Commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire

Réunion du mercredi 8 juillet 2020 à 16h30

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

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La réunion

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La séance est ouverte à 16 heures 30.

Présidence de M. Ugo Bernalicis, président

La Commission d'enquête entend M. Jérôme Kerviel, accompagné de son avocat, Me Julien Dami Le Coz.

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Mes chers collègues, avant que nous ne commencions l'audition qui fait l'objet de la présente réunion, je donne la parole à Olivier Marleix, qui souhaite évoquer l'ordre du jour de notre commission d'enquête.

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Nous auditionnons demain Mme Christiane Taubira et Mme Nicole Belloubet, dont les témoignages en tant qu'anciennes ministres de la justice présentent un grand intérêt pour notre commission d'enquête. Cependant, nous avons depuis deux jours un nouveau garde des Sceaux, qui a visiblement des idées assez précises sur le fonctionnement de la justice ; il a d'ailleurs fait à ce sujet des annonces lors de la passation de pouvoir, qu'il a réitérées ce matin – notamment sur les enquêtes préliminaires et sur le respect du secret de l'enquête. Son agenda n'étant sans doute pas encore trop chargé, je pense que nous pourrions procéder demain à son audition, peut-être à la suite de celle de Mme Belloubet.

Du reste, et sans vouloir m'immiscer dans ce qui relève de vos attributions, monsieur le rapporteur, j'imagine que vous ne rédigerez pas votre rapport sans avoir rencontré au moins une fois l'actuel garde des Sceaux. Pour la transparence de nos travaux, il serait préférable que cela se fasse dans le cadre d'une réunion de notre commission.

Au nom du groupe Les Républicains, je demande donc que nous entendions prochainement le nouveau garde des Sceaux.

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M. le rapporteur et moi-même avons déjà échangé sur ce point. Je souhaitais m'assurer qu'en dépit du remaniement, nous procéderions bien à l'audition de Mme Belloubet, ce qui sera effectivement le cas. En revanche, pour ce qui est d'auditionner ou non M. Dupond-Moretti, nous n'avons pas trouvé d'accord. Je laisse le soin à M. le rapporteur de vous exposer son point de vue à ce sujet.

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Je comprends parfaitement la demande d'entendre M. Dupond-Moretti et, puisque nous sommes en désaccord sur ce point, je propose que nous nous en remettions aux principes de notre commission, qui veulent que cette question soit tranchée soit par son bureau, comme cela a déjà été le cas pour d'autres demandes – je préférerais cette solution, qui me paraît la plus simple à mettre en œuvre –, soit par la commission elle-même.

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En tout état de cause, il serait souhaitable que notre commission puisse avoir un échange avec le ministre, éventuellement à l'occasion de la présentation des conclusions de notre rapport. S'il en est d'accord, cela pourrait donner lieu à une réunion publique.

J'en viens à l'ordre du jour proprement dit. Nous recevons cet après-midi M. Jérôme Kerviel, ancien trader de la Société générale, accompagné de son avocat Me Julien Dami Le Coz. Vous m'aviez alerté sur votre parcours judiciaire, monsieur Kerviel, et j'ai proposé à la commission, qui l'a accepté, de vous entendre aujourd'hui. Je précise cependant qu'il ne s'agit évidemment pas de refaire votre procès, mais d'évoquer certains éléments de la procédure, qui peuvent susciter des questions quant à l'indépendance de l'autorité judiciaire.

Avant de vous laisser la parole, je vous indique que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Jérôme Kerviel et Me Julien Dami Le Coz prêtent successivement serment)

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Jérôme Kerviel

Je vous remercie de m'accueillir aujourd'hui et je m'empresse de vous rassurer : je n'ai aucunement l'intention de vous exposer tout le dossier qui, par éponymie, porte malheureusement le nom de ma famille. Je suis ici pour vous relater, de la manière la plus concrète et la plus sincère qui soit, ce que j'ai vécu au cours des douze dernières années au contact de la matière judiciaire.

Durant tout ce temps, j'ai beaucoup perdu, mais j'ai également beaucoup appris, et cette expérience m'a laissé un fort sentiment d'injustice. Au cours des différentes procédures ayant émaillé ces douze années, j'ai pu constater de nombreux dysfonctionnements de l'appareil judiciaire. J'ai notamment compris pourquoi et comment j'ai pu être condamné, comment mon dossier a été construit, et par qui. Je vais donc, sous la foi du serment que je viens de prêter, vous dire la vérité et rien que la vérité.

Je commencerai par une anecdote. En 2012, à la faveur de la préparation de mon procès en appel, mon ancienne équipe de défense a été destinataire d'un mail relatif à un autre dossier que le mien, celui de l'affaire dite des faux espions de Renault. Ce document m'a été adressé en raison du fait que, bizarrement, mon nom y était cité : plus exactement, il évoquait ma défense dans l'affaire m'opposant à la Société générale. J'ai été très surpris par le contenu de ce mail, qui avait pour objet le choix de l'avocat devant représenter les intérêts de Renault dans l'affaire des faux espions. Comme vous allez le voir, puisque je me propose de vous en lire quelques extraits, ce message laisse apparaître un mode de fonctionnement de la justice pour le moins étonnant.

S'adressant à ses équipes et à la direction administrative du groupe, le directeur juridique de Renault écrit : « Le jour où le dossier est sorti en public, l'ex-conseiller justice de Sarko, Patrick Ouart, m'appela directement pour me suggérer de retenir Jean Reinhart (très proche de l'Élysée) qui dans le village a une très bonne réputation technique et fut déterminant pour démonter la défense de Kerviel. Sans s'être concerté, Mouna m'appela pour me signaler aussi Reinhart, conseillé par ses amis avocats ou politiques. » Je vous précise que Me Reinhart est l'un des avocats représentant la Société générale dans le procès qui m'oppose à elle.

Le directeur juridique de Renault conclut par un paragraphe qui m'a interpellé au plus haut point : « Dans cette histoire, j'assume d'avoir privilégié la qualité de la coopération avec le proc et la magistrature, plutôt que de dealer avec la DCRI exclusivement. » Il écrit ensuite ces mots qui m'ont profondément choqué : « À moyen terme, il faudra compter sur les magistrats quand viendra le temps du jugement et la justification ex ante des décisions que nous avons prises. »

Ainsi, en choisissant le bon avocat et les bons réseaux, on peut dealer ex ante les décisions avec les magistrats… À l'époque, je n'avais pas encore bien compris ce qui était en train de m'arriver et qui j'étais en train affronter. Et, pour ce qui est de la phrase relative à la façon dont ma défense avait été « démontée », je me demandais bien comment l'avocat adverse avait pu faire. Il m'a fallu quelques années de plus pour le comprendre, à la faveur d'éléments complémentaires, notamment des nouveaux témoignages qui sont arrivés continuellement depuis 2012, c'est-à-dire depuis mon dépôt de plainte contre la Société générale.

À la suite de cette plainte, j'ai été auditionné dans le cadre de l'enquête préliminaire par Mme Nathalie Le Roy, la commandante de police qui avait suivi toute l'enquête depuis 2008 et possédait donc une connaissance approfondie du dossier. Courageusement et honnêtement, elle a repris son enquête, ce qui l'a conduite à découvrir qu'elle s'était trompée. En 2015, dans le cadre de l'instruction effectuée au pôle financier du tribunal de grande instance de Paris, elle a été auditionnée par le juge d'instruction Roger Le Loire, doyen des juges d'instruction, afin de témoigner et de faire part de son analyse du dossier.

Le procès-verbal de cette audition n'est plus couvert par le secret de l'instruction, celle-ci étant close. La commandante de police y déclare : « C'est la Société générale elle-même qui m'adresse les personnes qu'elle juge bon d'être entendues. Je n'ai jamais demandé : ʺ Je souhaiterais entendre telle ou telle personne ʺ , c'est la Société générale qui m'a dirigé tous les témoins. » Plus loin, elle indique qu'à l'occasion de différentes auditions et à la lecture de certains documents, elle a eu le sentiment, puis la certitude, que ma hiérarchie ne pouvait ignorer mes agissements à l'époque des faits qui me sont reprochés. Elle déclare que, plus l'enquête avançait, plus sa conviction sur ce point lui paraissait évidente, et finit même par dire au juge d'instruction : « Je me suis retrouvée rapidement dans une situation professionnellement inconfortable, j'avais le sentiment d'avoir été instrumentalisée en 2008 par la Société générale. J'ai eu connaissance d'autres éléments qui m'ont confortée dans cette idée, lors de l'audience en appel, sachant au préalable que les deux enquêtes que je menais, qui étaient encore en cours et que d'autres actes étaient nécessaires, ont fait l'objet d'un retour en l'état à la demande du parquet, deux jours avant l'audience, sans synthèse de ma part. J'ai appris le lendemain, soit la veille de l'audience, que les plaintes étaient classées sans suite dans le cadre d'un non-lieu ab initio . »

Or des éléments de l'enquête effectuée à l'époque par cette commandante de police allaient dans mon sens, et des témoins commençaient à avouer ce qu'ils savaient. J'ai évidemment été très choqué de voir ma plainte classée sans suite et sans synthèse de la part de la commandante de police. De son côté, elle a subi les conséquences de sa décision de reprendre l'enquête afin de faire éclater la vérité, en ayant beaucoup de difficultés avec sa hiérarchie – à tel point qu'elle a dû être mutée. Quelque temps après, il s'est produit un événement étrange : mon équipe de défense a reçu l'enregistrement d'une conversation entre cette commandante de police et la vice-procureure chargée du dossier constitué sur la base de mes plaintes.

J'ai été choqué, c'est le moins qu'on puisse dire, de la teneur des propos échangés entre ces deux personnes. Décortiquant tout mon dossier, la vice-procureure fait en effet état de manœuvres ayant eu lieu en 2008 et en 2012, à la faveur des plaintes que j'avais déposées. Elle explique ainsi que l'ancien chef du parquet financier de Paris lui disait sans arrêt de ne pas mettre en porte-à-faux, en défaut, la Société générale, et que l'affaire ayant été jugée, elle n'avait pas à y revenir ; que le parquet voulait à tout prix sabrer les enquêtes dont j'étais l'initiateur ; enfin, qu'on lui demandait constamment de faire revenir le dossier auprès du parquet de Paris afin qu'il soit classé sans suite.

Elle se justifie en disant : « C'est vrai, moi j'ai toujours obéi. Il fallait faire revenir. Il fallait faire un non-lieu ab initio. », tout en indiquant qu'elle n'était pas d'accord avec le non-lieu qu'elle avait elle-même signé. Au cours de la même conversation, elle déclare que, pour elle, il était évident que la Société générale savait – ce qui ne l'empêchera cependant pas de signer le classement sans suite.

Lorsque mes plaintes ont été classées sans suite, je me suis constitué partie civile afin d'avoir accès à un juge d'instruction. Sur le même enregistrement, la vice-procureure Chantal de Leiris déclare : « J'avais dû lui envoyer sur ordre des réquisitions de non-lieu, il avait dit : " Non, on ne peut pas faire ça, il faut un minimum d'enquête ", je lui dis " Bah oui, mais c'est un ordre, c'est un ordre ". Il m'avait dit : " Bon, je vais vite faire ça, je l'entends et puis hop, on finit le dossier. " »

La vice-procureure dit encore à la commandante de police, au sujet de l'enquête effectuée par cette dernière en 2008 : « C'était une enquête préliminaire, vous avez la transparence de dire que vous ne connaissiez pas et que c'est la Société générale qui pilotait. […] Ce que l'on dit, c'est que c'est pas Aldebert qui a rédigé l'ordonnance de renvoi, c'est un des avocats qui lui a communiquée » – je précise que Jean-Michel Aldebert était procureur de la section financière du parquet de Paris.

Nathalie Le Roy exprime son étonnement : « Ah bon ? » et le dialogue se poursuit ainsi :

« - Non, mais il était acheté lui alors.

« - Aldebert ?

« - Ah ben oui. Vous ne vous rendez pas compte. »

Mesdames, messieurs les députés, si cela ne vous est pas trop insupportable, je vous invite à vous mettre quelques secondes dans mes chaussures et à vous demander s'il ne vous paraîtrait pas insupportable, en tant que justiciables, d'entendre ce genre de choses.

Chantal Le Leiris déclare également : « Ils étaient complètement sous la coupe des avocats de la Générale. Vous le gardez pour vous. C'était inimaginable. »

Et encore : « Moi je me souviens quand vous gériez l'enquête, sans arrêt Maes – Michel Maes, le patron de la section financière du parquet – me disait : " Mais faut lui demander qu'elle remonte ". Moi je lui disais : " Mais il n'est pas terminé " et il répondait : " Mais qu'est-ce que c'est que ça, on ne va pas passer autant de temps, non non, on lui demande au contraire d'être à charge, pas à décharge ". Parce que Maes, c'est les avocats de la Société générale. »

Vous imaginez l'écœurement que j'ai ressenti en prenant connaissance des informations révélées par cette conversation, d'autant que rien ne s'est passé lorsque j'ai cherché à les communiquer aux autorités compétentes. Cependant, un autre élément m'est encore parvenu quelque temps plus tard, quand j'ai appris qu'un assistant spécialisé du parquet de Paris ayant suivi toute l'enquête de 2008 : M. Bourgeois, aurait à l'époque rédigé un rapport dont l'une des parties était à décharge – il y évoquait, en effet, la responsabilité de la banque. Si j'ai bonne mémoire, c'est en 2016 que j'ai pu prendre connaissance de ce rapport – qui ne se trouvait évidemment pas versé au dossier, étant à décharge –, découvrant avec plaisir que ce garçon avait compris en 2008 ce que je n'avais moi-même pas encore compris. Sans doute pour se protéger, il a décidé d'écrire au procureur de la République, sous le visa de l'article 40 du code de procédure pénale, afin de dénoncer certains faits.

Il explique ainsi que, lors de la phase d'enquête, il a été convoqué à une réunion avec le procureur chargé du dossier et les avocats de la Société générale, afin de convenir de qualifications pénales à mon encontre – mes avocats n'étaient évidemment pas présents au cours de cette réunion. M. Bourgeois déclare également qu'après avoir rédigé ce rapport à décharge pour moi, il a été immédiatement dessaisi du dossier. En tout état de cause, son courrier adressé au procureur de la République confirme un élément suggéré précédemment par Chantal de Leiris, à savoir que le réquisitoire n'aurait pas été écrit par le parquet, mais par l'un des avocats de la Société générale. Il écrit en effet : « Début juin 2010, quelques jours avant l'audience, M. Aldebert est venu me trouver un soir que nous étions les derniers à la section financière, alors que je déposais une note au secrétariat. Il me demande alors de l'aide : il avait sous les yeux son réquisitoire contre M. Kerviel et me dit : " Mais quand on dit qu'il (M. Kerviel) achète des options, ça veut dire qu'il n'achète pas vraiment des actions ? " Ce qui était pour moi une rumeur persistante m'apparaissait dès lors corroboré : M. Aldebert n'avait pas rédigé le réquisitoire définitif. Les collègues du parquet racontaient qu'un des avocats de la Société générale lui avait remis un projet de réquisitoire sur clé USB. […] Notre conversation a mis en lumière que M. Aldebert ne comprenait pas le dossier et découvrait le réquisitoire qu'il disait avoir rédigé. »

À la lumière des éléments que je viens de vous exposer, j'ai déposé des plaintes entre les mains du parquet, parmi lesquelles, le 9 mai 2018, une plainte pour escroquerie en bande organisée. Un mois plus tard, le 13 juin 2018, sans qu'aucun acte d'enquête ait été réalisé, j'ai reçu un avis de classement sans suite. Le 28 juin 2018, j'ai formé, par l'entremise de mon avocat, un recours hiérarchique auprès de Mme Catherine Champrenault, dont je n'ai toujours aucune nouvelle…

Enfin, sur la base des mêmes éléments, nous avons également déposé un recours en révision. Si ce recours a été rejeté, il est à noter que l'arrêt rendu par la Cour de révision et de réexamen comporte une phrase extrêmement intéressante : « Quoi qu'il en soit, à supposer que ces éléments puissent être jugés recevables, il convient de relever qu'ils tendent seulement à établir que les magistrats du parquet étaient sous l'influence des avocats de la Société générale […] » Pour un justiciable qui, comme moi, livre une bataille judiciaire depuis douze ans, qui a fait de la détention, lire une telle phrase est insupportable et conduit à s'interroger sur les notions mêmes de justice et d'injustice.

Je vous pose la question, mesdames, messieurs les députés : vous serait-il confortable de subir ce que j'ai subi au cours d'un combat judiciaire à armes inégales ? J'ose espérer que l'histoire n'est pas terminée et j'espère également avoir pu, grâce à mon témoignage, vous éclairer sur les dysfonctionnements d'une justice qui semble parfois perméable à certains intérêts d'ordre politique ou économique. Quoi qu'il en soit, je dois vous dire que l'expérience que j'ai vécue me porte à croire beaucoup moins aujourd'hui en la justice qu'aux contes de fées que je lis à ma fille de 2 ans.

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Je vous remercie pour votre témoignage et j'invite votre avocat, Me Dami Le Coz, à le compléter en nous disant quelle analyse de notre système judiciaire il en retire, puisque notre commission d'enquête a pour objet de s'interroger sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire.

Vous avez la parole, maître, pour nous faire part de vos réflexions et éventuelles suggestions relatives à la procédure judiciaire. Par exemple, entrevoyez-vous des pistes d'une possible amélioration de la procédure de recours devant la cour de révision et de réexamen ou de la procédure de recours hiérarchique ?

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Julien Dami Le Coz

Monsieur le président, je tiens à remercier, vous et votre commission, d'avoir permis que M. Jérôme Kerviel et moi-même soyons entendus pour porter à votre attention ce que nous considérons comme des dysfonctionnements majeurs de l'appareil judiciaire. Du fait de ma faible appétence pour l'exposition médiatique, vous ne savez sans doute pas que j'ai l'honneur d'assister depuis huit ans Jérôme Kerviel dans le combat judiciaire qu'il mène pour sa part depuis douze ans afin d'établir son innocence.

Notre présence devant votre commission n'a évidemment pas pour objet de nous permettre de développer des considérations tendant à établir l'innocence de mon client : ce n'est pas le lieu pour cela. En revanche, il me semble intéressant d'essayer de déterminer, conformément à l'objet de votre commission, s'il est acceptable qu'un justiciable soit condamné définitivement dans les circonstances que nous venons de porter à votre connaissance. En tant qu'avocat servant les intérêts de Jérôme Kerviel, je me suis, pour ma part, trouvé placé dans une situation inextricable. Si nous avons choisi de citer des extraits de nombreuses pièces, c'était pour éviter de placer notre audition sous le signe de l'interprétation, du subjectif : notre propos est étayé par des décisions de justice, des dépositions, toutes sortes de pièces constituant des éléments matériels et vérifiables. Nous avons soumis ces éléments à la cour de révision et de réexamen des condamnations pénales, puisque notre objectif est de faire annuler la condamnation pénale définitive de Jérôme Kerviel.

Or le fondement juridique du refus de la cour de révision d'annuler cette condamnation, et même de demander à sa commission d'instruction de procéder à des investigations complémentaires, tient dans la phrase suivante : « À supposer que ces éléments puissent être jugés recevables, il convient de relever qu'ils tendent seulement à établir que les magistrats du parquet étaient sous l'influence des avocats de la Société générale. Il sera seulement rappelé que M. Kerviel a été renvoyé devant le tribunal correctionnel à l'issue d'une instruction conduite par un magistrat du siège et que ce sont des magistrats du siège qui l'ont jugé tant en première instance qu'en appel. » Si je comprends bien cette motivation, peu importe que la défense à un procès pénal – en l'espèce, la Société générale – ait pu exercer une influence sur le parquet, c'est-à-dire l'autorité de poursuite, dès lors qu'un magistrat du siège – en l'occurrence, le juge d'instruction – a été chargé du dossier et a, par une ordonnance de règlement, renvoyé le dossier devant la juridiction de jugement qui tranche le litige, les soupçons de partialité du parquet doivent être écartés.

Vous imaginez dans quel état d'esprit on peut être quand on reçoit cela. Lorsqu'on entend parler d'influence, on pense à une infraction pénale. De fait, on pouvait se demander, à la vue de tous ces éléments, si cette influence ne relevait pas du champ pénal. C'est pourquoi nous avons déposé une plainte le 9 mai 2018 qui – tenez-vous bien – a été classée sans suite le 13 juin, alors que, parfois, avec les enquêtes préliminaires, on attend les classements sans suite. Au vu des éléments que Jérôme Kerviel vous a présentés, un mois d'enquête vous paraît-il suffisant ? De fait, aucun acte d'enquête n'a été effectué, rien ne s'est passé, hormis, peut-être, la lecture de la plainte . A minima, il aurait fallu auditionner les personnes intéressées.

On ne parle pas, ici, de pressions telles que les travaux de votre commission en ont récemment mises en lumière dans une autre affaire. Il est question que le parquetier en charge du volet principal de l'affaire, en 2008 et en 2009, à savoir le président de la section financière du parquet de Paris, n'aurait pas rédigé lui-même le réquisitoire définitif, et qu'un ou plusieurs avocats de la Société générale – je ne viserai personne, même si un nom a été cité – l'aurait fourni sur une clé USB. C'est hallucinant ! Si je vous fournissais ces éléments à l'extérieur de cette enceinte, vous bondiriez, vous ne pourriez conclure qu'à l'absence de procès équitable ! Or, et c'est en cela que la situation est inextricable, ces faits ont été portés à la connaissance de l'ancienne défense de Jérôme Kerviel après que la condamnation pénale a été définitive, et à l'issue du délai de six mois qui nous aurait permis de saisir la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH).

Si, comme l'a établi la cour de révision, une partie civile a effectivement exercé une influence sur le cours du procès, en particulier sur le parquet de Paris – et notamment sur l'un de ses magistrats –, comment le mettre en évidence ? Auprès de la CEDH, il y aurait eu matière à faire valoir que l'égalité des armes n'avait pas été respectée et que Jérôme Kerviel n'avait pas bénéficié d'un procès équitable. Mais l'expiration du délai de saisine rend notre requête irrecevable. Déposer plainte auprès du parquet, nous ne pouvons pas davantage le faire sans risquer le classement sans suite expéditif, comme ce fut le cas en 2018 – non seulement, c'était un record jamais vu, mais le parquet n'avait même pas jugé bon de se dessaisir et de demander le dépaysement du fait que la plainte visait l'un de ses membres. Nous avons ensuite engagé, le 29 juin 2018, un recours hiérarchique auprès de Mme la procureure générale de la Cour d'appel de Paris, Catherine Champrenault. Depuis, plus rien…

Vous pourriez saisir le juge d'instruction, me rétorquerez-vous.

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C'est d'ailleurs ce qu'a dit la cour de révision.

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Julien Dami Le Coz

En effet, mais je vous renvoie aux propos de la vice-procureure Chantal de Leiris, celle-là même qui, en 2012, a classé nos deux plaintes sans suite, puis a encore signé des réquisitions de non-lieu ab initio lorsque nous avons déposé plainte avec constitution de partie civile pour faux, usage de faux et escroquerie au jugement. Dans les fameux enregistrements, elle a dit que c'était un « ordre » de sa hiérarchie, et elle cite le nom de Michel Maes. Le parquetier fait donc tout pour retenir la plainte avec constitution de partie civile pour qu'un non-lieu ab initio soit prononcé, sans investigation ni instruction préparatoire. Cependant, un élément des enregistrements nous fait comprendre que la saisine du juge d'instruction, magistrat du siège, n'est pas ce qui va permettre de tout résoudre. En effet, le juge d'instruction Roger Le Loire est allé voir Chantal de Leiris pour lui dire, hors cadre juridictionnel, qu'il avait entre les mains un procès-verbal de déposition de l'enquêtrice Nathalie Le Roy, indiquant : c'est explosif, on va avoir des problèmes ; je vais simplement l'entendre – il parle de Jérôme Kerviel – et après, je ferme.

L'intérêt de l'affaire Kerviel pour vos travaux est qu'elle ne révèle pas – du moins, n'a-t-on pas eu connaissance d'informations en ce sens – une influence particulière du monde politique sur le cours de la justice. Le garde des Sceaux n'a pas abusé du lien hiérarchique, n'a pas donné d'instructions, plus ou moins écrites, au parquet de Paris. Ce qui est en cause, c'est l'influence des réseaux bancaires, financiers, économiques sur le cours de la justice. À cet égard, le statut du magistrat – du siège ou du parquet – importe peu.

On ne peut donc ni déposer des plaintes parce que le parquet classe sans suite, ni déposer des plaintes avec constitution de partie civile pour contourner l'opportunité des poursuites puisque le juge d'instruction a décidé de fermer le dossier. On ne peut pas davantage saisir la cour de révision, faute d'élément nouveau – cela aurait été possible si la CEDH avait condamné la France pour violation du droit à un procès équitable, mais la plainte serait irrecevable. On doit donc s'en tenir là.

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Pourquoi ne pas avoir saisi le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) ? On peut lui soumettre une requête concernant le comportement d'un magistrat.

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Julien Dami Le Coz

Dominique Pauthe, qui a présidé les débats en première instance, a déclaré, en pleine audience, à M. Kerviel qui était poursuivi pour faux : de toute façon, vous êtes un faussaire ! Considérant qu'il s'agissait là d'un parti pris un peu rapide de la part de la juridiction, et que ces déclarations pouvaient attendre la proclamation publique de la décision, nous avons écrit au CSM. Celui-ci nous a répondu qu'il n'y avait rien à voir. Nous avons donc peu ou prou perdu confiance dans cette institution. Je ne suis pas certain, d'ailleurs, que le CSM puisse annuler une condamnation pénale devenue définitive pour permettre l'ouverture d'un nouveau procès.

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Cela pourrait, à tout le moins, alerter sur une difficulté et éviter qu'elle ne se reproduise.

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Julien Dami Le Coz

Vous avez raison, mais le CSM ne paraît pas nous offrir un terrain propice.

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Avez-vous essayé de saisir les autorités politiques, en particulier les gardes des Sceaux successifs ? Le ministre de la justice a, en effet, à sa disposition l'Inspection générale de la justice. Celle-ci mène actuellement une enquête sur l'affaire des fadettes, qui a concerné un certain nombre d'avocats et de personnalités politiques.

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Julien Dami Le Coz

Quand on est confronté, en tant qu'avocat, à une situation de ce type, on a deux possibilités. Soit on médiatise, en se disant que l'opinion publique exercera une pression sur l'autorité judiciaire – sans cette pression, je me demande si le CSM aurait été saisi récemment. Soit on écrit au ministre de la justice, en sachant qu'on se verra répondre : « En raison de la séparation des pouvoirs, il nous est impossible de nous immiscer dans une affaire particulière. » Le garde des Sceaux a d'ailleurs raison de répondre cela, puisqu'il n'a pas à se mêler d'un dossier individuel. Nous sommes donc quelque peu désarmés.

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Au sujet de l'affaire des fadettes, d'ailleurs, plusieurs syndicats de magistrats ont souhaité que l'enquête de l'Inspection générale de la justice soit annulée en raison du principe de l'indépendance juridictionnelle, y compris dans le choix des moyens d'enquête et de l'opportunité des poursuites.

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Vous avez fait largement référence à un enregistrement, mais je n'ai pas compris qui étaient les personnes en présence, et quel est le statut de l'enregistrement : est-il officiel, judiciaire ? A-t-il été réalisé par l'un des interlocuteurs, et dans quelles conditions ?

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Jérôme Kerviel

Il s'agit de l'enregistrement d'une conversation entre la commandante de police Nathalie Le Roy et la vice-procureure de la République Chantal de Leiris, qui était en charge des plaintes que j'avais déposées en 2012. L'enregistrement a été réalisé, a priori, par Nathalie Le Roy, semble-t-il à l'insu de Chantal de Leiris. Actuellement, une instruction est en cours sur le procédé utilisé. Le contenu que je vous ai lu n'est absolument pas issu de l'enregistrement ; c'est une libre retranscription, car je ne dispose plus de l'enregistrement, qui a été saisi par la police.

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C'est donc un enregistrement sur lequel planent les plus grands soupçons du point de vue de la légalité.

La commission a vocation à examiner de manière large l'indépendance de l'autorité judiciaire, et c'est à ce titre qu'elle vous entend. Je dois admettre que j'éprouve un certain malaise, qui ne concerne pas le principe de votre audition : il s'agit d'une demande expresse du président de la commission, qui a été clairement acceptée par le bureau. Vous dites vous-même que vous ne voulez pas rejuger votre dossier mais on a le sentiment très net que, par vos explications et celles de votre conseil, vous entendez démontrer que la Société générale était au courant des malversations qui vous ont été reprochées et pour lesquelles vous avez été condamné. Par ailleurs, vous avez dit à plusieurs reprises que vous étiez en mesure de prouver votre innocence. En tant que citoyen, je peux le comprendre, mais cela fausse un peu les règles du jeu. En effet, une commission d'enquête ne doit pas intervenir dans des affaires en cours. La vôtre est-elle réellement terminée ? Vous faites référence à une plainte concernant l'enregistrement, et vous avez vous-même porté plainte pour des faits d'escroquerie en bande organisée dont le traitement, si j'ai bien compris, est toujours en cours.

À votre tour de vous mettre à notre place. Nous constatons les faits que vous révélez, nous prenons en compte vos propos, mais, pour la même raison qui vous a dissuadé d'écrire au ministre de la justice, à savoir la séparation des pouvoirs, il est très difficile au Parlement d'examiner plus avant tel ou tel aspect de votre plainte ou de la construction de votre défense.

Encore une fois, je ne porte pas de jugement, mais vous n'êtes pas devant le doyen des juges d'instruction, auprès de qui vous pourriez déposer une plainte avec constitution de partie civile, ce qui déclencherait à nouveau une action publique. Vous ne vous trouvez pas davantage devant la Cour européenne des droits de l'homme, ni devant une juridiction d'appel de la cour de révision que vous aviez saisie, ni encore devant une instance jugeant les décisions du Conseil supérieur de la magistrature.

Je me heurte donc à une difficulté de principe, d'autant plus que vous vous appuyez en partie sur un enregistrement qui pose problème. Je n'ai pas d'autre question à vous poser, monsieur Kerviel.

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À rebours du rapporteur, je trouve votre témoignage très utile pour nos travaux. Les affaires sont closes jusqu'à nouvel ordre, et votre témoignage est assez édifiant. D'ailleurs, le supérieur hiérarchique de Mme de Leiris, l'ancien chef du pôle financier du parquet de Paris, a été récemment mis en examen dans une autre affaire, en raison des liens qu'il aurait entretenus avec le monde économique. Pensez-vous que cette mise en examen est de nature à vous aider à obtenir un regard plus attentif, notamment de la part de la procureure générale auprès de qui vous vous êtes manifesté ?

Plus généralement, vous avez évoqué un problème qui est régulièrement soulevé, notamment dans des affaires financières ou politico-financières : les classements sans suite dès qu'on se plaint d'un dysfonctionnement possible de l'institution judiciaire. Lorsqu'ils interviennent, comme ce fut le cas pour vous, dans un délai record d'un mois, cela laisse songeur. Avez-vous réfléchi à ce sujet ? Pensez-vous qu'il faudrait faire évoluer la loi ?

Le garde des Sceaux – dommage que nous n'ayons pas le droit de l'entendre – a des idées sur la question. Faudrait-il, par exemple, soumettre la validité du classement à l'accomplissement d'un minimum d'actes de procédure, d'enquête ? Le procureur, au moment de classer sans suite, devrait ainsi indiquer qu'il a entendu telle ou telle personne. Seriez-vous favorables à la création de cette obligation d'enquête ? Avez-vous d'autres solutions à l'esprit ?

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Julien Dami Le Coz

Monsieur le rapporteur, nous n'attendions pas de cette audition qu'elle débouche sur une proclamation de l'innocence de Jérôme Kerviel. Nous sommes ici, très modestement, pour apporter un éclairage sur douze années d'une affaire extraordinaire. Ce caractère même me laisse penser que les dysfonctionnements auxquels nous nous sommes heurtés ne se révèlent que dans une part infime des affaires pénales. Je suis persuadé que dans 99 % des cas, sinon plus, la justice pénale et le parquet fonctionnent parfaitement bien, lien hiérarchique ou pas. Simplement, dans des dossiers à caractère politique ou financier, qui touchent à des intérêts importants et impliquent des personnalités, les réseaux se mettent en mouvement. L'e-mail du directeur juridique de Renault que nous avons cité – qui, j'espère, vous semble recevable, monsieur le rapporteur – est tout à fait révélateur du modus operandi d'un grand groupe ou de quelqu'un qui compte ayant affaire à la justice : il faut choisir un bon avocat, ayant les bons réseaux – pardon, Jérôme Kerviel, je n'ai pas les mêmes réseaux.

Je me garderai de commenter la mise en examen de Michel Maes dans le cadre d'une instruction préparatoire à Lyon – n'ayant pas eu accès au dossier, je ne connais pas les faits. La tentation serait forte, en effet, d'établir un lien avec les enregistrements, mais je veux garder un propos mesuré et objectif, comme Jérôme Kerviel et moi-même avons essayé, sans grand succès peut-être, de le faire.

S'agissant des classements sans suite, vous touchez du doigt une vraie difficulté qu'on rencontre dans ce type de dossiers « signalés » ou « sensibles ». Comment éviter que le ministère public fasse ce qu'il veut : enquêter ou non, garder le dossier en attente pendant trois ans puis, éventuellement, ouvrir une information ? J'y ai évidemment réfléchi. Le constat, s'agissant du procureur de la République, est paradoxal. Depuis vingt ans, le législateur n'a eu de cesse de conférer des prérogatives au ministère public en renforçant le couple parquet-police, et de marginaliser, ce faisant, le juge d'instruction. Le ministère public traite seul la quasi-totalité des plaintes et c'est lui qui décide de renvoyer une affaire devant une juridiction de jugement : plus de 95 % des affaires pénales ne sont pas examinées par un juge d'instruction.

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Cela concerne, plus précisément, 97 % d'entre elles.

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Julien Dami Le Coz

Le législateur a donc accru les prérogatives du procureur de la République alors qu'il s'agit de la figure la plus problématique de la procédure pénale. Il ressort de la jurisprudence de la CEDH, notamment des arrêts Medvedyev contre France, en 2008, et Moulin contre France, en 2010, auquel s'est rangée la Cour de cassation en décembre de la même année, que le procureur de la République, compte tenu de son manque d'indépendance et d'impartialité, ne répond pas aux exigences des articles 5 et 6 de la convention européenne des droits de l'homme, au point qu'il ne serait pas une autorité judiciaire.

Pour sortir de cette difficulté, j'ai pensé que l'on pourrait juridictionnaliser la phase d'enquête, afin d'assurer un contrôle de l'activité du procureur. Car on peut bien exiger du parquet qu'il procède à un minimum d'actes d'enquête, mais qui le vérifierait ? S'il ne veut pas les effectuer, il ne les fera pas.

L'institution d'un juge de l'enquête aurait, entre autres conséquences – que certains jugeraient peut-être désagréables –, la création d'un statut du suspect, qui, en dehors de la garde à vue, n'existe pas, et l'application du contradictoire dans la phase d'enquête, en permettant au suspect et à son avocat d'avoir accès au dossier. Le juge de l'enquête pourrait contrôler les actes faits par le procureur de la République, les autoriser – je suis sûr que, dans l'affaire des fadettes, si le parquet national financier (PNF) avait reçu une autorisation judiciaire pour effectuer ces actes particulièrement coercitifs, on n'entendrait pas les critiques actuelles. Au cours de l'enquête, le suspect pourrait saisir ce juge pour demander la nullité d'un acte. À l'heure actuelle, il doit attendre de se trouver devant la chambre de l'instruction ou la juridiction de jugement pour soulever in limine litis des nullités de procédure. Cette proposition permettrait d'éviter que l'enquête préliminaire, qui permet au procureur d'agir à sa guise, ne traîne en longueur.

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Il serait également intéressant d'avoir l'avis du justiciable Jérôme Kerviel, qui, j'en suis sûr, a gagné en compétence juridique au long de ces douze années. Selon vous, monsieur Kerviel, que faudrait-il changer dans le système judiciaire pour ne pas retomber dans ces travers ? Sans évoquer l'issue de votre procès, votre innocence ou non, qu'est-ce qui a posé problème dans la mécanique judiciaire ?

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Jérôme Kerviel

Depuis 2008, année où l'affaire a éclaté, et tout au long de la procédure, notamment quand il a été question de ma mise en détention provisoire, j'ai eu le sentiment que, quoi que je fasse, les dés étaient pipés, que tout était joué d'avance. J'ai eu des conversations avec des policiers et des magistrats, en dehors des tribunaux et des procès ; ils me disaient que les décisions étaient souvent prises avant les audiences, notamment pour ma mise en détention. Dans cette confrontation à la matière judiciaire, j'ai éprouvé beaucoup de déception. Le pouvoir des réseaux m'a particulièrement frappé. Je n'ai pas eu le sentiment d'avoir un interlocuteur suffisamment indépendant pour que sa décision puisse être acceptée par un justiciable, quel qu'il soit. Un juge de l'enquête aurait pu exercer un contrôle utile, au cours des auditions et de l'enquête. Cela aurait été un gros avantage, notamment dans le cadre de l'examen de mes plaintes classées sans suite.

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Avez-vous saisi le Défenseur des droits, qui peut aussi contrôler l'institution judiciaire ?

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Julien Dami Le Coz

Nous ne l'avons pas fait.

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Je ne partage pas les propos du rapporteur. D'une part, nous savons parfaitement que nous ne sommes pas un tribunal. D'autre part, nous avons vu se succéder devant la commission d'enquête bien des magistrats qui n'avaient rien à nous dire, si ce n'est « tout va bien », pour ne pas trouver une richesse incontestable dans ce témoignage édifiant d'un justiciable – un citoyen comme vous et moi, une fois notre mandat achevé. En outre, la garde des Sceaux n'a pas explicitement exclu l'affaire Kerviel de notre périmètre de compétence, même si deux enquêtes sont en cours, sur lesquelles nous ne pouvons nous pencher.

Monsieur Kerviel, après un parcours judiciaire extraordinaire, au sens littéral du terme, vous avez acquis le niveau bac + 12 en lobbying politique, économique et financier, et vous maîtrisez parfaitement les coulisses de la justice. De notre côté, nous travaillons à faire évoluer le droit. Que mettriez-vous dans l'article 1er d'une proposition de loi Kerviel si vous deviez la présenter à notre nouveau garde des Sceaux, qui semble très volubile et volontaire pour secouer les grands équilibres de la justice ? Qu'est-ce qui permettrait de garantir l'indépendance de la justice ?

Vous parlez d'un juge de l'enquête, mais est-ce une garantie d'indépendance ? À qui serait-il rattaché ? Comment travaillerait-il ?

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Jérôme Kerviel

Il y aura probablement toujours ce lien et cette suspicion. Si j'avais une idée magique, je vous en ferais volontiers part !

Je pense que tout se passe correctement dans 80 % à 90 % des cas. Ce sont les dossiers dits signalés qui peuvent donner lieu à des dérives ; j'en ai malheureusement été victime.

Au cours de vos auditions, je me souviens avoir entendu quelqu'un dire que, lorsqu'on ne suit pas les ordres, on ne fait pas carrière. Peut-être faudrait-il trouver le moyen de ne pas lier les services que les uns et les autres se rendent à une promotion. Les promotions doivent être octroyées au mérite. On pourrait imaginer qu'une commission évalue le travail des magistrats avant d'en décider. Cela existe probablement dans la fonction publique.

En outre, les juges rendent leurs décisions et, qu'ils aient raison ou qu'ils se trompent – particulièrement quand ils se trompent –, n'ont de comptes à rendre à personne. Ce n'est pas grave, tout le monde oublie, une actualité chassant l'autre. Mais les conséquences des erreurs judiciaires sont terribles pour le justiciable et pour ses proches, le plus désagréable et inconfortable étant le sentiment d'injustice. Personnellement, j'ai perdu énormément, et surtout ma confiance dans la justice, alors que je n'ai pas été éduqué dans ces valeurs.

Après tout, la justice est rendue au nom du peuple français : les citoyens pourraient donc prendre part à ce contrôle, au moins sur les plus gros dossiers, ceux sur lesquels on constate le plus de dérives.

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Je suis d'accord avec M. Nadot. Dans l'affaire Cahuzac, il y avait un problème lié au statut de l'enregistrement, mais cela n'a pas empêché la commission d'enquête d'examiner les questions de procédure.

Avez-vous le sentiment de vous être heurté à un défaut de connaissances ou de formation des juges ? Étaient-ils en mesure d'apprécier la complexité du dossier ? Je sais que dans les contentieux liés au droit de l'environnement, le défaut de formation des juges aboutit à des conclusions inverses à celles qu'on attendrait.

Le statut de lanceur d'alerte ne vous a-t-il pas desservi ?

Je rejoins vos constats sur l'enquête préliminaire. Elle se déroule sans l'intéressé, le suspect n'a pas de statut et elle n'est contrainte par aucun délai – elle peut être fermée rapidement ou, au contraire, durer très longtemps. Il faut donner à cette enquête préliminaire un cadre en matière de délais et donner des droits à la défense dès son ouverture, et non pas aux résultats de l'examen. Quand on parle de procès équitable, il est profondément choquant qu'une affaire puisse être classée sans suite sans qu'on ait entendu l'avocat de la partie.

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Jérôme Kerviel

S'agissant de la formation des juges, je ne peux qu'aller dans votre sens. Il est impossible de comprendre le fonctionnement des marchés financiers, du trading de produits aussi complexes que les produits dérivés, et d'une salle de marché, en si peu de temps – l'instruction de mon dossier a duré un an. Quand j'ai appris qu'il allait clore le dossier, j'ai plaisanté avec le juge d'instruction, en le félicitant d'avoir appris les finances plus rapidement que moi en dix ans d'exercice ! D'ailleurs, la commandante de police Nathalie Le Roy et la procureure de la République Chantal de Leiris ont-elles-mêmes convenu qu'elles n'avaient strictement aucune compétence en matière de marchés financiers. C'est pourquoi le parquet s'était adjoint les services d'un assistant spécialisé – celui qui a été débarqué à partir du moment où il a fourni un rapport qui n'allait pas dans le bon sens.

Outre l'importance de la formation, des sapiteurs pourraient également assister les magistrats sur les sujets les plus techniques, afin d'éviter les incompréhensions ou les erreurs d'analyse.

Je ne me considère absolument pas comme un lanceur d'alerte. Je comprends que l'enregistrement mette certaines personnes mal à l'aise, mais j'assume totalement ce que je fais. Je suis venu devant votre commission et j'ai prêté serment, car ces dysfonctionnements majeurs de l'institution judiciaire me semblent pouvoir l'intéresser.

À l'époque de mon affaire, l'avocat n'était malheureusement pas encore autorisé à intervenir dès la première heure de garde à vue. C'est là une avancée significative dont j'aurais adoré pouvoir bénéficier. Cela dit, les policiers qui m'auditionnaient ont toujours parfaitement respecté les droits de la défense.

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L'accès au dossier durant l'enquête préliminaire, est-ce une question à traiter ?

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Jérôme Kerviel

Je me souviens très bien des quarante-huit heures de garde à vue en 2008, durant lesquelles les policiers partaient dans certaines directions en fonction d'éléments dont ils disposaient. Je ne comprenais pas le sens de leurs questions – j'ai compris plus tard dans quel entonnoir on tentait de me faire entrer, en apprenant que la Société générale pilotait cette phase de l'enquête, selon les dires de Nathalie Le Roy. Si j'avais eu accès au dossier, ils auraient gagné du temps à ne pas explorer certaines pistes inutiles. Au regard des droits de la défense, il serait effectivement plus équitable que tout le monde dispose des mêmes informations dès le départ.

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Julien Dami Le Coz

Cela rejoint les débats actuels sur la suppression du parquet national financier. Il est important de disposer de magistrats spécialisés dans les domaines techniques, en droit pénal de l'environnement comme en matière de délinquance économique et financière.

Il est extrêmement compliqué d'assimiler les termes des techniques de trading, et le juge d'instruction a réussi l'exploit d'achever l'information en un an. Dans une affaire de cette nature, avec des enjeux financiers aussi importants, clore une information aussi rapidement implique nécessairement de passer à côté de certains éléments, notamment de l'expertise nécessaire pour évaluer les pertes de la Société générale. Le magistrat instructeur a pris en considération celles qui lui ont été avancées, suivi par les juridictions de jugement, cour d'appel comprise. Personne n'a demandé de complément d'information.

Quant à l'accès au dossier, il est inéluctable. La tendance est à éviter l'instruction, car le secret donne tout sa richesse à l'enquête préliminaire. Dès lors qu'il y aura l'accès au dossier, que le contradictoire sera introduit au stade de l'enquête, la phase d'instruction deviendra quasi inutile. Le législateur pourra alors supprimer le juge d'instruction, comme il en a la velléité depuis 2006 et la commission d'enquête chargée de rechercher les causes des dysfonctionnements de la justice dans l'affaire dite d'Outreau.

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Je vais tenter de dissiper le malaise ou l'appréhension autour de votre audition, monsieur Kerviel. Vous n'êtes pas un cas unique – c'est le lot des auditions en commission d'enquête. Le rapporteur a raison, à l'évidence, le principe de séparation des pouvoirs s'impose à nous – même s'il n'a pas forcément le vent en poupe. Les commissions d'enquête ne peuvent pas interférer dans les procédures. Certes, votre long procès est terminé, mais des plaintes ont été déposées et certaines enquêtes se poursuivent.

Vos propos sont néanmoins intéressants. J'en retiens qu'un des obstacles à l'indépendance de la justice pourrait être l'influence de certains réseaux – bancaires ou financiers dans votre cas, politiques dans d'autres. Des marges de manœuvre s'offrent peut-être à nous avec l'introduction de plus de contradictoire dans certaines procédures et sans doute un questionnement sur la responsabilité des acteurs de la justice, des magistrats en particulier. Tout cela va dans le sens des précédentes auditions.

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Julien Dami Le Coz

J'aurais mille exemples à vous donner concernant l'indépendance et la séparation des pouvoirs… Pour une stricte séparation, coupez donc le lien hiérarchique entre le ministre de la justice et le parquet !

Je comprends que l'instruction en cours de plaintes pénales puisse émouvoir certains membres de la commission, mais si nous ne vous communiquons pas ces éléments, vous n'aurez qu'une connaissance partielle du dossier, et vos conclusions pourraient s'en trouver amoindries. Nous vous transmettons des informations ; vous en faites évidemment ce que vous voulez, en distinguant le bon grain de l'ivraie.

Je ne peux que souscrire à votre souhait de contradictoire, car ce dernier participe à la manifestation de la vérité, qu'il ne faut pas craindre. Quant à la responsabilité des acteurs, notamment des magistrats, nous pourrions en débattre pendant des heures. Le nouveau garde des Sceaux a promis de l'aborder, et peut-être que cela arrivera.

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Il est souvent reproché aux avocats et aux parties de peu utiliser les possibilités liées aux demandes d'actes – pièces versées au dossier, demande d'actes complémentaires, d'expertise par exemple. Comment cela s'est-il déroulé dans votre cas en phase d'instruction ?

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Jérôme Kerviel

C'est une excellente question. C'était mon combat pendant toute l'instruction. J'avais le sentiment que jamais je n'y arriverai, que j'avais un mur en face de moi et personne à qui en parler – aucun contre-pouvoir. Il y a bien la chambre d'instruction, mais, mon avocat vous l'a dit, à partir du moment où un juge d'instruction a pris une décision, elle est souvent confirmée.

J'ai dû faire une bonne quarantaine de demandes d'actes et j'ai essuyé trente filtres et trente rejets du président de la chambre de l'instruction. J'ai systématiquement usé de la possibilité de faire appel : à chaque fois, j'ai eu droit au filtre de la chambre de l'instruction, c'est-à-dire ni audience ni débat contradictoire pour échanger sur l'utilité ou non de donner droit à ces demandes d'actes.

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Quelles conclusions en tirez-vous ? Vos demandes d'actes vous semblaient-elles illégitimes ou inadaptées ? Ou avez-vous le sentiment que l'ensemble de la chaîne judiciaire, police comprise – sauf une commandante dans votre cas –, est sous influence ?

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Jérôme Kerviel

J'ai eu le sentiment qu'il fallait aller extrêmement vite. Mon affaire a donné lieu à une instruction « marathon » d'un an alors qu'elle représentait tout de même 4,9 milliards d'euros et un enjeu de 2,2 milliards d'euros pour les finances publiques. J'ai aussi eu l'impression de ne pas pouvoir me défendre équitablement.

Je ne pense pas que mes demandes d'actes étaient totalement saugrenues. Par exemple, j'avais demandé une expertise indépendante pour évaluer ce qui était au centre de l'affaire, le montant des pertes, chiffrées à 4,9 milliards d'euros. J'ai également demandé que le magistrat s'adjoigne les services de spécialistes en comptabilité et marchés financiers. Cela a été systématiquement refusé.

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Vous n'avez pas répondu à ma question sur le sentiment que vous aviez à l'époque – je n'entre pas dans votre dossier, ni ne méconnais que vous vous appuyez sur un enregistrement dont la légalité est plus que contestable et que d'autres plaintes sont en cours. Je prends les plus extrêmes précautions pour vous interroger sur votre état d'esprit de l'époque. De très nombreux magistrats, du parquet et du siège, sont intervenus dans votre affaire, et la chambre de l'instruction est collégiale. Pourtant, tous vos recours semblent avoir été vains. Pour vous, cela signifie-t-il que tous ces magistrats, sans exception, sont sous influence des réseaux bancaires ou voyez-vous d'autres raisons ?

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Jérôme Kerviel

Mon propos n'est pas de dire que tout le monde est corrompu ou sous influence, je ne relate que des faits. Ainsi, la Cour de cassation a eu le courage de casser l'arrêt, et la cour d'appel de Versailles a réduit le montant des dommages et intérêts auxquels j'avais été initialement condamné.

Reste que, en phase d'instruction, j'avais un sentiment d'impuissance face à un rouleau compresseur, et d'incompréhension par rapport à ce qui se déroulait et aux refus qui m'étaient opposés. Cela a nourri mon sentiment d'inéquité de l'instruction.

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Quelle est désormais votre activité professionnelle ?

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Jérôme Kerviel

Je suis consultant, apporteur d'affaires. Je réalise des mises en relation et participe à des conférences.

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Cette audition était particulièrement éclairante. Je vous remercie.

La séance est levée à 17 heures 55.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Ugo Bernalicis, Mme Coralie Dubost, M. Fabien Gouttefarde, M. Olivier Marleix, Mme Naïma Moutchou, M. Sébastien Nadot, M. Didier Paris, M. Bruno Questel, Mme Laurianne Rossi, Mme Cécile Untermaier