La réunion

Source

Lundi 8 juillet 2019

La séance est ouverte à onze heures trente.

Présidence de M. Serge Letchimy, président de la commission d'enquête

————

La commission d'enquête sur l'impact économique, sanitaire et environnemental de l'utilisation du chlordécone et du paraquat, procède à l'audition de M. Roger Genet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES), M. Gérard Lasfargues, directeur général délégué du pôle sciences pour l'expertise de l'ANSES,de M. Jean-Luc Volatier, directeur adjoint à la direction de l'évaluation des risques, méthodologie et observatoires de l'ANSES et de M. Cyril Feidt, professeur à l'Université de Lorraine, président du comité d'experts spécialisés en évaluation du risque chimique dans les aliments au sein de l'ANSES.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Nous poursuivons nos auditions avec M. Roger Genet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES), M. Gérard Lasfargues, directeur général délégué du pôle sciences pour l'expertise, M. Jean-Luc Volatier, directeur adjoint à la direction de l'évaluation des risques, méthodologie et observatoires, et M. Cyril Feidt, professeur à l'Université de Lorraine, président du comité d'experts spécialisés en évaluation du risque chimique dans les aliments au sein de l'ANSES.

Je vous rappelle que ces auditions sont publiques, retransmises en direct sur le portail vidéo de l'Assemblée nationale et, en différé, sur son site internet.

Je vais vous donner la parole, monsieur Genet, pour un propos introductif de cinq à dix minutes, puis, nous vous poserons des questions.

Conformément à l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d'enquête sont dans l'obligation de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

MM. Roger Genet, Gérard Lasfargues, Jean-Luc Volatier et Cyril Feidt prêtent serment.

Permalien
Roger Genet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES)

Nous vous remercions de nous avoir invités à venir nous exprimer devant la commission d'enquête sur une question qui mobilise l'Agence, comme elle a mobilisé les agences qui l'ont précédée. Nous nous faisons un devoir de vous exposer l'ensemble des travaux qui ont été menés dans ce cadre-là.

Créée en 2010, l'ANSES est issue de la fusion de l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments, l'AFSSA, et de l'Agence française de sécurité sanitaire de l'environnement et du travail, l'AFSSET. C'est avant tout une agence d'expertise scientifique où travaillent 900 experts, la plupart indépendants et issus de la recherche publique française, le professeur Feidt ici présent, qui préside l'un de nos comités d'experts spécialisés sur les risques chimiques liés à l'alimentation, étant d'ailleurs enseignant à l'Université de Lorraine.

La principale mission de l'ANSES est d'évaluer tous les facteurs d'exposition aux risques chimiques, biologiques, physiques – par exemple, les champs magnétiques – qui nous environnent et auxquels nous sommes soumis dans notre vie quotidienne. Pour cela, nous menons trois types de missions.

Tout d'abord, des missions de recherches et de références auxquelles se consacre la moitié des 1 400 collaborateurs de l'Agence, lesquels travaillent dans des laboratoires de recherche en santé animale, en sécurité des aliments et en santé des végétaux. Ils référencent également l'ensemble des pathologies ou des facteurs de risques transmissibles à l'homme.

Ensuite, sa mission principale : l'expertise scientifique. À partir de l'ensemble des données disponibles sur le plan international, l'Agence doit répondre à toutes les questions qui lui sont posées. Nous avons ainsi répondu cette année à 130 saisines, à travers plus de 230 rapports et avons émis des recommandations s'adressant principalement aux décideurs publics, donc, aux pouvoirs publics, sur un champ très vaste qui va de la sécurité alimentaire – laquelle englobe la santé animale et celle des végétaux – à la santé environnementale et au travail.

Pour ce faire, nous coordonnons des dispositifs de vigilance. Nous répertorions et recensons un ensemble de signalements qui seront pris en compte dans le cadre de nos missions d'expertise. Nous cordonnons notamment les centres antipoison et de toxicovigilance sur le plan national mais, aussi, le réseau national hospitalier de vigilance sur les pathologies professionnelles et tout ce qui relève de la nutri-vigilance, dont la pharmacovigilance – pour le médicament vétérinaire – et, suite à la loi d'orientation agricole de 2013, de la phytopharmacovigilance, le dispositif étant financé par les entreprises sur la base d'une taxe sur leur chiffre d'affaires. 4 millions, sur un plafond d'un peu plus de 6 millions, sont ainsi affectés à des travaux de phytopharmacovigilance. Nous finançons des acteurs de terrain qui nous envoient des signalements quant à d'éventuels effets liés notamment à l'utilisation de produits phytosanitaires ou vétérinaires sur l'environnement et les organismes-cibles.

Ce sont ces éléments que nous prenons en compte dans notre troisième mission : la délivrance d'autorisations de mise sur le marché (AMM). L'évaluation des produits réglementés, l'autorisation ou le retrait d'autorisation de mise sur le marché concernent tout ce qui ne relève pas des médicaments pour l'homme et, plus précisément, trois classes de produits : les médicaments vétérinaires, les produits phytosanitaires – matières fertilisantes, supports de cultures – et les produits biocides, chacun relevant d'une réglementation européenne différente. Depuis 2015, l'Agence délivre les AMM pour les produits phytosanitaires et, depuis 2016, pour les produits biocides, qui relevaient précédemment du ministère de l'agriculture et de l'environnement.

Pour l'ensemble de ces missions, l'Agence a fondé son action sur deux mots-clés.

Tout d'abord, la transparence : tous les avis de nos experts indépendants sont directement communiqués en ligne.

Ensuite, le dialogue. Notre gouvernance est ouverte à l'ensemble des parties prenantes de la société : cinq collèges du Grenelle de l'environnement, organisations non gouvernementales (ONG) de protection de l'environnement ou des associations de consommateurs, interprofessions, élus de l'Association des maires de France et de l'Assemblée des départements de France, organisations syndicales nationales. Ces plateformes nous permettent de dialoguer, d'écouter toutes les attentes qui s'expriment et de répondre en menant nos expertises. Nous avons mis en place des comités de dialogue, notamment sur des questions sensibles comme les radiofréquences mais, également, depuis deux ans, sur les produits phytosanitaires, réunissant 52 parties prenantes différentes, ces comités étant présidés par des personnalités extérieures à l'Agence.

Bien avant le premier plan chlordécone, les travaux de l'ANSES ont permis de répondre à un ensemble de questions concernant l'évaluation des risques. Dans un certain nombre de rapports, nous avons établi les premières valeurs toxicologiques de référence – VTR - suite à l'exposition des consommateurs. Ainsi de la fameuse étude Kannari, menée conjointement avec Santé publique France.

L'ANSES a été chargée du volet « exposition alimentaire », notamment de toutes les enquêtes sur les habitudes alimentaires des consommateurs aux Antilles, en Martinique et en Guadeloupe, ce qui a permis de recueillir des données locales sur les modes de consommation, les lieux d'approvisionnement, et de formuler des recommandations avec un seul objectif : réduire les expositions aux risques à un niveau aussi bas que possible.

Le principe de base qui guide notre action est l'« ALARA » anglais : « As low as reasonabily achievable », « aussi bas que raisonnablement atteignable ». Cette réduction de l'exposition concerne en particulier la voie alimentaire puisque l'alimentation représente à peu près 70 % de nos expositions quotidiennes. À cette fin, nous avons besoin de nous appuyer sur des travaux de recherche permettant de mieux évaluer les risques, la dangerosité d'un produit ne constituant pas un risque lié à son exposition.

Nous disposons de quatre leviers d'action.

Le premier consiste à documenter les expositions afin de les réduire au plus bas niveau possible en hiérarchisant leurs sources.

Le deuxième consiste à mieux évaluer les risques. Nous avons donc besoin que la recherche progresse. Nous sommes chargés de deux expertises, l'une pour éventuellement réviser les valeurs toxicologiques de référence en vigueur depuis 2003, l'autre, pour essayer d'établir une valeur critique d'imprégnation, c'est-à-dire une valeur limite plasmatique, sans effet, permettant d'interpréter les chlordéconémies – nous n'en disposons pas aujourd'hui.

Nous devons également répondre à la demande qui nous a été faite de délivrer une expertise scientifique préalablement au dialogue entre partenaires sociaux qui conduira éventuellement à l'élaboration d'un tableau des maladies professionnelles. Nous répondrons à vos questions sur ce point afin de vous éclairer complètement sur la façon dont nous procéderons. Sachez que c'est une mission nouvelle pour l'Agence qui lui est dévolue depuis la fin de l'année dernière, que cette mission sur le tableau professionnel « pesticide » s'appuie sur l'expertise collective de 2013 de l'INSERM – saisi en même temps que nous –, et qu'il s'agit de la première saisine sur les pesticides. On nous demande en particulier de cibler l'impact potentiel du chlordécone sur le cancer de la prostate. Nous avons lancé un appel à candidature en octobre dernier pour constituer notre panel d'experts, lequel s'est réuni pour la première fois en mars. Nous allons bâtir la méthodologie la plus robuste possible de manière à ce que les partenaires sociaux puissent s'appuyer sur un rapport sans ambiguïté afin de prendre la décision qui convient.

Troisième levier d'action : renforcer la connaissance des expositions alimentaires. Nous disposons d'une étude intéressante sur les habitudes alimentaires aux Antilles, en Martinique et en Guadeloupe. Lors de la visite que nous avons faite la semaine dernière dans ces deux territoires, nous avons pu ainsi proposer le lancement d'une étude spécifique sur l'exposition par voie alimentaire, toutes substances chimiques confondues. Je reviendrai sur ce point si vous le souhaitez.

Aujourd'hui, nous disposons de telles données sur le plan national à partir d'un échantillon d'environ 5 000 foyers, mais elles ne nous permettent pas statistiquement de nous situer sur le plan régional. L'objectif de la feuille de route provisoire 2019-2020, avant le prochain plan chlordécone, est d'avoir ainsi une photographie complète de l'exposition par voie alimentaire, tous types de produits chimiques confondus.

Cette méthodologie, standardisée sur le plan international, nous a permis en 2016, au moment de la publication de l'enquête nationale sur les enfants de moins de trois ans, de mesurer plus de 800 produits différents contenus dans l'alimentation. C'est donc une photographie extrêmement intéressante, qui pourrait d'ailleurs constituer la base d'une future étude Kannari 2 envisagée par Santé publique France afin de réviser les résultats de l'étude actuelle.

Quatrième levier d'action, enfin : diffuser l'information scientifique et accompagner les messages des pouvoirs publics auprès de la population. Nous avons ainsi participé la semaine dernière, aux Antilles, aux comités locaux du plan chlordécone de façon à interagir directement avec l'ensemble des parties prenantes, dont les collectivités, et à pouvoir éclairer les acteurs locaux sur les actions entreprises sur le plan national par l'Agence.

Voilà un panorama de ce qui guide notre action.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je vais poser différentes questions avant que nous n'entrions dans le coeur du débat sur les limites maximales de résidus, les LMR.

L'ANSES est donc issue de la fusion, en 2010, de l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments et de l'Agence française de sécurité sanitaire de l'environnement et du travail. Quelle a été l'action de ces deux agences pour prendre en compte les risques liés au chlordécone entre leur date de création et 2010 ?

Par ailleurs, l'Agence doit assurer la sécurité sanitaire humaine dans les domaines de l'environnement, du travail et de l'alimentation. L'exposition au chlordécone est-elle une priorité pour elle ?

Enfin, pouvez-vous nous présenter les études Timoun – expositions prénatales et périnatales aux polluants organochlorés, dont le chlordécone – Karuprostate, Kannari – quid du taux d'imprégnation au chlordécone ? – et, bien évidemment, Sapotille, concernant l'exposition de la population antillaise aux résidus des autres pesticides ?

Permalien
Roger Genet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES)

Avant de passer la parole à mes collègues, qui vous répondront très précisément puisqu'ils travaillent sur ces questions depuis longtemps, je souhaite vous donner une réponse plus générale.

Je n'ai pas participé aux travaux qui ont été menés bien avant le lancement, en 2008, du premier plan chlordédone. Les premières études datent de 2002, lorsqu'il a été possible d'établir les premières valeurs toxicologiques de référence et donc, de mesurer les expositions.

Des méthodes d'analyse permettant de mesurer le taux de chlordécone in situ ont donc été nécessaires. Même si nous nous posons encore des questions quant à leur reproductivité s'agissant notamment de l'utilisation de la spectrométrie de masse – dont les étalons internes permettent de disposer de mesures quantitatives – celles-ci se sont développées depuis la fin des années quatre-vingt dix jusqu'à nos jours. Chaque fois, la sensibilité des mesures et des analyses a été améliorée.

Au tournant des années quatre-vingt, on ne mesurait pas spécifiquement le chlordécone mais les produits organochlorés dont ce dernier fait partie mais, petit à petit, des méthodes plus spécifiques ont permis de le mesurer et de prendre conscience de l'existence de pollutions directes dans un certain nombre de produits. Mon collègue Jean-Luc Volatier ayant mené des travaux dans ce domaine, je le laisserai en parler. Il pourra évoquer les volets des études Timoun, Karuprostate et Sapotille qui concernent l'ANSES et, avant, l'AFSSET ou l'AFSSA.

Il suffit de regarder l'ensemble des avis que nous avons rendus, d'observer notre participation au comité de pilotage depuis le premier plan chlordécone, le nombre de saisines – que nous n'avons pas recensées - voire le nombre d'actions du plan chlordécone qui ont été menées par l'ANSES pour se rendre compte qu'il s'agit là d'une priorité. Je l'ai dit : l'ensemble des expositions environnementales et par voie alimentaire est un sujet majeur de préoccupation pour l'Agence.

Nous souhaitons que les études de l'alimentation totale permettent d'avoir la vision la plus précise possible de l'exposition des populations antillaises compte tenu d'un certain nombre de spécificités : l'insularité, la production locale, les habitudes alimentaires – consommation, préparation. Des différences existent-elles par rapport à l'ensemble de l'exposition ? C'est l'objet même de l'enquête Alimentation totale dont le budget, important, s'élève approximativement à 2 millions d'euros pour chacun des deux territoires. J'ajoute que ces études nécessitent environ quatre ans de travail, ce qui représente un gros investissement justifié par les interrogations qui se posent à nous.

Il s'agit donc, dès le départ, d'une priorité pour l'Agence.

Gérard Lasfargues ayant été à l'AFSSET dès 2007, il vous expliquera ce qu'ont été les préoccupations de cette agence, puis, Jean-Luc Volatier pourra répondre plus précisément à vos questions.

Permalien
Gérard Lasfargues, directeur général délégué du pôle sciences pour l'expertise de l'ANSES

Dans le cadre du plan chlordécone I, l'AFSSET avait en effet été saisie pour contribuer à l'action 39 en produisant une expertise à visée sociologique afin de reconstruire la chronologie de la saga du chlordécone aux Antilles françaises.

Cette action avait fait l'objet d'une convention avec l'unité « sciences et société » de l'Institut de la recherche agronomique (INRA). Un rapport public, disponible, la retrace très clairement.

À partir de ce rapport, l'AFSSET a par ailleurs publié un article de synthèse sur les éléments historiques relatifs à l'arrivée du chlordécone aux Antilles entre 1968 et 1981. Nous tenons ces éléments, qui vous seront utiles, à votre disposition.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Pourquoi avoir parlé de « saga » ? C'est un terme un peu surprenant dans le domaine scientifique.

Permalien
Gérard Lasfargues, directeur général délégué du pôle sciences pour l'expertise de l'ANSES

Il figure dans l'intitulé du rapport sociologique de l'unité de l'INRA.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

C'est un peu surprenant dans le domaine sociologique aussi ! Mais quel état d'esprit a présidé à ce choix ? Vous-même en êtes surpris, non ?

Permalien
Roger Genet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES)

Nous ne faisons que reprendre le titre qu'a donné Pierre-Benoît Joly à son rapport. Celui-ci est d'ailleurs intéressant en ce qu'il fait le point sur toutes les autorisations délivrées depuis 1968, ce qui est très éloquent.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Certes, mais ce terme de « saga » nous ramène à un contexte bien précis, puisque saga il y a bien depuis 1952 !

Ce rapport est en effet remarquable et met parfaitement en évidences les réalités, les contradictions, les incompréhensions, les suggestions sur ce qui a pu se passer. Le terme de « saga », dans un rapport officiel, est à mon sens essentiel pour essayer d'identifier les problèmes.

Permalien
Jean-Luc Volatier, directeur adjoint à la direction de l'évaluation des risques, méthodologie et observatoires de l'ANSES

Avant 2010, l'AFSSA a été très impliquée. Dès 2003, elle a rendu un premier avis sur les valeurs toxicologiques de référence, lesquelles ne permettaient pas de procéder à une évaluation du risque puisque cela aurait supposé d'avoir des données d'exposition, en particulier par voie alimentaire.

Nous avons travaillé à l'époque de manière très étroite avec l'InVS, l'Institut de veille sanitaire – l'actuelle Santé publique France –, qui était maître d'oeuvre des études de consommation Comportements alimentaires et perceptions de l'alimentation (CALPAS)- et Enquête sur la santé et les comportements alimentaires (ESCAL) respectivement en Guadeloupe et en Martinique, en 2004 et 2005. Parallèlement, nous avons rassemblé toutes les données de concentration de chlordécone dans les aliments et mis en place l'étude Reso afin de disposer de données représentatives sur ce plan-là.

Nous avons calculé des expositions par voie alimentaire à partir de l'ensemble de ces données, selon la méthode classique qui consiste à multiplier les consommations par les concentrations dans les aliments pour chacun d'entre eux, puis, de faire le total global pour l'ensemble des aliments.

Nous avons pu ainsi réaliser des évaluations de risque en 2005 et 2007 qui nous ont amenés à formuler des recommandations – toujours actuelles – pour limiter l'exposition, en particulier en limitant la consommation de légumes racines issus de l'autoproduction en zones contaminées à deux fois par semaine et celle des produits de la mer issus de la pêche amateur, qui peut elle aussi provenir de telles zones, à quatre fois par semaine. De même, nous avons recommandé de ne pas consommer des produits d'eau douce, notamment les ouassoux ou les poissons d'eau douce en raison des hauts niveaux de contamination déjà constatés dans l'environnement.

Telles étaient les premières opérations menées visant, d'une manière très opérationnelle, à identifier les produits dont il fallait réduire la contamination et l'exposition pour réduire celle des populations.

Nous avons également soutenu le développement de la cohorte Timoun, même si l'INSERM en est toujours pilote. Nous avons communiqué à ce dernier les données de concentration de chlordécone dans les denrées alimentaires que nous avions étudiées afin de calculer des expositions par voie alimentaire à partir des données de consommation alimentaire recueillies dans Timoun, ce qui a fait l'objet de publications dans des revues scientifiques à comité de lecture.

Nous n'avons pas été plus avant dans la réalisation d'études épidémiologiques, lesquelles relèvent plutôt de la recherche, donc, de l'INSERM – en particulier, nous n'avons pas participé à Karuprostate.

En revanche, nous avons réalisé une étude d'exposition à 60 substances pesticides prioritaires, l'étude Sapotille, que vous avez mentionnée. Il s'est agi, à partir des données de consommation des études ESCAL et CALPAS, des données de concentration et des indices de risques calculés préalablement pour identifier ces 60 substances, de calculer des expositions pour les populations guadeloupéenne et martiniquaise. Plus de 8 000 analyses de résidus dans les aliments ont été menées. Nous nous sommes aperçus que les niveaux d'exposition étaient proches de ceux constatés en Hexagone et que l'on y retrouvait les mêmes substances prioritaires, en particulier, parmi celles qui étaient encore autorisées, le diméthoate – il a depuis été interdit car les niveaux d'exposition, trop élevés, pouvaient placer la population dans une zone au-delà de ce qui est admissible quotidiennement. Globalement, les résultats étaient donc proches de ceux de l'Hexagone.

Cela dit, le nombre de substances analysées dans cette étude étant limité, nous proposons aujourd'hui dans le projet d'étude Alimentation totale Antilles une extension à l'ensemble des substances pesticides afin d'approfondir cette question de l'exposition des populations antillaises aux substances chimiques.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Quelles autres études seraient-elles utiles pour juger de l'impact sanitaire du chlordécone ? Pourraient-elles déboucher sur des préconisations concrètes ?

Enfin, vous avez dit qu'il faudrait peut-être réviser les valeurs toxicologiques de référence permettant d'interpréter, depuis 2003, le taux de chlordéconomie, mais comment faire ?

Permalien
Roger Genet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES)

Là encore, mes collègues vous répondront mais je considère quant à moi que, dans le cadre de la mission qui nous est confiée, notamment en matière d'évaluation scientifique préalable à la création d'un tableau sur les maladies professionnelles – la saisine qui nous a été adressée concerne le cancer de la prostate –, nous observerons d'autres types de liens pouvant exister entre le chlordécone et d'autres effets. Des soupçons existent en matière de perturbateurs endocriniens, d'impact sur la fertilité ou sur la reproduction. Il est clair que, dans le cadre des travaux que nous menons, nous regardons toute la littérature scientifique, quel que soit le type d'effets.

Néanmoins, nous sommes donc saisis sur la création d'un tableau de maladies professionnelles liées au cancer de la prostate. Comme je l'ai dit, notre comité d'experts de 25 personnes, à forte composante médicale, a été installé et va réviser l'ensemble de la littérature scientifique disponible dont, en premier lieu, l'expertise collective de l'INSERM de mars 2019, qui fait état d'un niveau de preuve assez limité en termes épidémiologiques. Nous ne disposons en effet que d'une seule étude, laquelle fait état d'un certain nombre de travaux, notamment concernant la toxicologie.

D'autres études ont également été publiées, en particulier celle du professeur Multigner, dont il a parlé ici même, concernant le risque lié à des cancers déjà déclarés. Elle a été publiée après la conclusion de l'expertise collective de l'INSERM.

Nous allons donc reprendre l'ensemble de la littérature disponible, analyser à nouveau les niveaux de preuve figurant dans les différents avis pour conclure par notre expertise scientifique - nous ne nous prononcerons pas sur sa direction dès lors qu'elle est en cours : nos comités d'experts sont absolument indépendants et nous ne voulons pas les influencer mais il est évident que tout ceci mérite d'être approfondi.

Aujourd'hui, le niveau de preuve est extrêmement limité et il serait donc intéressant de disposer d'autres études, notamment épidémiologiques. Sur le plan éthique, la France ne peut pas en mener à partir d'échantillons de population permettant de comparer la population antillaise avec celle qui ne l'est pas – la loi et nos valeurs s'opposent aux statistiques ethniques – mais une diversification des approches permettra de compléter ces études épidémiologiques afin d'élever le niveau de preuve dont nous pourrons disposer.

Même si nous reviendrons probablement sur la question du tableau des maladies professionnelles, sur ce que l'on attend, sur la manière de l'établir, je répète que les valeurs toxicologiques de référence prennent en compte l'ensemble de ces études. Leur révision suppose de prendre en compte ces nouvelles études et c'est ce que nous allons faire, ce qui nous permettra de voir si ces nouveaux éléments impliquent de faire varier cette valeur à la hausse ou à la baisse.

Avant de parvenir à cette valeur toxicologique de référence qui donnera une idée de la présence maximale de chlordécone dans l'alimentation sans effet, il faut que nous ayons une idée de la valeur plasmatique protectrice : quel est le seuil de concentration sanguine sous lequel nous pouvons assurer qu'il n'y a pas d'effet – ce qui ne signifie pas qu'il y a un effet au-dessus mais c'est probable, sans que l'on en soit certain ? Sous cette valeur critique d'imprégnation exprimée en concentration de chlordécone par litre de plasma ou de sang, nous pourrons certifier qu'il n'y a pas d'effet.

À la question de savoir s'il faut contrôler la chlordéconémie, donc, mesurer le taux de chlordécone de tous les Antillais dans le sang, je réponds que tant que nous ne savons pas comment interpréter ces valeurs grâce à une valeur-seuil permettant de définir le niveau à partir duquel il existe ou non un effet, les contrôles systématiques sont inutiles. Nous les réalisons sur les cohortes des personnes incluses dans les études épidémiologiques pour essayer de corréler ces taux sanguins et un effet mais cela n'a de valeur qu'en termes de recherche et non en termes prédictifs, d'orientation du diagnostic pour les consommateurs. À ce titre, il ne nous paraît pas aujourd'hui opportun de généraliser ces analyses.

Cela est d'autant plus vrai qu'une concentration plasmatique au temps T donne une information très limitée puisque le consommateur peut avoir mangé un produit - par exemple un oeuf très contaminé - dans le cadre d'une autoconsommation dans un circuit non contrôlé. Son taux sera alors très élevé mais il diminuera rapidement, les concentrations plasmatiques baissant de manière non pas linéaire mais exponentielle. Si la consommation est récente, le taux diminuera donc très vite ; si l'imprégnation et la contamination sont anciennes, il diminuera très lentement.

Selon la contamination, chronique et de long terme ou récente et aiguë, la cinétique plasmatique diffère complètement et, au final, ce n'est pas un dosage plasmatique qu'il faudrait effectuer mais une cinétique, afin de savoir quand et à quel niveau la contamination s'est produite.

Autrement dit, les conditions ne sont pas réunies pour définir sérieusement la concentration plasmatique et donner des conseils aux consommateurs tant que nous n'avons pas défini la valeur-seuil sans effet. C'est à cet enjeu que nous nous attachons prioritairement.

Permalien
Cyril Feidt, professeur à l'Université de Lorraine, président du comité d'experts spécialisés en évaluation du risque chimique dans les aliments de l'ANSES

Je précise qu'en 2003, les sources disponibles étaient quasiment toutes américaines et dataient de la crise d'Hopewell. Nous disposions de deux types de données : des données expérimentales, respectivement issues de l'expérimentation sur les animaux et des données épidémiologiques élaborées à partir des analyses effectuées sur les travailleurs surexposés de l'usine d'Hopewell. Ces derniers l'ayant été à un niveau extrême, une extrapolation sur la population générale n'était pas possible. C'est donc sur les premières que s'est fondé l'établissement des transthyrétines (TTR). Les animaux ont reçu une dose externe à travers l'alimentation qui leur a été distribuée et c'est à partir d'elle que la valeur toxicologique de référence (VTR) a été établie – d'où un mode d'expression, par exemple, en microgrammes par kilo de poids corporel et par jour.

En 2014, nous avons essayé de définir une valeur critique d'imprégnation, des travaux français ayant permis d'ajouter quelques données épidémiologiques. Néanmoins, j'ai travaillé sur une autre famille de polluants faisant partie des organochlorés, les polychlorobiphényles (PCB) et il est extrêmement rare de pouvoir en obtenir une. Le plomb a été très étudié mais c'est relativement rare de pouvoir le faire pour les éléments organiques. S'agissant des PCB, la littérature mondiale est très abondante et nous disposions de sous-populations très exposées – les Inuits et les Tchèques, étudiés respectivement par les Canadiens et les Américains – ce qui a permis de conclure à une valeur d'imprégnation critique.

Le problème, c'est que la crise du chlordécone, en un sens, est franco-française. Les importants travaux des chercheurs et des agences ne parviennent à obtenir que des données restreintes par rapport à ce qui serait nécessaire pour établir une telle valeur. C'est toute la difficulté pour que nous puissions interpréter la chlordéconémie.

Un groupe de travail est à pied d'oeuvre, la modélisation a progressé et il importe maintenant d'être capable de faire un aller-retour entre une dose externe et une dose interne – la dose sanguine – et, à l'inverse, de partir de cette dernière, à la base de l'imprégnation critique, pour en déduire une VTR sur le même modèle que celui établi en 2003.

Le manque de données toxicologiques et épidémiologiques chez l'homme a marqué une limite pour notre travail mais elle sera levée en fonction des données disponibles.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Les LMR s'ajoutent aux VTR établies sur le plan européen. Quel est le lien entre les deux ? Comment l'analysez-vous ? Qu'en est-il des progrès réalisés ?

Permalien
Roger Genet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES)

Pour éviter toute confusion : les valeurs toxicologiques de référence et les valeurs critiques d'imprégnation sont des valeurs sanitaires. Les limites maximales de résidus sont quant à elles des valeurs réglementaires, qui n'ont rien à voir : il s'agit de limites réglementaires de contrôle des aliments que le gestionnaire s'impose.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Les LMR sont liées à l'imprégnation des aliments – légumes, viandes, etc. – en chlordécone mais, aussi, aux valeurs toxicologiques de référence puisqu'elles relèvent de ce qui est ingéré par l'organisme. Or, les VTR établies sur le plan européen diffèrent des LMR. Expliquez-nous !

Permalien
Roger Genet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES)

Bien sûr. L'objectif même de la fixation des LMR est de permettre aux services de contrôle de l'État de disposer d'un taux maximal de présence d'un produit dans les aliments afin de garantir que les valeurs toxicologiques de référence ne seront pas dépassées et que l'alimentation consommée respecte les valeurs sanitaires.

Un mot sur le rapport LMR de l'Agence, qui a fait couler beaucoup d'encre. Nous avons eu l'occasion de nous expliquer à deux reprises, lors d'une audition de M. Serva en février 2018, puisdans le cadre des auditions des rapporteurs de la proposition de loi sur le fonds d'indemnisation des victimes de pesticides en janvier 2019. Saisis par le ministère de l'agriculture sur l'adéquation entre les limites maximales de résidus dans la réglementation et la protection de la population, nous avons dit que le principal levier dont disposent aujourd'hui les pouvoirs publics pour protéger la population, donc, baisser l'imprégnation très en dessous des valeurs toxicologiques de référence dont nous disposons, sont les conseils de consommation, ceux-là mêmes que nous avons repris dans l'étude Kannari : ne pas consommer plus de quatre fois par semaine des produits de la mer hors des circuits contrôlés, ne pas consommer plus de deux fois par semaine des racines et tubercules produites en zones contaminées, ne pas consommer des poissons et crustacés d'eau douce hors des circuits contrôlés, élaborer des recommandations pour la production ou la consommation d'oeufs ou de volailles provenant d'élevages familiaux en zones contaminées et, dans l'immédiat, suivre les programmes Jardins familiaux (JAFA).

Nous avons pu établir un lien entre les imprégnations de la population et les habitudes de consommation en montrant que les plus forts taux de contamination proviennent de consommations hors des circuits contrôlés. Notre réponse ne visait pas à dire qu'il ne faut pas abaisser les normes réglementaires – il est aujourd'hui possible de les abaisser sans que, pour autant, la population soit mieux protégée si elle continue à se fournir dans les circuits contrôlés puisque, par définition, les LMR ne sont applicables que dans ces derniers.

Parce que nous sommes une agence sanitaire et que nous avons voulu faire des recommandations utiles, nous avons répondu à cette saisine en affirmant qu'une protection efficace de la population suppose de se pencher d'abord sur les circuits non contrôlés plutôt que sur les LMR, qui concernent les seuls circuits contrôlés. Ceux qui consomment dans ces circuits-là se situent largement sous les valeurs toxicologiques de référence.

Tel était l'objet de la saisine, que certains ont interprété comme une opposition de l'ANSES à des normes plus protectrices. Ce n'est pas la question ! La question est de savoir comment mieux protéger la population, notamment en l'amenant à respecter des consignes permettant de baisser au maximum son exposition.

Aujourd'hui, en Martinique et en Guadeloupe, le principal facteur d'exposition résulte des produits qui ne sont pas soumis aux LMR et qui sont hors des circuits contrôlés.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous avez parfaitement raison, monsieur Genet : d'après les résultats des tests réalisés, les circuits contrôlés ne poseraient a priori pas de problèmes par rapport à la LMR ou à la VTR.

Mais une interprétation de la réglementation européenne a conduit à une augmentation théorique de 20 à 100 pour la viande, pour être corrigée après les protestations des parlementaires. Vous avez reconnu par ailleurs que le circuit informel n'est pas contrôlé, et que la pratique de l'informel fait que, chez nous, nous consommons beaucoup de produits provenant des circuits courts de proximité. Cela est dû à la situation sociale et économique : on produit, on consomme et on échange.

Ce sont les aliments vendus dans les centres commerciaux ou les marchés qui sont contrôlés et contrôlables par l'État. Le drame est que l'État n'a pas mis à disposition les moyens de contrôle du circuit informel suffisants pour éviter la catastrophe que vous évoquez. Je rappelle que le taux de pollution des oeufs s'élève à 1 000 microgrammes par kilo, soit près de 100 à 200 fois la norme !

L'enjeu du secteur informel est donc considérable. C'est pourquoi je vous demande ce que vous suggérez à l'État pour que le secteur informel soit aussi bien contrôlé, et la contamination évitée. Vous avez évoqué le programme JAFA, mais vous en connaissez les limites.

Permalien
Roger Genet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES)

JAFA a fait la preuve de son utilité, ainsi les tubercules cultivés dans le cadre de ce programme ne sont pas plus contaminés que les produits d'importation. Sans vouloir vous reprendre, monsieur le président, je laisserai la directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) indiquer quels sont les programmes de contrôle existants. Des contrôles sont pratiqués sur les circuits de « bord de route » ; ils sont probablement moins nombreux que les contrôles réglementaires et réguliers portant sur les circuits contrôlés ; mais je ne suis pas compétent pour vous répondre.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je suis bien placé pour vous dire qu'il n'y a pas de contrôle.

Permalien
Roger Genet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES)

En tant qu'agence scientifique l'ANSES n'est pas susceptible d'adresser au Gouvernement des recommandations sur les contrôles, leur mise en oeuvre et leur fréquence. Nous établissons des valeurs seuil ainsi que des repères sur des contaminations de produits consommés. Et il est vrai que des oeufs contenaient jusqu'à 1  000 microgrammes par kilo, ce qui représente une valeur extrême, qui peut être encore plus élevée dans certains poissons.

C'était bien l'objet de nos recommandations de consommation, qui s'adressaient aux pouvoirs publics en premier lieu, à qui il appartient de les reprendre en tout ou partie pour donner des conseils à la population sur les évolutions des pratiques.

Permalien
Cyril Feidt, professeur à l'Université de Lorraine, président du comité d'experts spécialisés en évaluation du risque chimique dans les aliments de l'ANSES

Ce qui est délicat au regard de la pratique culturelle que vous évoquez est que l'autoconsommation et le don sont des éléments importants dans la vie sociale et familiale de la population. C'est pourquoi il ne faut pas placer les gens devant un mur ; lorsqu'on leur dit que ce qu'ils font n'est plus possible, on n'est plus écouté.

Il faut donc amener les intéressés à prendre conscience du risque auquel ils s'exposent tout en étant capable de leur proposer des solutions. Pour ce faire, il faut disposer des connaissances permettant un accompagnement. Or, s'agissant des denrées animales que vous avez mentionnées, dont les oeufs, une bascule concernant les autres denrées est intervenue beaucoup plus tardivement puisque c'est un texte de 2008 qui a mis en place les LMR européennes pour le chlordécone, faisant ainsi apparaître des contaminations de produits animaux qui n'avaient pas été identifiées au départ comme des contributrices majeures, alors qu'au départ les tubercules et le poisson étaient déjà visés.

Cela signifie que la connaissance a été construite petit à petit, et je partage le jugement porté sur le programme JAFA, car tous les gens impliqués dans ce programme étaient convaincus du bien-fondé de leurs actions et souhaitaient apporter une vraie information aux particuliers. La question est de savoir comment construire une production d'autoconsommation permettant d'être à l'abri de cette pollution.

Pour ce faire il faut connaître les liens entre la contamination du sol sur lequel la production va avoir lieu, le mode de production et la teneur de produit dans les tissus, et être capable d'adapter les réponses. Cela exige des recherches, de l'acquisition de connaissances, puis la transmission sur le terrain.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Estimez-vous que les conditions sont réunies et les moyens donnés pour parfaitement connaître la teneur en contamination des sols ? C'est un travail de fourmi, il faut aller voir chaque individu, chaque famille, expliquer, changer la culture ; c'est un gros boulot.

Répondez-moi honnêtement, pensez-vous que les moyens sont réunis pour faire ce travail sur 40 % à 60 % du territoire de la Martinique et de la Guadeloupe ?

Permalien
Cyril Feidt, professeur à l'Université de Lorraine, président du comité d'experts spécialisés en évaluation du risque chimique dans les aliments de l'ANSES

Pendant un temps, le programme JAFA proposait l'analyse gratuite des sols des particuliers, qui, s'ils le souhaitaient, pouvaient obtenir cette information. Mais vient ensuite la difficulté de l'adaptation des pratiques, or, malheureusement, beaucoup de situations différentes sont rencontrées. Ainsi, a-t-il été proposé d'isoler les volailles du sol en les plaçant sur un plancher en béton, mais dans la mesure où de telles pratiques cassent le modèle en place, il n'est pas évident que les gens les acceptent.

C'est pourquoi je considère que des connaissances supplémentaires et du temps sont nécessaires pour atteindre ce résultat. Je ne peux toutefois pas répondre à la question de l'adéquation du dispositif au terrain, car je ne suis pas sur place pour établir des constatations.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

M. le président a souligné la difficulté de réaliser des contrôles du circuit informel, mais cela concerne aussi les produits provenant de la Caraïbe. Des produits arrivent par barges sur nos côtes depuis la Dominique sans qu'aucun contrôle ne soit pratiqué, quel que soit le produit dangereux concerné ; mais il est vrai qu'il ne vous appartient pas de répondre sur les contrôles.

En revanche, la délivrance de l'autorisation de mise sur le marché de ces produits phytosanitaires ressortit de votre compétence. Si on a pu évoquer la saga du chlordécone, c'est que ce produit a été autorisé alors qu'il était classé comme dangereux au moment même où il a reçu l'AMM. Et, lorsque cette autorisation de mise sur le marché a été retirée, personne ne s'est préoccupé des stocks déjà présents sur les territoires concernés, ni de leur utilisation.

J'ai lu que la commission chargée des toxiques de l'époque s'était prononcée à main levée alors que les experts présents étaient moins nombreux que les représentants des lobbies. Pouvons-nous être assurés qu'aujourd'hui dans vos instances la composition de l'organe appelé à se prononcer sur l'AMM est transparente et garantit la prépondérance des experts ?

Par ailleurs, après le retrait de cette autorisation, êtes-vous chargés de contrôler la suppression du produit concerné et de tous ses stocks dans les territoires ?

Permalien
Roger Genet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES)

J'aimerais pouvoir vous convaincre, et c'est avec plaisir que nous vous inviterions à l'ANSES pour vous montrer comment les AMM sont délivrées aujourd'hui. En effet, depuis la création en 2002 de l'Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) et la standardisation de l'ensemble du processus d'autorisation de mise sur le marché, beaucoup de progrès ont été réalisés.

L'indépendance constitue le premier pilier de cette expertise. Nous disposons d'une grille des liens d'intérêts de tous nos experts et de tous les personnels de l'Agence impliqués dans des interfaces avec des porteurs d'enjeux. Leur déclaration publique d'intérêts est analysée ; elle est consultable sur le site internet du ministère de la santé. Il m'est même arrivé de procéder à un changement de poste interne lié à un changement d'affectation d'un conjoint amené à travailler avec une personne concernée par l'AMM. Nous allons donc très loin dans la conformité déontologique ainsi que dans l'indépendance de nos experts ou de nos personnels impliqués. Cela n'empêche pas qu'ils puissent commettre des erreurs, mais nous sommes extrêmement vigilants.

Notre expertise est collégiale, lorsqu'une autorisation de mise sur le marché est évaluée par notre direction de l'évaluation des produits réglementés, sept experts de l'ANSES différents vont statuer sur les différentes parties du dossier portant respectivement sur la toxicologie, l'écotoxicologie, l'agronomie, l'impact sur l'eau, sur l'homme, etc. Les dossiers sont ensuite présentés à un comité d'experts spécialisés externes à l'Agence pour chacun d'entre eux.

En Europe, l'évaluation d'un produit réglementé commence par une demande de la part d'un industriel d'une AMM pour différents usages d'un produit ; ce qui implique une posologie donnée pour chaque usage particulier d'un ravageur donné.

Au départ tout est interdit, et nous attribuons les autorisations usage par usage au regard des données que l'industriel fournit pour prouver l'innocuité de son produit dans les conditions d'utilisation prévues. Nous vérifions donc l'efficacité et l'innocuité du produit afin de lever tout risque inacceptable. Bien entendu, il reste un produit biologiquement actif, et bien entendu, nous vérifions aussi l'impact environnemental sur l'homme et les organismes cibles.

Nous prenons donc le maximum de protections pour autoriser l'usage d'un produit dans des utilisations données.

En revanche, le contrôle ne relève pas de notre responsabilité, car, lors de l'adoption de la loi d'orientation agricole en 2014, les parlementaires n'ont pas souhaité transférer à l'ANSES les structures de contrôle, qui sont demeurées à différents niveaux. Mais six services de contrôle sont aujourd'hui compétents pour l'usage d'un produit phytosanitaire ; les uns par exemple vérifient que le cahier d'usage du produit concerné est bien rempli par les agriculteurs qui l'utilisent, et que sur telle surface tel produit autorisé a été épandu. Par ailleurs des services déconcentrés de l'État contrôlent et expertisent les stocks ; ainsi avons-nous interdit l'usage des nicotinoïdes ou retirons-nous régulièrement des autorisations d'utilisation de produits phytosanitaires. Dès lors les professionnels utilisateurs de ces produits comme les centrales de distribution ont l'obligation de les retirer, leur responsabilité pénale est engagée, et es actions pourraient être entreprises pour faire appliquer la loi.

De même, depuis le 1er janvier 2019, et l'ANSES le rappelle, mais ne peut faire que le rappeler ; tous les usages amateurs de produits phytosanitaires ont été interdits par la loi du 6 février 2014 visant à mieux encadrer l'utilisation des produits phytosanitaires sur le territoire national dite «  loi Labbé  ». Il ne s'agit d'ailleurs pas de la seule interdiction de l'utilisation, mais aussi de la détention par tout particulier de tout produit phytosanitaire. Et chacun d'entre nous a l'obligation de ramener dans les décharges les produits qu'il détient à domicile. C'est pourquoi il est difficile de pratiquer des contrôles systématiques, et qu'il faut rappeler l'obligation légale créée par la loi ainsi que la responsabilité de chacun en la matière.

Il existe donc effectivement des services de contrôle, et le directeur général de l'alimentation ou d'autres services de l'État pourraient répondre plus précisément que moi, mais ce n'est pas une responsabilité de l'ANSES.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous avez dit, je ne parle pas du cancer de la prostate, qu'il n'y avait pas lieu de s'orienter vers un contrôle systématique du taux de chlordécone dans le sang afin de permettre à tout un chacun de savoir ce qui se passe dans son corps. Vous avez rappelé les conclusions de l'étude de 2018, qui établissaient que 95 % des Guadeloupéens et 92 % des Martiniquais étaient imprégnés.

Pouvez-vous préciser à quel degré ? Car cela va du peu grave au très grave puisque 10 % de la population guadeloupéenne serait très imprégnée. Vous expliquez ces incertitudes par l'impossibilité, faute de valeurs disponibles et d'études suffisantes, d'évaluer ce qu'il faut prescrire. Ne pensez-vous pas que cette analyse est un peu courte et étroite ?

Ainsi, faudrait-il attendre des années pour trouver des solutions ; les médecins sont aujourd'hui paumés, ils ne savent pas comment traiter le problème, et le lien n'est établi qu'au moment du décès ou lorsque naît un enfant malformé ou prématuré. Ne pensez-vous pas que cela représente un traumatisme psychologique extrêmement grave pour 750 000 personnes ?

Il serait intéressant que l'État assume ses responsabilités, et que chacun puisse savoir. Moi, Serge Letchimy, j'ai besoin de savoir ce qu'il y a dans mon sang, je l'ignore pour l'instant, mais j'ai les moyens de payer pour savoir. Or, beaucoup ne le peuvent pas.

Ne pensez-vous pas que l'ANSES ne devrait pas attendre ou devrait accélérer l'obtention des résultats afin de savoir ce qu'il faudrait faire pour pouvoir établir des diagnostics, ce qui apaiserait certainement beaucoup de monde ? Car le traumatisme est de santé, il est physique, psychologique et social.

Permalien
Roger Genet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES)

Monsieur le président, nous sommes tout à fait conscients des questions que vous posez, même si nous n'avons aucune compétence particulière pour y répondre.

Il y a en effet d'un côté les politiques publiques, et les responsables sont le ministère de la santé et le directeur général de la santé, et de l'autre, la Haute Autorité de santé, dont la mission est de conseiller aux médecins les gestes utiles. On a beaucoup débattu de l'utilité des mesures systématiques des marqueurs du cancer de la prostate, dont on a constaté qu'elles pouvaient conduire à une prescription excessive et des actes injustifiés…

Permalien
Roger Genet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES)

Certes, mais c'est bien à la Haute Autorité de santé qu'il convient d'établir des recommandations portant sur l'établissement de diagnostics par les personnels médicaux…

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous avez vous-même indiqué, qu'à un moment le chlordécone disparaît dès lors que l'on cesse de consommer des produits pollués. On a pris l'exemple de vaches placées sur des herbes saines, après l'avoir été sur des herbes contaminées : au bout de six mois, elles ne présentent plus de chlordécone.

Si on veut changer l'alimentation et faire entrer les gens dans un processus de réappropriation collective de leur propre alimentation afin d'éviter que la pollution ne se poursuive, il est tout de même important de dire : « Monsieur, vous êtes contaminé. » C'est une prescription médicale !

On évacue ce problème en jugeant que l'on ne sait pas quoi dire aux gens parce que les études scientifiques ne sont pas terminées : permettez-moi d'exprimer mon désaccord. J'ai bien compris, que vous, l'ANSES, avez une responsabilité en matière d'orientation des politiques publiques auprès de la ministre de la santé.

Par ailleurs, expliquez-moi comment, alors qu'en 1990 l'usage du chlordécone a été interdit, celui-ci a été prolongé de droit pendant deux ans. Or, cela est scientifiquement et humainement contestable, car, pendant deux années vous constatez qu'un produit est dangereux, mais en autorisez tout de même l'utilisation. Il s'agit donc plus de la préoccupation économique de celui qui détient le produit que d'une préoccupation de santé.

On interdit le chlordécone parce qu'il est dangereux, mais on autorise son écoulement ! Je ne vous mets pas en cause, je parle de nous, de l'État en 1990 : la pollution continue a été autorisée pendant deux ans. Appelons un chat un chat : si le produit n'est pas bon, il faut l'arrêter !

Mais pire : entre 1992 et 1993 deux dérogations exceptionnelles ont été délivrées, soit quatre ans en tout. Et on découvre que la société détentrice de l'autorisation se donne même la possibilité de produire ; et personne ne peut répondre à cette question. Quel est votre point de vue sur cette période 1990-1993 au cours de laquelle, de façon extraordinaire on autorise la production de chlordécone après l'avoir arrêtée ?

Permalien
Roger Genet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES)

Au sujet de ce qui s'est produit à cette époque…

Permalien
Roger Genet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES)

Je ne peux m'exprimer ici qu'au titre de l'Agence que je représente…

Permalien
Roger Genet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES)

Je ne peux que vous dire ce que nous faisons aujourd'hui. Cependant, à la lumière des rapports de l'époque que vous évoquez, je peux vous apporter quelques éléments de contexte.

Nous utilisons comme médicaments, comme médicaments vétérinaires et produits phytosanitaires des produits toxiques. Nous avons à domicile des produits toxiques. Dans quelques jours l'ANSES va publier une étude dénommée « Pesti'home », qui présentera les résultats d'une enquête menée dans 1 500 foyers consistant à demander aux gens quels étaient les produits chimiques autorisés ou non qu'ils détenaient dans leur garage, sous leur évier, etc. Les renseignements recueillis sont riches d'enseignement : nous détenons et nous nous exposons tous involontairement à de très nombreux produits chimiques de façon d'ailleurs injustifiée. Tous ces produits sont actifs, s'ils le sont, c'est qu'ils sont biologiquement actifs ; ce sont des toxiques. La question est donc celle du rapport bénéfice-risque.

Je laisse les décideurs de l'époque juger du rapport bénéfice-risque qu'ils ont pris en considération dès lors des autorisations d'extensions d'usage. Ce que je peux vous dire aujourd'hui, et nous connaissons le cas pour de nombreux produits que nous avons retirés du marché depuis 2016 : c'est dès que nous sommes en présence d'un élément relatif à un risque pour la santé, nous retirons le produit sans donner aucun délai d'écoulement ou d'utilisation.

Lorsque nous ne disposons que de données limitées, et que les motifs de retrait pèsent sur des facteurs de risque n'affectant pas directement la santé, comme des facteurs écotoxicologiques pour des produits ayant parfois été utilisés pendant trente ou quarante ans, la réglementation autorise de prévoir des délais permettant simplement aux professionnels de se retourner. Ces délais sont en règle générale de dix-huit mois pour la réglementation européenne, souvent répartis en neuf mois pour la vente et neuf mois pour l'utilisation.

Lorsqu'elle effectue des retraits, l'ANSES est en général plus restrictive. La décision de retrait ayant été prise, elle essaie de suivre cette logique que vous avez évoquée, qui consiste à retirer le produit le plus tôt possible. Habituellement, nous laissons donc la campagne en cours se terminer afin que les gens ne se trouvent pas pris au beau milieu d'une période de production.

Encore une fois, si nous avons la moindre crainte pour les riverains ou les utilisateurs, l'ANSES ne laisse aucun délai. Nous nous orientons donc vers une stratégie de plus en plus restrictive. Mais il est toujours difficile de faire la balance entre l'évaluation scientifique de risque et les autres éléments de nature économique.

La balance bénéfice-risque est en effet aisément perceptible lorsqu'il s'agit d'un médicament destiné à l'humain : risque-t-il d'avoir un effet secondaire, mais quelle espérance de vie fait-il gagner au patient traité ? En revanche, dans le cas des produits phytosanitaires où le bénéficiaire ou la victime n'est pas la même personne, car il peut s'agir de l'agriculteur, des abeilles ou de l'environnement, la balance bénéfice-risque est beaucoup plus difficile à établir pour le décideur public.

Et depuis que l'ANSES a cette responsabilité, croyez bien qu'elle est particulièrement sensible à cette balance entre les différents bénéficiaires, que ce soit dans le cadre du retrait ou de l'autorisation résultant de nos décisions.

Votre question précédente portait sur la chlordéconémie. Ce que disent nos résultats, c'est que 10 % des échantillons environ se situent entre 10 et 100 fois au-dessus de la valeur la plus basse. Mais nous ne savons pas bien interpréter ces 10 %, dans la mesure où nous ignorons quelle est la valeur critique d'imprégnation – même si nous voyons bien qu'il y a des dépassements de la valeur toxicologique de référence.

Il est évident qu'une partie de la population est surexposée et qu'il convient de limiter l'exposition par toutes les recommandations possibles. Le directeur général de la santé ne dira pas autre chose, et beaucoup de propositions allant dans ce sens ont été faites dans le cadre du plan chlordécone – que Jean-Luc Volatier ici présent suit pour le compte de l'agence.

Il n'est ni dans les compétences ni dans la mission de l'ANSES de faire des propositions au ministère concernant la mise en oeuvre d'un test. Mais il est vrai que nous sommes confrontés dans nos études à un problème de qualité : peu de laboratoires sont agréés et capables de réaliser les tests avec précision. Lors de ma visite d'un jardin JAFA en Guadeloupe la semaine passée, l'association m'a expliqué que deux carottages pratiqués à 50 centimètres de distance pouvaient donner des valeurs très différentes, et qu'un carottage testé deux fois pouvait donner des valeurs différentes à 50 % !

Nous faisons donc face à de gros problèmes analytiques. La chlordécone pouvant être liée de façon plus ou moins forte à la matrice, on obtient des résultats différents selon que le test porte sur les aliments, le plasma ou la terre. De la technique d'extraction dépend la sensibilité du test, une difficulté à laquelle il faut ajouter celle de la mauvaise reproductibilité. L'Institut Pasteur de Guadeloupe est en train de travailler à l'élaboration d'un test à la fois sensible et reproductible.

Les associations de médecins libéraux que nous avons rencontrées en Martinique et en Guadeloupe ont soulevé cette question. C'est une question complexe, qui interroge aussi la façon dont on peut aider le consommateur potentiellement contaminé. Si l'on dit aujourd'hui à des personnes qu'elles peuvent dormir tranquilles car leur taux de contamination est de 0,000001 microgramme par litre, certaines ne nous croiront pas. Car le taux est réputé bas, mais par rapport à quoi ? Si les conclusions sont évidentes pour les personnes qui se trouvent en haut de la courbe de distribution et présentent des taux élevés, les personnes fragiles présentant un taux bas peuvent s'inquiéter de leur situation. Dans ces conditions, que doit proposer leur médecin ? Tant que nous serons incapables de donner des valeurs repères permettant d'assurer l'absence de risque, les risques psychosociaux existeront.

Ces fameux tests font l'objet de discussions dans le cadre du plan chlordécone IV. En fonction du type d'utilisation, a-t-on forcément besoin de mesures sensibles et précises ? La question n'est pas toujours celle des moyens financiers ; il faut s'interroger sur les moyens d'action que peut offrir la recherche, notamment. Nous venons de lancer avec l'Agence nationale de la recherche (ANR) un appel à candidatures pour des tests rapides, beaucoup moins précis et sensibles, mais bien plus informatifs. Est-il utile d'informer les personnes qu'elles ont 10-4 microgramme par litre ? Si nous disposions de seuils, nous pourrions leur dire, grâce à des tests meilleur marché, qu'elles se trouvent en-dessous de la valeur limite et qu'il n'y a donc pas de problème sanitaire.

Permalien
Roger Genet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES)

Pour le moment, nous ne disposons pas de tests simples, rapides et bon marché. La même question se pose pour les mesures effectuées dans l'environnement. Au rythme actuel, et compte tenu du faible nombre de laboratoire agréés, la cartographie des sols selon des méthodes aussi précises devrait prendre des années ! Là encore, la question est moins celle des moyens que des méthodes disponibles : des méthodes moins précises, donnant des valeurs plus approchées ne seraient-elles pas suffisantes pour réaliser rapidement une cartographie des aliments ou des terres ? Ce sont des questions qui font l'objet de débats parmi les partenaires du plan chlordécone. Il est difficile de doser cette molécule, très difficilement dégradable et peu soluble. C'est dans le domaine de la recherche que nous devons avancer et il nous faut pour cela mobiliser les laboratoires.

Permalien
Gérard Lasfargues, directeur général délégué du pôle sciences pour l'expertise de l'ANSES

Nous avons beaucoup discuté avec les acteurs locaux, en particulier les médecins libéraux et hospitaliers, le président de l'Université des Antilles, médecin également, et les représentants des agences régionales de santé (ARS) de la chlordéconémie, du dépistage, de la nécessité de le généraliser ou de le pratiquer sur les populations sensibles comme les femmes enceintes.

Nous sommes gênés par le fait que nous n'avons pas encore réussi à définir une valeur d'imprégnation biologique critique – nous nous efforçons d'y parvenir, et le plus vite possible.

L'ANSES n'est pas chargée de faire des recommandations de dépistage ou de surveillance médicale des populations. Pour autant, nous écoutons les acteurs locaux. Les médecins, notamment, expliquent qu'ils n'hésiteront pas à prescrire une chlordéconémie si le patient le leur demande, mais qu'ils lui préciseront qu'ils ne seront pas toujours capables d'interpréter le résultat et se limiteront à lui donner les conseils de prévention et de protection nécessaires.

Aussi bien pour l'établissement de normes toxicologiques de référence d'imprégnation critique que pour l'expertise des maladies professionnelles, nous auditionnons ces acteurs locaux dont l'expérience de terrain nous apporte beaucoup. De surcroît, ils sont des relais très importants des messages de prévention, sans lesquels toute campagne nationale perdrait de son efficacité. Les directeurs des ARS de Guadeloupe et de Martinique l'ont dit, ces acteurs doivent être impliqués.

La recherche dans les champs des sciences humaines et sociales est aussi nécessaire pour élaborer les messages, les faire circuler dans l'opinion. C'est le sens de la science participative, mise en oeuvre dans les jardins JAFA. Cela fonctionne, nous devons l'étendre à d'autres situations et à d'autres types de recherches.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Puisque l'ANSES a désormais la compétence des autorisations de mises sur le marché, avez-vous pu récupérer les archives liées au retrait des AMM ? S'agissant de l'évolution des tableaux de maladies professionnelles, la Mutualité sociale agricole nous a indiqué la semaine dernière qu'il existait deux possibilités : soit ajouter le cancer de la prostate, soit intégrer le chlordécone comme agent pouvant entraîner la survenue de maladies professionnelles : pouvez-vous nous en dire plus sur la procédure ?

Permalien
Roger Genet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES)

Nous avons récupéré les dossiers concernant les AMM en cours mais nous n'avons pas en notre possession les archives antérieures à août 2015. Nous ne disposons pas davantage des archives concernant les autorisations d'essais antérieures à celles que nous avons délivrées.

Permalien
Gérard Lasfargues, directeur général délégué du pôle sciences pour l'expertise de l'ANSES

L'expertise scientifique préalable à la constitution de tableaux de maladies professionnelles ou à des recommandations pour les comités régionaux de reconnaissance de maladie professionnelle a été confiée à l'ANSES. Notre mission est de fournir les éléments scientifiques qui permettront aux partenaires sociaux siégeant dans les commissions des maladies professionnelles du régime général et du régime agricole de discuter de l'opportunité de créer un tableau. La décision finale appartiendra à la direction générale du travail (DGT) pour le régime général et, pour ce qui concerne le régime agricole, au ministère de l'agriculture.

Pour saisir l'enjeu de la création d'un tableau de maladie professionnelle, il faut comprendre le mécanisme de la présomption d'origine. Si un tableau existe, désignant la pathologie et les travaux y exposant, et s'il est montré que la personne a été exposée de façon habituelle dans son travail à la chlordécone, alors la présomption d'origine fait qu'elle sera reconnue en maladie professionnelle. S'il n'existe pas de tableau et que le dossier doit passer par les comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles, il n'y a plus de présomption d'origine : il revient à la personne de prouver qu'il existe un lien direct et essentiel entre son exposition et sa pathologie, ce qui est beaucoup plus difficile et réduit fortement les chances de reconnaissance de maladie professionnelle.

Prenons l'exemple classique de l'amiante : il existe un tableau pour le cancer du poumon. Si la personne a été exposée à l'amiante durant sa vie professionnelle, de façon habituelle et régulière et qu'elle est atteinte d'un cancer du poumon, elle sera reconnue en maladie professionnelle, même si elle fumait trois paquets de cigarettes par jour.

Le groupe de travail s'attachera donc à indiquer quelle pathologie peut être reconnue, si le cancer de la prostate, notamment, peut figurer dans la première colonne du tableau. Il lui faudra aussi indiquer un niveau de risque – possible, probable, avéré – en lien avec l'exposition à la chlordécone. Il le fera sur la base d'une analyse rigoureuse de l'ensemble des publications scientifiques – nous prendrons bien évidemment en compte les données de l'expertise INSERM et nous auditionnerons Luc Multigner. La qualité des études étant variable, l'ANSES a mis au point une méthodologie d'évaluation du niveau de preuve qui sera rendue publique.

Ce groupe de travail, qui auditionnera aussi les acteurs locaux, s'attachera à déterminer quels sont les travaux exposants, ainsi que le temps de latence des pathologies. Un cancer peut se déclarer dix, vingt, trente ans après l'exposition. Ces éléments permettent de définir le délai de prise en charge, qui indique le temps entre la fin de l'exposition et le moment où le diagnostic officiel est posé, un facteur très important dans la mesure où l'on sait que la moitié des cancers professionnels se déclarent chez les personnes âgées de plus de 60 ans, donc à la retraite.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

On estime que plus de 92 % des habitants de Guadeloupe et de Martinique sont imprégnés. Or les maladies professionnelles ne concernent que les travailleurs agricoles, soit entre 10 000 et 12 000 personnes.

Permalien
Gérard Lasfargues, directeur général délégué du pôle sciences pour l'expertise de l'ANSES

Ainsi que leurs ayant-droits.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

La différence est énorme en termes de prise en charge : que faites-vous des 738 000 personnes qui ne seront pas concernées par ce dispositif, comment comptez-vous les prendre en charge, avec les limites que l'on sait concernant la détection de la chlordécone et le traitement des pathologies ?

Lors de son audition, la Mutualité sociale agricole a été très claire, elle couvre seulement les exploitants agricoles aux Antilles. Les tableaux 58 et 59 ne sont pas applicables aux salariés agricoles antillais, qui dépendent du régime général de sécurité sociale. Et que fera-t-on des travailleurs du secteur informel, si nombreux en Martinique et en Guadeloupe, qui cumulent les petits métiers – cultivateur, pêcheur, chauffeur de taxi ? Ce que nous a montré cette audition, c'est qu'au bout du compte, très peu de personnes seront indemnisées. C'est d'ailleurs le cas pour d'autres maladies professionnelles – 4 000 personnes sont reconnues sur 100 000 déclarations. La voie de la reconnaissance des maladies professionnelles n'est-elle pas une impasse pour les Guadeloupéens et les Martiniquais ?

Permalien
Gérard Lasfargues, directeur général délégué du pôle sciences pour l'expertise de l'ANSES

Si l'expertise préalable scientifique sur les maladies professionnelles a été confiée à l'ANSES, c'était justement pour éviter les disparités et les inégalités de traitement entre les régimes, dans le cas où un tableau de maladie professionnelle serait validé par une commission d'un régime et pas par l'autre. Très clairement, il existe une inégalité de traitement pour les personnes souffrant de syndrome de Parkinson ou de lymphomes, liés à l'exposition aux pesticides, selon qu'elles appartiennent au régime général ou au régime agricole.

De façon plus générale, il est important que nous puissions avoir les données issues des cohortes en cours à la Martinique et en Guadeloupe afin de voir dans quelle mesure les travailleurs du secteur informel y sont inclus. Ce problème ne touche pas seulement les Antilles mais concerne tous les travailleurs précaires, détachés, qui ne sont pas déclarés et échappent à la surveillance des risques professionnels. Bien qu'ils soient les plus exposés aux risques chimiques, physiques ou biologiques selon les secteurs, les messages de prévention et de protection les atteignent difficilement. La DGT réfléchit à la façon de mieux prendre en charge ces populations. À cet égard, les acteurs locaux jouent un rôle important puisqu'ils peuvent relayer les messages de prévention, mieux que ne le font les pouvoirs publics, dans les limites de la législation officielle.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je retiens de vos interventions deux remarques importantes : la surexposition des populations ; la nécessité d'associer les acteurs locaux – l'université des Antilles et son président, les médecins libéraux – pour agir auprès d'une population très angoissée.

Vous avez rencontré à Basse-Terre les responsables du programme JAFA. Vous connaissez l'efficacité, mais aussi les limites de ce programme, qu'un reportage de Guadeloupe La Première pointait en montrant que ce qui se fait hors sol reste malgré tout en contact avec le sol. Ces jardins familiaux sont-ils vraiment adaptés pour lutter contre la pollution au chlordécone ?

Comment les contrôles des produits alimentaires sont-ils effectués, qui les finance ? Certes, les laboratoires doivent être agréés, mais pourquoi les analyses sont-elles réalisées uniquement dans l'Hexagone ? Enfin, que pensez-vous de la demande de « zéro chlordécone » ?

Permalien
Roger Genet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES)

Quand il est bien conduit, le dispositif JAFA est efficace. Mais appliquer les politiques publiques sur le terrain, mobiliser les particuliers, qui sont nombreux à cultiver un jardin, n'est pas seulement l'affaire des professionnels, cela concerne tout le monde. Alors qu'une partie de la population est très sensibilisée à la chlordécone, beaucoup vivent avec et n'envisagent pas de changer leurs pratiques. La mobilisation doit être générale.

Les solutions existent : basculement vers les terrains non contaminés, modification des pratiques quotidiennes, élevage de poules sur des planchers surélevés – une technique expérimentée avec les chercheurs car elle pose des problèmes zootechniques. Il faut une prise de conscience chez chacun pour que les politiques publiques soient relayées et mises en oeuvre.

J'ai rencontré une association dont les membres sont très motivés. Ils s'inscrivent, avec les agronomes de l'INRA qui participent à cette expérimentation, dans une démarche de recherche participative. C'est important pour entraîner la population. Nous espérons que les résultats démontreront l'efficacité des solutions proposées et qu'elles seront diffusées par les associations de terrain et grâce à une campagne de communication des collectivités ou des pouvoirs publics locaux.

Ma conviction est que l'on peut atteindre un taux de zéro chlordécone dans l'alimentation, mais qu'il est illusoire de penser que l'on pourra détoxifier l'ensemble des sols et des sédiments. Les transferts sédimentaires dans les estuaires et dans les rivières sont nombreux et contaminent crustacés et poissons. On sait que la pollution de la baie de Chesapeake, en Virginie, a pu être circonscrite parce que des sédiments non contaminés ont recouvert les sédiments contaminés. Mais aux Antilles, du fait de l'érosion entraînée par le système tropical de pluie, on observe un transfert sédimentaire dans les bassins versants. La situation est inédite, compte tenu de l'ampleur des terrains contaminés et de la nature de la contamination.

Des essais ont été menés, notamment par le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) et l'Institut de recherche pour le développement (IRD). Nous avons rencontré le Campus agro-environnemental Caraïbe (CAEC), qui a fait le point sur les travaux en cours. La phytoremédiation, la bioremédiation, l'excavation avec traitement des sols, entreprises ces quinze dernières années, ne semblent pas pouvoir être mises en oeuvre à grande échelle et laisser envisager une dépollution.

Autrement dit, nous avons affaire à une pollution environnementale durable. En tant qu'agence sanitaire, notre objectif est de faire la part des contaminations qui touchent l'homme par les poussières, l'alimentation, l'eau, le sol. L'ANSES a lancé l'année dernière, en lien avec l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (INERIS) et le réseau des associations agréées pour la surveillance de la qualité de l'air (AASQA) une campagne exploratoire nationale de mesure des résidus de pesticides dans l'air. Nous avons identifié 80 substances actives, dont le chlordécone, qui ont été mesurées sur 50 sites de prélèvement, dont un en Martinique et un en Guadeloupe. Cette campagne s'est achevée le 30 juin et les résultats sont en cours d'analyse. Si cette méthodologie de mesure se révèle efficace, elle a vocation à être incluse dans tous les systèmes de surveillance des associations, de façon à contrôler systématiquement l'exposition aux pesticides dans l'air.

Nous verrons quelle est la part de l'exposition par l'air à la chlordécone. Il est probable qu'elle soit très faible par rapport à l'exposition par voie alimentaire, eau incluse. C'est donc là qu'il faut agir, en incitant aux changements de pratiques, en responsabilisant chacun et en apportant aux non-professionnels qui vivent sur des terres contaminées des solutions – protéger la production de la terre contaminée ; changer de terrain et passer sur des terres non contaminés.

Hormis les contrôles qui permettent de s'assurer que les zones d'interdiction, notamment de pêche, sont respectées, nous avons très peu de solutions pour les espèces benthiques, notamment les crustacés. Ils se trouvent en bout de chaîne, donc accumulent la chlordécone, et vivent dans les zones estuariennes où se déversent les rus, les petites rivières. L'ensemble des côtes de Martinique et de Guadeloupe, compte tenu du régime tropical, sont concernées.

Le « zéro chlordécone » dans l'alimentation est possible. Par « zéro », j'entends une dose infime. Il n'y aura jamais zéro résidu de chlordécone, mais une diminution de la concentration qui tendra vers zéro. Les méthodes d'analyse aujourd'hui sont tellement sensibles que même en descendant très bas, on trouvera toujours une contamination résiduelle. Cela nous motive d'autant pour définir une valeur critique d'imprégnation sur laquelle bâtir une valeur sans effets biologiques pour les consommateurs. Cela permettrait une approche raisonnable du risque. Malheureusement, sans cette valeur, nous ne pouvons pas avancer.

La méthode d'analyse est compliquée, c'est la raison pour laquelle seuls quelques laboratoires sont autorisés. Dès le départ, dans les années 1990, le laboratoire départemental de la Drôme a mis en place une méthode d'expérimentation basée sur des méthodes d'extraction des batteries. Il s'agit d'une méthode de quantification par spectrométrie de masse qui nécessite des étalons internes marqués aux isotopes stables. Ces derniers étant très coûteux à produire, les analyses demeureront chères.

Le moyen d'augmenter le nombre d'analyses est donc de baisser notre exigence en matière de sensibilité. Tout dépend de l'objectif : s'il s'agit de s'assurer qu'il y a zéro résidu, alors la sensibilité devra être tellement forte que chaque analyse coûtera une fortune ; si grâce à une valeur critique d'imprégnation, nous parvenons à définir un seuil de sécurité au- dessous duquel il n'y a pas de risque sanitaire, les méthodes pourront être moins sensibles, donc moins chères et plus faciles à mettre en oeuvre.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous l'avez dit, nous avons affaire à une pollution environnementale durable. Certains vivent avec et ont du mal à changer de pratiques. M. Feidt a expliqué que lorsque l'on met les gens dos au mur, il faut pouvoir les accompagner. L'accompagnement des professionnels et des non-professionnels, dans le cas des jardins créoles, est-il suffisant ? Les pouvoirs publics mettent-ils en oeuvre tous les moyens pour les inciter à aller vers une autre culture, à changer de terrain ?

Faut-il prévoir une réparation des préjudices subis par les populations et les acteurs économiques ? Quelle forme devrait-elle prendre ? L'ANSES est-elle en mesure d'évaluer le préjudice sanitaire, le préjudice économique et le préjudice d'anxiété ?

Permalien
Roger Genet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES)

Cette évaluation ne relève pas de l'Agence et nous ne sommes pas compétents, en tant qu'experts, pour répondre à ces questions. Il appartient aux décideurs politiques de faire ce choix ; notre agence ne dispose pas des éléments scientifiques qui pourraient contribuer au débat ou faciliter leur prise de décision.

Lors du colloque scientifique d'octobre et du débat avec le grand public, nous avons discuté avec beaucoup d'acteurs locaux et de responsables des collectivités territoriales. Je suis convaincu que la mobilisation doit être collective : même si une partie importante de la population vit avec, la contamination par la chlordécone inquiète beaucoup d'Antillais. Les changements de comportement doivent toucher tout le monde, chacun doit adhérer au projet et s'impliquer.

Le programme JAFA fonctionne bien là où existe cette mobilisation collective. Nous pouvons jouer ce rôle d'animateur, participer à des collectifs en amenant les experts scientifiques au contact de la population. Une instance de dialogue sur les sujets de sécurité sanitaire qui sont dans le champ de l'agence pourrait être mise en place. Les Outre-mer sont très peu représentés dans les comités de dialogue qui siègent en dans l'Hexagone, alors qu'une agence comme la nôtre doit pouvoir dialoguer avec la société civile sur les expertises qui la concernent. Il s'agit à la fois de mieux comprendre les attentes et d'être mieux compris, et de créer ainsi un climat de confiance à l'égard des scientifiques qui, chez nous, se mobilisent.

Permalien
Cyril Feidt, professeur à l'Université de Lorraine, président du comité d'experts spécialisés en évaluation du risque chimique dans les aliments de l'ANSES

Je répondrai en tant que chercheur à votre question, monsieur le président. En 1992, il paraissait impossible de se passer de la chlordécone pour lutter contre le charançon du bananier Cosmopolites sordidus. Mais aujourd'hui, le ravageur a disparu. Ce qui s'est passé, c'est que les acteurs se sont trouvés au pied du mur et que grâce à la recherche, à l'innovation, nous avons pu trouver des solutions de piégeage biologique.

La question est celle du temps qu'il faut pour octroyer les moyens permettant à la recherche de générer de la connaissance et pour mettre en oeuvre la synergie nécessaire entre les ministères et les instances publiques. Quelles leçons l'État tire-t-il de cette crise ? Comment s'organiser pour anticiper et coordonner une réponse la plus rapide possible lors de la prochaine crise ?

Prenons l'exemple des limites analytiques demandées aux laboratoires : on sait qu'elles sont ajustées par rapport aux exigences réglementaires. Si on dit que pour la pomme de terre, il ne faut pas dépasser 0,1 microgramme par kilo, le laboratoire s'adaptera et prendra une limite, deux, trois ou peut-être dix fois inférieure à cette valeur. Mais pour obtenir une exposition réelle de la population, il faut de vraies valeurs. Or aucun laboratoire n'a été capable de répondre à cette question, d'autant que les analyses portaient aussi bien sur le sol, les sédiments, les poissons, les végétaux et les denrées animales.

Il a été très difficile de coordonner les acteurs pour répondre de manière rapide et efficace à la contamination des milieux environnementaux, car les végétaux sont de la compétence de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), les denrées animales de la direction générale de l'alimentation (DGAL), l'eau et le sol d'autres directions encore. Tout le monde s'est battu pour que les choses avancent, il faut le dire. Mais de cette crise qui est le parangon de la crise de contamination environnementale généralisée, il faut tirer les leçons en matière de coordination.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Enfin ! Merci ! Ce besoin que vous venez d'exprimer, nous le ressentons à tout moment. C'est un élément essentiel du dossier qui fait que les institutions sont discréditées. Alors qu'elles travaillent beaucoup, avec sincérité et détermination – nous le constatons en vous écoutant –, on sent une dispersion incroyable et des moyens qui ne sont pas au bon niveau. Il faut structurer ces actions et chercher une solution collective pour répondre à une situation aigüe.

Je le dis comme je le pense, j'apprécie beaucoup votre intervention. Des constats comme celui-là, nous devrions les exprimer calmement, sans chercher à stigmatiser qui que soit. Si l'on examine séparément chacun des phases de ce drame qui dure depuis près de cinquante ans, on peut se poser beaucoup de questions.

Je vous remercie pour cette audition très riche. Je vous serais reconnaissant de nous transmettre les documents que vous jugerez utiles, et votre analyse, monsieur Feidt. La commission d'enquête, c'est là la force de la démocratie, a le pouvoir de vous libérer du poids des institutions qui pourrait peser sur votre pensée. Vous pouvez donc faire preuve d'une totale indépendance d'esprit.

La réunion s'achève à treize heures vingt.

————

Membres présents ou excusés

Réunion du lundi 8 juillet 2019 à 9 h 30

Présents. – Mme Justine Benin, M. Serge Letchimy, Mme Cécile Rilhac, Mme Hélène Vainqueur-Christophe

Excusé. – Mme Véronique Louwagie