livrés à eux-mêmes, mais encadrés au quotidien.

À ces valeurs proprement militaires se sont ajoutées une généralisation de la sensibilisation ainsi que la mise en place, au sein des armées, de référents islam radical. Cela permet la prise en compte efficiente d'un phénomène qui demeure malgré tout contenu, le milieu militaire restant peu perméable aux idéologies fondamentalistes.

Au sein des entreprises de défense, nous bénéficions du maillage des officiers de sécurité, qui entretiennent un dialogue avec les inspecteurs sécurité défense. Cela permet la remontée d'informations et la prise en compte de difficultés. Toutefois, cela repose pour une large part sur un compte rendu initial de l'entreprise, laquelle doit être sensibilisée par nos soins. L'ensemble de ces actions, associées aux valeurs propres de la défense, permet de contenir le risque de radicalisation.

Mes services ont été destinataires l'an dernier de 500 signalements environ. Un signalement, cela veut tout dire et rien dire. Il peut arriver qu'une femme en instance de divorce déclare que son époux appartient à l'islam radical, auquel cas nous instruisons à décharge. Une première levée de doutes a permis de réduire à 150 cas la nécessité d'investigations complémentaires. Ce sont finalement moins de 30 personnes qui ont suscité l'utilisation des moyens relevant d'un service de renseignement. Ce nombre est en diminution depuis 2016, époque à laquelle celui de 57 était souvent mentionné. Il convient de souligner que ces individus ayant fait l'objet d'un suivi particulier relèvent d'un profil « bas du spectre », représentant une menace terroriste estimée à ce stade comme faible.

La DRSD se mobilise pour assurer avec plus d'efficience encore la protection des sites. Le périmètre est plus large depuis que notre compétence a été étendue aux 650 sociétés du CEA-DAM, qui viennent s'ajouter aux 4 000 sociétés de la BITD. Notre nouvelle organisation a pour objet de répondre à cette augmentation de périmètre, tout en réalisant des progrès rapides en matière d'inspection des sites : nous avons atteint un taux de 85 % fin 2019, contre 75 % fin 2018 ; et 100 % des points d'importance vitale, des installations nucléaires intéressant la défense et des sites prioritaires sont inspectés.

Les missions de protection physique s'articulent toujours davantage avec celles garantissant la sécurité de l'écosystème numérique. La menace cyber irrigue tous les champs du TESSCo, et est plus prégnante dans chacune de nos missions. Nos efforts vont en particulier à la contre-ingérence cyber et à la protection du secret de la défense nationale. À titre d'illustration, nous devons émettre un avis pour l'homologation de chacun des 3 000 systèmes d'information de notre périmètre. Pour effectuer cette mission de la manière la plus efficiente, nous optimisons notre collaboration avec l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSI) et avec le commandement de cyberdéfense (COMCYBER).

En interne, le risque cyber est une préoccupation de tous les instants. Nous disposons d'un système d'information et d'un réseau sécurisé qui nous sont propres. Des processus et des technologies permettent de prévenir une utilisation illégale de nos ressources numériques par nos agents, et plus particulièrement par nos administrateurs de réseaux. Ces derniers font d'ailleurs l'objet d'une procédure de rétro-criblage systématique.

Vous l'aurez constaté, la DRSD s'adapte sans cesse pour répondre à l'évolution des menaces et aux défis futurs. Depuis 2015, et pour faire face aux nouveaux défis sécuritaires, la DRSD, comme ses partenaires de la communauté du renseignement, s'est engagée dans une dynamique positive, matérialisée par la structuration d'une politique publique autour de la loi sur le renseignement et de la loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025. Ces deux instruments ont renforcé notre cadre d'emploi et nous garantissent des moyens nécessaires à l'accomplissement de nos missions, dans un contexte où le besoin en renseignements et en protection est chaque jour plus fort, face à une menace permanente et en constante évolution.

La loi de programmation nous a accordé des moyens en augmentation, mais ils ont été taillés au plus juste et je souhaite que la mise en réserve budgétaire ne soit pas trop forte pour les petits services de renseignements comme le mien. La DRSD est, à l'échelle du ministère des Armées, une petite PME où chaque personne compte et devient, à un moment ou à un autre, un acteur clé. J'appelle votre vigilance sur les moyens, financiers ou humains, qui nous sont octroyés, afin d'éviter toute encoche dans la trajectoire de la LPM. J'ai à l'esprit le CNHD, qui joue un rôle crucial dans le dispositif de protection et dont les effectifs doivent être sanctuarisés.

Par ailleurs, le dispositif réglementaire pourrait être amélioré. Cela peut paraître étonnant, mais mes services ne disposent d'aucune base légale pour réaliser un contrôle au recrutement des personnels civils. Si ceux-ci ne font pas l'objet d'une demande d'habilitation ou d'un accès à une zone protégée, nous sommes théoriquement aveugles sur leur profil, ce qui est source de vulnérabilité.

Enfin, nous devons prendre en compte les évolutions sociales. Nos processus doivent être modifiés pour mieux évaluer l'environnement des individus, alors que la situation familiale est moins linéaire que par le passé et que les réseaux sociaux ont pris de l'importance. Cela pose la question de l'empreinte numérique et de son évaluation par la DRSD. Dans ces deux domaines, une réforme du formulaire 94A est certainement nécessaire.

J'espère avoir pu vous donner une image claire des missions de la DRSD et vous avoir apporté un éclairage avisé et utile sur la protection, un métier historique du service, en dépit des contraintes liées à la sensibilité et à la protection des sujets traités. Je veux souligner l'importance et la qualité du travail des agents de la DRSD. Depuis mon arrivée, j'ai lancé une transformation du service, une véritable révolution : ce sont les agents qui, en plus de leur travail quotidien, assurent la conduite de la trentaine de chantiers en cours. Pendant les travaux, la vente continue !

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Nous vous remercions pour cette présentation précise nous permettant de mieux connaître le service que vous dirigez.

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Une question très générale, monsieur le directeur.

Comme vous le savez, notre commission d'enquête vise à faire la lumière sur les dysfonctionnements ayant conduit aux attaques commises à la préfecture de police de Paris le 3 octobre dernier.

Lorsque vous avez pris connaissance d'un certain nombre d'éléments qui ont été diffusés dans la presse concernant Mickaël Harpon, son comportement, ses propos, son évolution – je songe par exemple à sa conversion à l'islam, à sa fréquentation d'une mosquée dont l'imam principal est frériste et l'imam adjoint salafiste – comment le directeur du renseignement et de la sécurité de la défense que vous êtes a-t-il réagi ? Quel regard portez-vous sur ces dysfonctionnements, y compris sur le plan opérationnel ? Pensez-vous que vos propres dispositifs de signalement, de détection, auraient ou non permis de prévenir une menace comparable ?

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Éric Bucquet, directeur du renseignement et de la sécurité de la défense

Je ferai une analogie avec les actions que nous menons.

Vous avez évoqué des éléments caractérisant un comportement un peu étonnant. Comme je l'ai dit tout à l'heure, au sein des armées, le compte rendu est décisif : nous avons mis en place une chaîne qui permet de faire remonter tous les comportements anormaux. Comment ?

Tout d'abord, l'encadrement est au contact, et rencontre chaque matin les personnels. Les officiers et les sous-officiers étant sensibilisés par la DRSD, tout ce qui est anormal lui est signalé. L'officier de sécurité, qui est souvent le numéro 2 du régiment, recueille les informations et contacte le poste local de la DRSD – je rappelle que nous bénéficions d'un maillage territorial important puisque nos unités sont présentes partout. Ces échanges remontent ensuite à la direction centrale, à Paris, et, en fonction des éléments dont nous disposons, nous prenons en compte le cas. Nous menons alors une enquête à charge et à décharge, certains signalements étant infondés. Première différence avec la DRPP, donc : ce compte rendu quotidien.

Ensuite, à travers les enquêtes exhaustives que nous réalisons sur nos personnels. J'insiste sur ce point : nous nous intéressons certes à la personne mais, aussi, à son environnement familial. C'est probablement une autre grande différence avec ce qui est en vigueur à la DRPP : nous nous intéressons à l'individu, à son épouse, à ses enfants, à ses ascendants, à ses amis. Nous essayons donc d'élargir le spectre au maximum. La visite domiciliaire permet également d'obtenir des informations sur la personne : nous regardons où elle vit, si elle habite à proximité d'une mosquée salafiste…

Suite à l'affaire de la DRPP, je me suis évidemment demandé si nous pourrions connaître une situation pareille. L'ISR a examiné dans le détail nos procédures ; il ressort que les enquêtes menées notamment par le CNHD, au sein de la DSRD, doivent constituer le modèle de référence, ce que, du reste, la DGSI a confirmé.

Dans un service de renseignement, l'entretien avec le psychologue est fondamental, de même que celui avec l'inspecteur de sécurité de la défense (ISD), car ils permettent de détecter des cas anormaux. L'empreinte numérique est aussi très importante : nous nous intéressons au lieu d'habitation des gens mais aussi à ce qu'ils racontent sur les réseaux sociaux. Tous ces éléments doivent être pris en compte et c'est ce que nous faisons.

Enfin, le rétro-criblage doit être régulier : l'automatisation de nos systèmes nous permet ainsi de revenir sur la situation d'un individu et de vérifier la concordance des informations dont nous disposons.

Les signalements et le rétro-criblage permettent donc de détecter des cas anormaux.

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Membre de la commission de la défense nationale et des forces armées, j'ai eu la chance de me rendre sur plusieurs bases extérieures. Les militaires habitent avec leur famille sur certaines d'entre elles, comme à Djibouti et à Abou Dhabi.

Vous avez décrit les procédures concernant les civils, les installations nucléaires, les entreprises de la BITD, mais vous n'avez pas parlé des familles. Existe-t-il des procédures spécifiques pour les conjoints, les enfants, les adolescents notamment, qui pourraient être tentés par la radicalisation ? Comment, le cas échéant, les détectez-vous ?

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Éric Bucquet, directeur du renseignement et de la sécurité de la défense

À Djibouti, les militaires effectuent des missions de courte durée (MCD) mais le « cœur de régiment » est composé de personnels permanents qui restent sur place pendant deux ou trois ans, avec leur famille si celle-ci le souhaite – c'est un droit.

Le nombre de familles, à Djibouti, est assez restreint. Elles vivent « sur base » – le club sportif, par exemple, se trouve là où stationnent les forces militaires –, dans des enceintes quasiment fermées où s'exerce une grande vigilance. Dans ces ensembles clos, tout est partagé, parties opérationnelle, familiale, régimentaire. Les familles sont soumises aux mêmes conditions d'accès et sont donc contrôlées : nous vérifions que les personnes en question ne présentent pas de risques.

À cela s'ajoute le rôle du détachement de gendarmerie, la prévôté, qui s'assure, que les gens ne font pas d'excès de vitesse, par exemple.

Entre personnels et familles, les informations sont donc complémentaires. Nous détecterions les comportements anormaux puisque les gens vivent en vase clos, qu'ils sont regroupés, logés dans le cadre de baux qui relèvent des armées, ce qui nous permet d'avoir un spectre assez large d'informations.

Par ailleurs, la DRSD dispose d'un poste sur place, à Djibouti, comme c'est le cas pour toutes les bases militaires françaises – Sénégal, Côte d'Ivoire, Djibouti, Émirats arabes unis, Gabon, les départements d'outre-mer et les opérations extérieures.

Le maillage est identique à celui de la France : gendarmerie, DRSD ; connaissance des hommes – officiers, sous-officiers, militaires du rang ; vie commune permettant de détecter tout de suite les comportements anormaux. Les contrôles sont même facilités puisque le nombre de personnes concernées est réduit et que nous nous connaissons tous.

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Vous nous avez parlé des rétro-criblages réguliers et des entretiens avec un psychologue. Dans le cas qui nous préoccupe, l'individu était semble-t-il insatisfait de sa situation personnelle et professionnelle. Aurait-il pu recourir aux services d'un psychologue au sein du service ?

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Éric Bucquet, directeur du renseignement et de la sécurité de la défense

Plusieurs psychologues travaillent au sein de la DRSD et ils sont exclusivement affectés au service de nos personnels – nous parlons bien du recrutement au sein de la DRSD, pas de celui des forces armées en général, où les personnels ne sont pas soumis à un entretien de ce type.

La cellule de psychologues réalise donc les entretiens d'embauche, comme le font l'ISD et la personne qui accueillera le candidat dans son service. Lorsque des cas me sont soumis à l'intérieur de mon service, je demande régulièrement que les psychologues soient contactés pour qu'ils définissent le mal-être éprouvé, lequel peut constituer un signal faible dans un processus d'éventuelle radicalisation. Nos trois psychologues, ainsi, réalisent six-cents entretiens par an.

Dès qu'une personne ne va pas très bien, par exemple après le décès d'un proche, nous l'adressons au psychologue. La discussion suffit souvent à détecter une vulnérabilité ou à améliorer son état de santé.

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Ce n'est pas le cas pour les personnels administratifs ?

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Éric Bucquet, directeur du renseignement et de la sécurité de la défense

La DRSD comprend des personnels administratifs et opérationnels, des analystes, et tous sont concernés. Tous ceux qui intègrent la DRSD, quelle que soit leur fonction, administrative ou opérationnelle, rencontreront un psychologue. Il en sera de même si elles connaissent des difficultés au cours de leur carrière.

J'ajoute que tous les personnels sont habilités secret défense. Tant qu'ils ne le sont pas, ils ne sont pas acceptés au sein du service.

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Une question un peu périphérique : existe-t-il des procédures particulières pour les personnels qui ne sont pas sous statut militaire mais qui contribuent au fonctionnement des bases et des sites que vous surveillez, je pense en particulier aux intérimaires, aux personnels cotraitants ou sous-traitants, dès lors qu'ils peuvent être plus ou moins longuement en relation avec vos propres personnels ? Comment les gérez-vous ?

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Éric Bucquet, directeur du renseignement et de la sécurité de la défense

Au sein de la DRSD, toute personne qui entre sur le site pour travailler en tant qu'agent du service est habilitée secret défense, qu'elle soit vacataire, contractuelle ou titulaire : nous avons le même niveau d'exigence pour tous les personnels, quels que soient l'emploi et sa durée. Le processus de sélection est exactement le même.

Les personnels qui travaillent dans des entreprises intervenant chez nous sont déclarés et chaque profil est analysé pour vérifier s'il présente une faille. Le travail s'effectue au cas par cas, sur dossier, sans aucun entretien psychologique, afin de s'assurer que la personne est « safe ».

Il n'en est pas de même pour l'ensemble du ministère des Armées : je n'ai aucune visibilité sur les contrats passés par les groupements de soutien de base de défense (GSBdD) ou les bases de défense. Je n'en ai d'ailleurs pas les moyens, des milliers de contrats étant conclus. Une faille est donc possible, sur laquelle nous réfléchissons, mais il n'est pas question pour nous, aujourd'hui, d'étudier tous les cas de contractualisation.

Mais à la DRSD, tout est mis en œuvre pour chaque personne qui pénètre sur le site ait fait l'objet d'une enquête.

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Quelle procédure engagez-vous si l'un de vos agents, un militaire de carrière, pas un personnel sous contrat, se radicalise ?

Quid des militaires suspectés dont le contrat n'est pas reconduit ? La DRSD opère-t-elle un suivi ? Êtes-vous en rapport avec les services de renseignement chargés de leur suivi, de manière à éviter qu'ils n'intègrent un autre service public comme, par exemple, la police ?

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Éric Bucquet, directeur du renseignement et de la sécurité de la défense

À la DRSD, toute personne suspecte de radicalisation serait automatiquement écartée, son habilitation retirée, et elle sortirait immédiatement de l'enceinte. Jusqu'à présent, nous n'avons jamais été confrontés à l'islamisme radical en notre sein, le filtre initial, les entretiens psychologiques permettant d'éviter ce type de recrutement.

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Cette personne, hors le retrait de son habilitation, pourrait rester dans les forces armées ?

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Éric Bucquet, directeur du renseignement et de la sécurité de la défense

Tout dépend du degré de radicalisation. Jusqu'à maintenant, les personnes repérées se situent au bas du spectre, elles peuvent présenter une vulnérabilité mais ne constituent pas une menace. À la limite, elles peuvent être maintenues en poste jusqu'à la fin de leur contrat – 75 % des militaires de l'armée de terre sont des contractuels – mais nous finissons par nous en séparer en ne renouvelant pas leur contrat. Si, par hypothèse, le degré de radicalisation était élevé, la personne partirait d'elle-même car le système n'est pas permissif.

Lorsque, dans ce cadre, un militaire est écarté, nous faisons part de nos soupçons à la DGSI, plus précisément, à la cellule ALAT et à l'état-major permanent (EMAP), avec lesquels les échanges sont quotidiens – je dispose d'officiers de liaison sur place ; une discussion a lieu également avec les groupes d'évaluation départementaux (GED) de manière à ce que la situation soit connue de tous les services partenaires qui y participent.

Enfin, la DRSD adresse à ces derniers une note de renseignement indiquant les risques que présente ou non tel militaire qui nous a quittés.

Depuis 2015, une prise de conscience a eu lieu et une volonté de partager au mieux les informations s'est fait jour. Probablement que nous serons encore meilleurs dans dix ans mais des progrès considérables ont été accomplis pour échanger les informations entre services partenaires.

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Une dernière question, que nous posons régulièrement, les réponses étant différentes selon les services mais unanimes quand il s'agit des services de renseignement. Étant bien entendu que la liberté de conscience est totale et absolue et qu'une conversion ne constitue pas un signal, la conversion de l'un de vos agents à l'islam n'impose-t-elle pas pour autant de faire montre d'une vigilance particulière ? D'après les éléments dont nous disposons, c'est le cas à la DGSI et à la DGSE.

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Éric Bucquet, directeur du renseignement et de la sécurité de la défense

Nous avons beaucoup réfléchi à cette question !

La DRSD respecte les lois, en particulier celle de 1872, la liberté de conscience et d'exercice du culte, etc.

La conversion, en soi, ne constitue pas un signal et peut ne pas être signalée. Il me semble néanmoins qu'une conversion au sein du service serait signalée. À moins que la personne ne se montre très discrète et pratique une forme de taqîya, l'information remonterait à l'officier de sécurité.

Nous sommes beaucoup plus préoccupés par l'accumulation de signaux faibles chez une personne qui se montrerait moins favorable à la DRSD et qui pourrait donc présenter un risque. Un comportement prosélyte, des libertés prises avec le règlement – sortie pour assister à la prière du vendredi –, des conflits avec la hiérarchie nous amèneraient à déclencher immédiatement une enquête, dont la conclusion serait rapide.

Comme nous l'avons observé, cela peut être lié à une fragilité personnelle et, souvent, à des drames familiaux. Pour illustrer mes propos, je peux vous citer l'exemple d'une personne qui a travaillé au sein des armées jusqu'en 2010 sans avoir rencontré de problèmes particuliers. Elle a perdu son épouse et tous ses repères. Elle a quitté l'armée et, peu à peu, s'est transformée en prosélyte de l'islam radical. Elle a d'ailleurs fait parler d'elle puisqu'elle a cherché à perpétrer un attentat contre une base. En l'occurrence, un fait a tout déclenché, la conversion étant liée à une fragilité spécifique.

Pour évaluer une éventuelle radicalisation nous avons des listes de signaux faibles – discours un peu prosélyte, prises de position en faveur de tel ou tel évènement anti-occidental… à l'inverse et sans que cela dénote une éventuelle radicalisation, certains militaires peuvent aussi se convertir uniquement pour pouvoir épouser celle qu'ils aiment ! Enfin, nous gardons à l'esprit que les convertis peuvent se montrer plus ardents, se sentant obligés de donner des gages auprès de leur entourage et peuvent présenter des risques. Mais, en tant que telle, la conversion n'est pas un signe déclencheur.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je vous remercie pour votre participation à ces travaux et pour toutes les réponses que vous avez apportées.

La séance est levée à 14 heures 50.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Florent Boudié, Mme Séverine Gipson, M. David Habib, M. Guillaume Larrivé, M. Jean-Michel Mis, Mme George Pau-Langevin, M. Éric Poulliat