La réunion

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Jeudi 4 juillet 2019

La séance est ouverte à quinze heures quarante.

Présidence de M. Serge Letchimy, président de la commission d'enquête

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La commission d'enquête sur l'impact économique, sanitaire et environnemental de l'utilisation du chlordécone et du paraquat, procède à l'audition de M. Patrick Vincent, directeur général délégué de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER

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Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux avec l'audition de Monsieur Patrick Vincent, directeur général délégué de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER).

Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse.

Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes entendues déposent sous serment. Je vous demande donc de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

M. Patrick Vincent prête serment.

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Je vous remercie et vous donne la parole pour un exposé liminaire d'une dizaine de minutes.

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Patrick Vincent, directeur général délégué de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER)

En préambule, je préciserai que les travaux de l'IFREMER sont orientés vers l'acquisition de connaissances grâce à la recherche, vers l'utilisation de ces connaissances pour venir en appui à la puissance publique et vers une politique d'innovation, qu'elle renvoie aux instruments de mesure ou à la modélisation, pour aider à la prévision.

Pour que les choses soient parfaitement claires, je dois vous indiquer que l'IFREMER a travaillé uniquement sur le chordécone et non sur le paraquat.

L'utilisation du chlordécone renvoie à trois grandes questions scientifiques pour notre institut : l'évaluation de la contamination des masses d'eau littorales ; l'évaluation de la contamination de la faune halieutique ; enfin, point d'intérêt majeur, la compréhension des mécanismes de la diffusion de la contamination aux poissons, qui constituent une partie de l'alimentation de la population.

On entend beaucoup parler de la contamination des sols par cette molécule mais il faut bien comprendre qu'elle a pour corollaire la contamination des zones marines, du fait des déversements qui se produisent lors des tempêtes, des inondations ou d'autres variations climatiques saisonnières. L'un des enjeux pour nous est de savoir si les poissons qui baignent dans ces eaux contaminées sont eux-mêmes contaminés et de comprendre comment ils accumulent la contamination.

Nous pouvons distinguer trois périodes dans les études que l'IFREMER a consacré au chlordécone.

Entre 2002 et 2013, l'institut a participé aux recherches liées au plan « Chlordécone I », essentiellement pour poser des diagnostics sur les niveaux de contamination des espèces halieutiques et pour établir une cartographie de la contamination des eaux marines. L'enjeu était d'aider la puissance publique à délimiter, à partir des résultats obtenus, des zones d'interdiction totale ou partielle de la pêche.

Entre 2013 et 2017, l'IFREMER a poursuivi ses recherches dans le cadre du plan « Chlordécone II » par des travaux sur la cartographie de la contamination des espèces halieutiques et sur les mécanismes de la contamination dans le réseau trophique.

Pour la période 2018-2019, nous avons lancé un nouveau programme scientifique. À partir des résultats précédents, nous avons cherché à déterminer dans quelle mesure la répartition de la contamination par le chlordécone répondait à la variabilité climatique saisonnière. Nous avons constaté que les effets météorologiques étaient extrêmement variés et cela nous a amenés à la question de savoir s'il fallait ou non modifier les réseaux de surveillance pour mieux appréhender l'étendue de la contamination.

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Je rebondis sur votre dernière interrogation, Monsieur le directeur général. Faut-il faire en sorte d'avoir un réseau de surveillance plus adapté ?

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Patrick Vincent, directeur général délégué de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER)

De nos constats, nous avons tiré trois propositions que nous devrons formaliser avec la puissance publique. Je les présenterai sous formes de questions : Doit-on ajouter une station au réseau de surveillance environnementale actuel ? Faut-il étoffer le réseau des stations de Martinique et de Guadeloupe, aujourd'hui au nombre de quatre, qui travaillent à partir du biotope et qui utilisent les huîtres des palétuviers pour estimer le degré de contamination dans la matière vivante ? Peut-on définir des espèces halieutiques sentinelles ?

Bien sûr, pour faire évoluer ces réseaux, il faut faire la part entre ce qui est raisonnable et ce qui ne l'est pas. Comme nous l'avons indiqué en juin 2018 à la direction de la mer, adapter nos réseaux de manière complète nécessiterait de les élargir considérablement, compte tenu de l'extrême variabilité météorologique. Cela entraînerait des coûts d'installation et d'entretien extraordinairement élevés. Toute la question est donc de savoir si une extension dans la limite du raisonnable nous permettrait d'obtenir des informations supplémentaires significatives.

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L'IFREMER a participé aux plans dédiés au chlordécone. Quel bilan en tirez-vous ?

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Patrick Vincent, directeur général délégué de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER)

Ces plans nous ont permis d'améliorer de façon significative nos connaissances sur la contamination du milieu naturel et des ressources. Au-delà de l'avancée des recherches, ils nous ont fourni l'occasion de contribuer à la mise en oeuvre de réglementations et d'émettre quelques propositions et recommandations pour renforcer la surveillance de la contamination.

Dans le cadre du deuxième plan, nous avons mené un projet scientifique selon deux axes. D'une part, nous avons réalisé une cartographie de la contamination des espèces halieutiques autour de la Martinique et de la Guadeloupe. D'autre part, – et c'est une nouveauté par rapport au premier plan –, nous avons cherché à comprendre comment cette contamination cheminait à travers les réseaux trophiques des écosystèmes côtiers. À la Martinique, nous avons ainsi identifié deux zones beaucoup plus contaminées que les autres : la partie située dans la zone atlantique et la baie de Fort-de-France. À la Guadeloupe, il s'agit du littoral de Basse-Terre et de la bordure de Grand Cul-de-Sac Marin. Par ailleurs, nous avons mis en évidence des concentrations parfois significatives sur certaines espèces auparavant considérées comme faiblement contaminées, ce qui prouve l'intérêt de pérenniser les réseaux de surveillance afin de saisir la variabilité dans l'espace et dans le temps. Ces recherches ont donné lieu à un document de synthèse que je vous transmettrai.

Parmi les résultats importants que nous avons obtenus, citons la répartition des espèces en fonction du risque de contamination. Nous avons pu délimiter trois groupes : les espèces peu contaminées comme certains poissons herbivores ou piscivores pélagiques – thon, marlin, daurade coryphène ; les espèces susceptibles d'être contaminées dans les zones à risques comme des poissons carnivores de rang 1 et 2 – le mérou, par exemple – ou des poissons piscivores côtiers – poisson-lion et tarpon ; les espèces susceptibles de présenter une contamination en dehors des zones à risques, espèces essentiellement carnivores comme le brochet de mer, le vivaneau côtier, la gorette ou la langouste blanche.

Le deuxième résultat que j'évoquerai a été établi avec l'université des Antilles. Nous avons essayé de mettre au jour les mécanismes de contamination vers les poissons dans l'écosystème côtier et avons montré que la principale voie d'entrée de la molécule du chordécone dans les réseaux trophiques était le bain dans une eau contaminée. Cela ne veut pas dire qu'il n'y pas de bio-accumulation dans l'organisme des poissons mais seulement que l'importance de ce phénomène est moindre.

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Vous effectuez des campagnes de prélèvement en milieu marin, afin d'analyser l'extension de la pollution. Combien en avez-vous déjà mené ? Quels sont les moyens humains et financiers dont vous disposez ? Sont-ils à la hauteur de vos besoins ? Avez-vous déjà rencontré des obstacles administratifs à la poursuite de vos missions ? Pour rebondir sur ce que vous disiez concernant les différentes espèces, on parle de certains poissons pélagiques, notamment des thons, qui seraient contaminés. Vous dites que les poissons pélagiques sont moins sensibles que d'autres, mais on en trouve quand même qui sont contaminés, ce qui est susceptible de remettre en question la pertinence de l'interdiction des zones de pêche. Cette interdiction met à mal la pêche traditionnelle, qui emploie des nasses : celle-ci n'est pour ainsi dire plus possible dans tout le Sud Basse-Terre. Or, même en allant plus loin, on risque encore de pêcher des poissons contaminés.

Certaines espèces sont-elles plus sujettes que d'autres à la bio-accumulation, ou, au contraire, à la décontamination ? En effet, on sait également que, lorsque les poissons sont placés dans des zones non contaminées, on peut observer une évolution.

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Patrick Vincent, directeur général délégué de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER)

Je pense que l'on peut dire que, globalement, nous avons pu mener les campagnes de prélèvement sans difficulté particulière. Cela ne veut pas dire qu'un surcroît de financement n'aurait rien apporté mais, je le répète, ces campagnes ont pu être réalisées et ont fourni les éléments dont nous disposons.

En ce qui concerne les coûts associés, je vous donnerai deux chiffres qui permettent de s'en faire une idée. Outre les campagnes elles-mêmes, qui ont un coût – je pense en particulier aux navires –, il y a les analyses des prélèvements. Celles-ci sont réalisées au moyen de technologies innovantes – notamment des échantillonneurs passifs –, essentiellement par des laboratoires universitaires. Leur coût individuel est relativement élevé : environ 200 euros. Les analyses du biote, dont je vous parlais tout à l'heure, réalisées notamment sur les huîtres de palétuviers, sont faites par des laboratoires privés ; chacune d'entre elles coûte 80 euros. Lorsqu'on est amené à multiplier les points de prélèvement et les analyses parce qu'on veut un échantillonnage temporel serré, les coûts deviennent donc importants.

Vous m'avez également interrogé sur les techniques de dépollution de l'eau. On parle parfois de techniques utilisant le charbon actif. Malheureusement, ce domaine n'entre pas dans les compétences de l'IFREMER : je ne saurais donc vous en dire plus. Des essais de décontamination de la faune marine ont effectivement eu lieu, pour l'essentiel à l'université de Guadeloupe. Pour l'instant – mais je suis très prudent à cet égard –, on n'a obtenu un résultat extrêmement concluant qu'avec une seule espèce : l'ombrine. Une espèce qui présentait une contamination élevée a donc été en partie décontaminée. Cela veut dire que les études portant sur la décontamination peuvent se poursuivre, que c'est effectivement une voie envisageable pour les espèces marines, en particulier les langoustes.

En ce qui concerne les conséquences économiques de l'interdiction du chlordécone dans la filière pêche, il existe certes un impact ponctuel sur l'activité de certains pêcheurs, mais notre système d'information halieutique ne montre pas, globalement, une diminution significative des débarquements. Il est toujours difficile d'avoir une vision d'ensemble – qui est souvent celle à partir de laquelle on formule des recommandations pour la mise en oeuvre des règlements – tout en prenant en compte les cas individuels. Un autre aspect de la question économique concerne l'autonomie alimentaire des Antilles. Nous considérons que la pêche locale représente à peu près 10 % de la consommation de poisson en Martinique. De ce fait, l'impact de l'interdiction est peu élevé – en tout cas, c'est ainsi que nous le qualifions.

On peut se demander si la réglementation actuelle permet de garantir à 100 % l'absence de produits non conformes dans les zones où la pêche est autorisée. D'après les recherches que nous avons faites, la réponse est clairement non. Cela veut dire qu'il faut s'interroger sur les mesures à prendre pour limiter le nombre de produits non conformes. Nous avons essayé de travailler sur ce problème en évaluant les effets potentiels d'une évolution de la réglementation dans deux directions : l'extension des zones non autorisées et celle de la liste des espèces qu'il vaut mieux éviter de pêcher.

L'extension de la liste des espèces aurait des effets tout à fait mineurs. Ce n'est donc probablement pas le paramètre qu'il convient de favoriser. Quant à l'extension des zones, nos connaissances actuelles nous conduisent à penser que, si l'on veut réellement garantir à 100 % l'absence de contamination, il faudrait que le périmètre soit augmenté de manière extrêmement importante, ce qui supposerait une réglementation draconienne. Une telle mesure aurait des répercussions très fortes sur la pêche, bien plus importantes que celles que j'évoquais tout à l'heure. L'enjeu est donc de trouver un équilibre et de s'interroger sur l'acceptabilité de telles mesures. Cela ne relève pas uniquement de l'IFREMER : c'est à la puissance publique d'en décider, en fonction d'une préoccupation dont je n'ai pas parlé parce qu'elle n'est pas de la compétence de l'institut, à savoir les effets du chlordécone sur la santé humaine. Il importe de savoir jusqu'où on peut aller, s'agissant de l'évolution de la réglementation, pour faire en sorte que le taux de produits non conformes soit aussi réduit que possible.

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Je sais que cet aspect ne dépend pas seulement de vous, mais pourriez-vous nous dire comment les pratiques de pêche se sont adaptées ?

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Patrick Vincent, directeur général délégué de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER)

Pour l'essentiel, elles se sont adaptées – si tant est que l'on puisse parler d'adaptation dans ce cas – par un transfert dans des zones qui n'étaient pas contaminées.

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Ma collègue Madame Hélène Vainqueur-Christophe a souligné le fait qu'en agissant ainsi, d'une certaine façon, on créait des bassins de poissons chlordéconés.

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Patrick Vincent, directeur général délégué de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER)

Comme je le disais tout à l'heure, il y a deux sources de risque : le milieu marin et la ressource halieutique. Le milieu marin est plus ou moins contaminé – nous classons les masses d'eau en fonction du taux de contamination –, et les poissons aussi. Lorsque des poissons baignent dans une eau contaminée, le milieu constitue un vecteur de contamination. Par ailleurs, dans la mesure où le poisson est une ressource dynamique, on peut trouver des poissons contaminés dans des masses d'eau qui ne le sont pas. Ce sont tous ces phénomènes que la recherche s'efforce de décrire de façon aussi précise que possible.

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Après avoir entendu tout ce que vous nous avez dit, une question me vient spontanément : comment va-t-on s'en sortir, finalement ? On oriente les pêcheurs vers des zones non chlordéconées, les zones chlordéconées créent des bassins chlordéconés : comment s'en sortir ?

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Vous aurez remarqué que le mot « chlordécone » est devenu un verbe : « je chlordécone », « je déchlordécone »… C'est vraiment entré dans les usages et, en soi, cela m'inquiète beaucoup.

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Patrick Vincent, directeur général délégué de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER)

Cela traduit la présence forte du produit.

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Effectivement : nous vivons tout le temps, chaque jour, avec le chlordécone.

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Patrick Vincent, directeur général délégué de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER)

Vous me demandiez, Madame la rapporteure, comment on allait s'en sortir. Je pense que l'IFREMER ne peut pas être le seul à apporter la réponse. Ce que nous pouvons faire, c'est fournir les éléments dont je vous ai parlé, afin de parvenir à un équilibre. S'en sortir, cela veut peut-être dire adapter la réglementation, en introduisant des considérations relatives à l'acceptabilité, non seulement en termes d'effets sur la santé humaine, mais aussi en termes économiques. Tous les aspects de la question doivent être englobés : le milieu marin et la ressource halieutique, la dimension humaine et l'impact économique. Le premier pas qui a été fait, en l'occurrence l'interdiction du chlordécone, a été suivi par un certain nombre d'effets. Nous discutons d'ailleurs d'effets qui se font sentir plusieurs dizaines d'années après l'introduction de la molécule. C'est là un élément important : lorsqu'on envisage d'introduire de nouvelles molécules, ayant sûrement des propriétés intéressantes à différents égards, il faut désormais essayer de remédier aux autres risques dont elles sont porteuses.

J'ai conscience de ne pas répondre directement à votre question mais, de la même manière, l'IFREMER n'est clairement pas en mesure de le faire.

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Nous vous remercions pour vos explications, Monsieur Vincent. Comment pouvez-vous, concrètement, soigner les poissons ? Le chlordécone s'est répandu dans l'eau, ce qui veut dire que tous les poissons ont été touchés de la même manière. Comment se fait-il donc que vous réussissiez à soigner une certaine catégorie de poissons mais pas d'autres ?

Le chlordécone a été disséminé dans la mer. Les concentrations sont donc probablement très faibles. Les courants auraient dû déporter le produit un peu partout. Comment se fait-il qu'il se soit concentré – si je comprends bien – dans certaines zones en particulier ? S'agit-il de zones où il y a moins de courants ? Est-il possible de définir une stratégie localisée pour « nettoyer l'eau », si vous me permettez l'expression, à cet endroit-là ?

Enfin, vous avez dit que les poissons issus de la production locale ne représentaient que 10 % de la consommation. D'où viennent donc les 90 % restants ? Je suppose qu'il ne s'agit pas de poissons d'eau douce, car le problème serait identique. Je ne vois pas dans quel autre endroit on peut aller les pêcher : la Martinique et la Guadeloupe étant dans la même situation, il en va de même pour les poissons.

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Patrick Vincent, directeur général délégué de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER)

J'ai effectivement parlé d'expériences de décontamination des poissons. Ces recherches sont menées par l'université de Guadeloupe. Elles ont été réalisées dans des bassins fermés, et non dans la mer. Il s'agit d'un espace contrôlé, destiné à étudier comment la décontamination peut être opérée ; on est encore loin d'envisager de décontaminer les poissons dans l'eau de mer.

La variabilité spatiale de la contamination s'explique par plusieurs facteurs. Il y a effectivement, bien entendu, la dynamique océanique, que vous avez évoquée, avec l'intensité variable des courants. Cette dynamique est aussi régie par les phénomènes météorologiques, dont certains se produisent sur des échelles de temps très courtes : une tempête, par exemple, peut transporter des contaminants du continent vers l'océan. À cet égard, il faut évoquer également l'influence de l'activité des bassins versants – je pense en particulier aux conséquences des pratiques agricoles : je ne ferai que mentionner cet élément, car l'IFREMER n'a pas de compétence particulière dans ce domaine. Ces pratiques elles-mêmes ne sont pas identiques dans l'ensemble de l'île, ce qui participe à la variabilité de la contamination.

Pour répondre à votre question, non, on ne « nettoiera » pas l'eau de mer.

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Je pensais à des tentatives de filtrage, sur le modèle de ce qui se pratique pour les plaques de mazout, lesquelles, il est vrai, sont plus faciles à circonscrire. Je veux bien croire que, pour un phénomène à l'échelle moléculaire, cela ne soit pas faisable.

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Patrick Vincent, directeur général délégué de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER)

Effectivement, ce n'est pas du tout la même chose. On trouve la molécule de chlordécone sous deux formes différentes, dont l'une est particulaire. Les densités observées sont relativement faibles – et c'est heureux –, à tel point d'ailleurs qu'il a été très difficile de les détecter et de les mesurer. Il y a quelques années, les chercheurs ne disposaient pas des outils permettant de mesurer les taux de contamination. Un élément important traduit bien cette évolution : jusqu'en 2008, la limite maximale de résidus autorisée était de 200 microgrammes par kilogramme. À partir de cette date, l'État a décidé de l'abaisser à 20 microgrammes, soit un facteur dix. Il a donc fallu développer les instruments permettant de détecter des taux aussi faibles. Cela veut dire aussi que les premières mesures montraient que les concentrations les plus importantes dans les eaux marines ne se situaient pas à un niveau très élevé : il fallait chercher des concentrations plus faibles, même si leurs effets pouvaient être tout aussi importants.

Pour ce qui est du dernier point, portant sur la pêche locale et la consommation de poisson, je me suis peut-être mal exprimé dans mon propos liminaire. Les 10 % que j'ai évoqués correspondent à la part de la pêche locale dans la consommation de poisson en Martinique, ce qui signifie que 90 % du poisson consommé en Martinique n'est pas issu de la pêche locale.

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On peut penser que le poisson importé ne vient pas de très loin – sans doute des îles voisines…

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Il vient des pays voisins, notamment du Venezuela, et représente effectivement, selon les périodes de l'année, 85 % à 90 % du poisson consommé en Martinique.

Cela montre d'abord que l'État ne prend pas suffisamment de mesures pour encourager la pêche et, plus largement, la production locale : politiquement, le modèle retenu pour subvenir à la consommation des Martiniquais est celui d'une importation massive. On peut également voir dans ce constat les conséquences d'une politique européenne de la pêche Outre-mer – je pense notamment à la question du renouvellement de la flotte et du besoin de modernisation de la pêche locale.

À cela s'ajoute l'effet chlordécone, qui a diminué assez sensiblement la part de la pêche locale dans la consommation de poisson en Martinique. Dans le contexte de la mondialisation, la question des quotas de pêche dans les zones transfrontalières, qui se pose également pour Mayotte et la Réunion, est à l'origine d'une problématique d'accès à la ressource.

Si le monde des hommes a des frontières – ce qui n'est sans doute pas la meilleure des choses pour le brassage des peuples –, celui des poissons n'en connaît pas. Selon vous, y aurait-il des actions à mener en matière de coopération ?

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Patrick Vincent, directeur général délégué de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER)

L'IFREMER travaille surtout en coopération au niveau national, c'est-à-dire avec d'autres instituts français, notamment l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (INERIS) et l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES).

Nous nous sommes demandé si nous pouvions bénéficier d'un retour d'expérience de l'utilisation de la molécule de chlordécone dans d'autres îles de la Caraïbe, mais ce n'est pas le cas, et il n'y a donc pas de coopération à attendre de ce côté-là. Bien entendu, nous ne nous interdisons pas de coopérer avec des instituts « frères » à l'étranger qui pourraient travailler sur le même sujet que nous.

Cela dit, les éléments d'information que je vous présente aujourd'hui sont essentiellement issus des travaux de notre institut, réalisés en collaboration avec l'Université des Antilles et de la Guyane et d'autres instituts français tels que l'INERIS ou l'ANSES.

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Vous nous avez dressé un état des lieux très précis de la situation, qui me paraît extrêmement grave. En effet, vous considérez qu'il n'existe pas à l'heure actuelle de solution viable, même si des procédés de décontamination sont actuellement à l'étude. Vous avez évoqué la difficulté qu'il y a à décontaminer la mer, mais il est bien évident que c'est en réduisant la pollution des sols que nous réduirons celle de la mer. Selon vous, la situation actuelle peut-elle perdurer, et l'État met-il suffisamment de moyens financiers, humains et techniques à disposition de la recherche ?

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Patrick Vincent, directeur général délégué de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER)

La Martinique subit aujourd'hui - et va malheureusement continuer à subir pendant encore un moment - les effets de pratiques d'il y a plusieurs dizaines d'années. Il est donc nécessaire de poursuivre la surveillance du milieu marin et des ressources halieutiques.

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Suffit-il de poursuivre cette surveillance, ou faudrait-il l'amplifier pour la porter à une autre échelle ?

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Patrick Vincent, directeur général délégué de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER)

Le passage à une surveillance accrue, grâce au renforcement des réseaux de surveillance, serait de nature à permettre que 100 % du poisson pêché soit conforme à la réglementation. Cela dit, une telle évolution serait extrêmement coûteuse en termes d'équipements et de ressources humaines ; elle aurait aussi un impact économique extrêmement important si elle devait passer par la décision d'étendre les zones d'interdiction afin d'éliminer tout risque de pêcher des poissons contaminés.

La question d'une surveillance accrue se pose donc en termes d'acceptabilité. Pour ma part, j'estime qu'il convient de poursuivre et probablement d'amplifier cette surveillance.

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Pouvez-vous nous décrire plus précisément ce que vous appelez « réseaux de surveillance » ?

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Patrick Vincent, directeur général délégué de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER)

Ce sont des réseaux qui permettent d'attribuer à chaque masse d'eau définie par la directive-cadre européenne sur l'eau un certain niveau de qualité dépendant de plusieurs paramètres, parmi lesquels pourrait figurer la contamination par le chlordécone. D'un point de vue pratique, il existe deux types de réseaux : le premier est constitué de stations de mesures où sont effectués des prélèvements et des analyses d'eau – une vingtaine pour une île comme la Guadeloupe ou la Martinique –, le second de stations ayant pour objet de mesurer la contamination chimique de la matière vivante – on en compte quatre pour la Martinique. Ces deux types de réseaux pourraient être renforcés et pérennisés.

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Dans votre rapport de 2015, vous préconisiez la mise en place d'échantillonneurs permettant de mesurer la quantité de chlordécone dissous dans l'eau. Est-ce bien de cela dont vous parlez ?

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Patrick Vincent, directeur général délégué de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER)

Pour mesurer la quantité de chlordécone dans l'eau, nous préconisons effectivement la mise en place d'échantillonneurs dits « passifs », une technologie que nous avons testée et fait évoluer entre 2012 et 2017. L'une des particularités de la molécule de chlordécone, c'est qu'elle est hydrophobe, ce qui rend difficile sa mesure dans l'eau. Les échantillonneurs passifs permettent de contourner cette difficulté, et c'est en augmentant leur nombre que nous pourrions renforcer les réseaux de surveillance.

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Je ne savais pas que les molécules de chlordécone étaient hydrophobes, ce qui les rend difficiles à détecter dans l'eau. Cela justifierait-il d'investir davantage de moyens financiers et humains pour obtenir de bons résultats ?

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Patrick Vincent, directeur général délégué de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER)

Pour mesurer les taux de contamination dans l'eau, nous devons effectivement être en mesure de détecter et de quantifier des taux extrêmement faibles : ce sont les échantillonneurs passifs qui nous permettent de le faire.

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Êtes-vous en mesure de nous préciser quelles sont les espèces les plus touchées par la contamination au chlordécone ? Vous avez parlé du brochet de mer, du vivaneau côtier, de la gorette et de la langouste blanche, mais qu'en est-il, par exemple, du thon ou du thazard ?

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Patrick Vincent, directeur général délégué de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER)

Le document que j'ai préparé pour vous comporte une liste plus importante que celle que j'ai évoquée tout à l'heure avec une répartition des espèces en trois catégories : peu contaminées, susceptibles d'être contaminées dans les zones à risque, susceptibles d'être contaminées en dehors des zones à risque.

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Comme cela avait déjà été le cas lors de l'audition du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), il ressort de vos propos que la recherche a besoin de moyens conséquents. Selon vous, sur quoi devrait porter une démultiplication des moyens affectés à la recherche, notamment en matière de décontamination ? Faut-il forcément procéder à des appels à projets, ou existe-t-il d'autres pistes ?

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Patrick Vincent, directeur général délégué de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER)

L'appel à projet est aujourd'hui le moyen le plus fréquemment mis en oeuvre.

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Y en a-t-il eu dans le domaine de la décontamination maritime ?

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Patrick Vincent, directeur général délégué de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER)

Je ne saurais vous le dire, mais je peux recenser les appels à projets ayant été lancés pour vous le préciser.

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Patrick Vincent, directeur général délégué de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER)

Absolument.

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Les projets mis en oeuvre aujourd'hui le sont-ils uniquement dans le cadre d'initiatives individuelles ?

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Patrick Vincent, directeur général délégué de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER)

Les plans chlordécone comportent toujours un volet recherche, et nous y avons fréquemment recouru pour améliorer le niveau de connaissances.

Au-delà des plans, dans le cadre du dialogue entre l'IFREMER et l'État et ses autorités de tutelles, on peut toujours se mettre d'accord sur le fait que l'importance de tel ou tel sujet justifie que notre institut s'en empare et dispose des moyens nécessaires à son étude.

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Si je comprends bien, les seules recherches en cours sont, d'une part, celles effectuées à l'initiative de l'Université des Antilles et de la Guyane qui, pour assurer leur financement, dépose des dossiers auprès de l'État et de différentes collectivités pour obtenir des subventions, cherche des sponsors et sollicite les ministères, d'autre part, celles faites à votre initiative.

C'est pourtant l'État qui, assumant ses responsabilités et reconnaissant l'enjeu majeur que représente la question du chlordécone, devrait prendre l'initiative de lancer des appels à projets sur le plan mondial, en prévoyant les moyens correspondants ! En vous écoutant, on comprend que les institutions locales doivent s'échiner à trouver elles-mêmes des moyens financiers pour tenter de trouver des solutions à la situation dramatique à laquelle nous faisons face. Sur le plan terrestre comme sur le plan marin, il est inacceptable qu'aucune initiative d'ampleur – exception faite des études Karuprostate et Madiprostate – ne soit prise et financée par l'État.

Les sommes investies dans les plans chlordécone sont dérisoires – le montant de 30 millions d'euros peut paraître élevé, mais ce n'est pas le cas si on le rapporte à une population de 750 000 personnes – et aucun plan national n'est mis en oeuvre pour rechercher des solutions de grande ampleur. Les Américains, eux, ont mis en évidence les risques liés à l'utilisation du chlordécone et réglé le problème en moins de deux ans – c'était il y a quarante ans !

Je suis à la fois scandalisé et peiné de constater que les moyens consacrés à la recherche ne sont absolument pas à la hauteur de la catastrophe qui est en train de se produire, et que nous avons été bernés durant des années !

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Avez-vous pris part au colloque qui s'est tenu à la Martinique en octobre 2018 ?

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Patrick Vincent, directeur général délégué de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER)

Je n'étais pas présent, mais mes collègues de la Martinique l'étaient certainement.

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Vous ont-ils fait un retour de ce qui s'était dit lors de ce colloque ?

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Patrick Vincent, directeur général délégué de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER)

Oui, mais en préparant cette audition, je n'ai pas forcément recueilli les informations relatives à tous les événements auxquels mes collègues ont pu assister. Je ne suis donc pas en mesure de vous fournir aujourd'hui d'éléments précis à ce sujet.

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Je ne vous pose pas cette question pour vous piéger, mais simplement pour savoir si, comme les responsables scientifiques de l'INRA que nous avons entendus ce matin, vous considérez qu'il faut faire en sorte d'améliorer l'efficacité des plans chlordécone et, pour cela, les doter de moyens financiers et humains plus importants.

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Patrick Vincent, directeur général délégué de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER)

La réponse est positive, et j'espère que tout ce que j'ai dit jusqu'à présent montre bien que, si nous avons acquis des connaissances, nous avons encore de nombreuses lacunes. Ainsi, nous avons commencé à travailler sur les mécanismes de contamination à travers la chaîne trophique, mais nous avons encore un déficit important de connaissances en la matière, et des travaux complémentaires de grande ampleur sont nécessaires. Mes collègues du BRGM et de l'INERIS vous diront très certainement la même chose.

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Avez-vous identifié et chiffré les besoins réels dans ce domaine – ceux qui permettraient de disposer de pistes sérieuses à court ou moyen terme –, et le cas échéant pourriez-vous nous les communiquer, publiquement ou de manière confidentielle ?

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Patrick Vincent, directeur général délégué de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER)

Monsieur le président, je vais faire appel à l'expertise de mes collègues spécialisés afin d'établir une fiche précisant quelles sont les pistes de recherche à explorer pour le milieu marin, quelles sont les échelles de temps à prévoir et de quelles ressources humaines supplémentaires il faudrait disposer pour effectuer ces recherches, et je vous communiquerai ce document.

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Vous préciserez bien qu'il a été établi à la demande du président de la commission d'enquête, afin que personne ne puisse chercher à vous mettre en cause.

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Vous dites que les recherches dans le domaine qui nous intéresse n'en sont qu'à leurs balbutiements, et que les connaissances dont nous disposons comportent de nombreuses lacunes. Je suppose que vous faites partie du comité de pilotage des différents plans chlordécone : j'aimerais savoir ce que vous pensez de ces plans, et si vous avez éventuellement des préconisations à faire dans ce domaine, qui pourraient être prises en compte dans le cadre de l'avenant au plan chlordécone III.

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Patrick Vincent, directeur général délégué de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER)

Je ne fais pas partie personnellement du comité de pilotage de l'avenant au plan chlordécone…

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Comment se fait-il que l'IFREMER ne soit pas représenté au sein de ce comité de pilotage ?

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Patrick Vincent, directeur général délégué de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER)

Ce n'est pas un problème pour nous, car nous disposons de différents moyens et canaux pour faire circuler l'information dans ce cadre.

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Monsieur, nous vous remercions pour votre clarté et votre sincérité.

La réunion s'achève à seize heures quarante-cinq.

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Membres présents ou excusés

Réunion du jeudi 4 juillet 2019 à 15 h 40

Présents. – Mme Justine Benin, Mme Claire Guion-Firmin, M. Serge Letchimy, M. Didier Martin, Mme Élisabeth Toutut-Picard, Mme Hélène Vainqueur-Christophe