Commission de la défense nationale et des forces armées

Réunion du mercredi 6 octobre 2021 à 15h10

Résumé de la réunion

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  • militaire

La réunion

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La séance est ouverte à quinze heures dix.

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Général, c'est la première fois que nous vous entendons depuis votre nomination en tant que chef d'état-major des armées. Elle récompense un parcours militaire sans faute et une personnalité affirmée qui refuse de se laisser dicter sa conduite par les faits accomplis et est soucieuse de développer, devant toute situation, une véritable réflexion stratégique. Cela explique que vous ayez notre confiance.

Ma première question est personnelle. Après avoir quitté l'uniforme de chef de l'armée de terre pour endosser celui de chef d'état-major des armées, décide-t-on et réfléchit-on autrement ?

Lors de votre dernière audition devant notre commission, vous aviez soutenu une conception de la nouvelle conflictualité substituant au triptyque traditionnel paix-crise-guerre le triptyque compétition-contestation-affrontement. Sommes-nous prêts à affronter ces trois phases, à commencer par la première, pour gagner « la guerre avant la guerre » ? Le projet de budget pour 2022 est-il de nature à renforcer notre positionnement dans chacune d'entre elles ? Comment entendez-vous adapter la vision stratégique que l'état-major des armées avait formulée en 2018 ?

La loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025 s'est voulue celle de la réparation et de la modernisation. À mi-course, la trajectoire a été strictement respectée, même si les marches les plus hautes sont encore devant nous. Quel bilan faites-vous de la modernisation de nos équipements ? Les armées ont-elles su prendre le tournant exigé par le développement numérique et le développement d'une vaste conflictualité de plus en plus hybride ? Les priorités affichées par le budget pour 2022, en termes de cyber, d'innovation et d'espace sont-elles de nature à pleinement vous satisfaire ?

Avez-vous identifié des retards préoccupants dans certains programmes ? Vos déclarations montrent que vous n'avez jamais été obsédé par la course au matériel le plus performant. Le « juste besoin technologique » ou « l'emploi soutenable des matériels en situation opérationnelle », pour reprendre vos expressions, vous importent davantage. Comment comptez-vous tenir sur cette une ligne de crête parfois difficile à suivre ?

Chacun reconnaît en vous un chef soucieux du moral de ses troupes, ce qui passe par la qualité de leur vie quotidienne, par une réponse à leurs aspirations et à celles de leurs familles. Les priorités accordées dans le projet de budget pour 2022 aux petits équipements, à l'amélioration des conditions d'hébergement et de logement et à la mise en œuvre du plan famille sont-elles de nature à vous satisfaire ?

Enfin, quelles conséquences tirez-vous du récent arrêt de la Cour de justice européenne sur l'application de la directive du temps de travail des militaires ? Remet-elle en cause leur disponibilité en tout temps et en tout lieu ? Nous sommes nombreux sur ces bancs à considérer que cette décision est susceptible de mettre en cause la capacité des armées à remplir pleinement leurs missions. Elle risque de porter gravement atteinte à votre singularité, à notre capacité à faire face à l'évolution des conflictualités dans le monde, à la construction de l'Europe de la défense qui fait l'objet de l'ambition du Président de la République.

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Général Thierry Burkhard, chef d'état-major des armées

Madame la présidente, Mesdames et Messieurs les députés, permettez-moi d'abord de vous remercier de me donner l'opportunité de m'exprimer devant la représentation nationale. Vous l'avez rappelé, nous nous sommes vus régulièrement ces dernières années, dans le cadre de mes fonctions précédentes, mais comme c'est la première fois que vous m'auditionnez en tant que chef d'état-major des armées. Aussi, je vous retourne la question : allez-vous m'interroger différemment ?

Mon propos liminaire sera divisé trois parties : un point de situation sur les opérations, la présentation succincte des grandes lignes de ma vision stratégique et mon appréciation de chef d'état-major des armées sur ce projet de loi de finances (PLF) pour 2022.

À mes yeux, la mission des armées comporte deux volets : d'une part, la défense de la France et des Français contre la dangerosité du monde, finalité pour laquelle nous n'avons pas le droit de ne pas être au rendez-vous, et d'autre part, la contribution des armées à la protection des Français face à la dangerosité du quotidien.

Bien que moins structurante et nécessitant des moyens moindres, cette mission est tout aussi importante. Je le rappelle souvent aux chefs d'état-major et aux unités que je visite, les Français perçoivent probablement plus cet aspect que la protection contre la dangerosité du monde. Je pense aujourd'hui à l'appui aux pouvoirs publics face au COVID et aux catastrophes naturelles et à la lutte contre la menace terroriste sur le sol national. Nous sommes toujours là pour contribuer à protéger les Français, vous pouvez nous aider à le mettre en valeur, vous qui représentez les territoires.

Ce panorama des opérations illustrera l'engagement des armées françaises, ces derniers mois, face à la dangerosité du monde et face à la dangerosité du quotidien.

L'opération Apagan menée en Afghanistan illustre ainsi la dangerosité du monde. En raison de la dégradation de la situation, les armées ont déclenché sans préavis une opération d'évacuation de ressortissants, en étroite collaboration avec le ministère de l'Europe et des Affaires étrangères, le ministère de l'Intérieur et avec nos alliés. Complexe, elle a permis de mettre en sécurité un peu moins de 3 000 personnes au moyen d'un pont aérien organisé en deux boucles : Kaboul-Abou Dabi et Abou Dabi-Paris.

Il est intéressant d'observer dans cette opération la mise en œuvre des capacités des armées, qui sont le fruit de la LPM. Les A400M assuraient la majeure partie des vols entre Kaboul et Abou Dhabi, tandis que les A330-MRTT Phénix réalisaient la plupart des vols entre Abou Dhabi et Paris. Effectuer cette opération avec nos anciens matériels, c'est-à-dire des C-160 et KC135, aurait été autrement plus difficile. Aucune mission n'a été remise en cause à la suite d'une indisponibilité du matériel, ce qui représente un tour de force. Cela ne doit pas occulter le savoir-faire des équipages, la capacité d'organisation des militaires déployés à l'aéroport de Kaboul ou l'importance du travail effectué par la base aérienne 104, qui a absorbé ce flux quasiment bord à bord afin de réduire au minimum le temps de présence aux Émirats arabes unis (EAU) avant de repartir pour Paris.

Je souligne notre réactivité, en plein été. Il convient de noter l'utilité du point d'appui aux EAU et de nos forces prépositionnées. En pareil cas, l'ensemble de la mission est placé sous les ordres d'un chef, en l'occurrence l'amiral Fayard, actuel commandant des forces françaises aux EAU, qui en devient le contrôleur opérationnel et qui mobilise l'ensemble des capacités placées sous ses ordres aux EAU.

Je souligne enfin le soutien total que nous ont apporté les autorités émiriennes, qui ont grandement facilité notre travail. Tous les pays n'accepteraient pas de voir transiter chez eux des gens sans visa, dont on a seulement les noms sur des listes. Grâce à une confiance mutuelle, les autorités émiriennes savaient que l'opération prendra le minimum de temps et que tous ceux qui ont été évacués de Kaboul seraient acheminés vers Paris.

Au Sahel, nous avons commencé à adapter le dispositif de l'opération Barkhane. Décidée par le Président de la République, cette adaptation vise à rééquilibrer les missions conduites sur le terrain. Jusqu'alors, notre priorité allait à l'engagement direct, de façon autonome si nécessaire, ou en appui du partenaire. La mission va évoluer vers davantage de partenariat militaire de combat. Nous nous engagerons uniquement en appui des forces partenaires maliennes et nigériennes. Nous allons conserver et développer la coopération avec ces différents pays, en volume et qualitativement, par domaine, avec un effort particulier sur la troisième dimension, où la marge de progrès est importante et peut produire un effet qualitatif significatif. Le volet réassurance demeure, principalement à partir de nos moyens aériens, en appui des postes ou des convois des forces partenaires.

La lutte antiterroriste, menée par les forces spéciales, se poursuit.

Le partenariat militaire de combat est au cœur de la mission de la Task Force Takuba, composée de forces spéciales de plusieurs pays européens : Belgique, Danemark, Estonie, France, Italie, Pays-Bas, Portugal, Suède, République Tchèque. C'est un bel exemple de frémissement de la naissance d'un esprit européen de défense et de la prise de conscience du besoin d'intervenir de manière combinée, loin au-delà de ses propres frontières.

Ce rééquilibrage des missions implique également un redéploiement géographique. Dès lors qu'on n'opère plus seul, nous devons être localisés là où se trouvent les forces partenaires. D'où la rétrocession aux autorités maliennes et à la MINUSMA (mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali) des postes de Tessalit, à l'extrême nord, de Kidal, au nord-est, et de Tombouctou. Le redéploiement a commencé. Ceux d'entre vous qui se sont rendus sur ces théâtres d'opérations savent qu'on ne calcule pas les déplacements en distance mais en jours. C'est un tour de force logistique. D'un point de vue sécuritaire, cela reste sensible, mais je suis confiant en notre capacité de le réaliser. Le transfert de ces postes en nous réarticulant sur une zone Ménaka-Gao-Gossi, le long des frontières avec le Niger et le Burkina, pourrait être opéré d'ici la fin de l'année ou au début de l'année prochaine.

Je suis confiant mais je reste préoccupé par l'évolution de la relation franco-malienne, qui pourrait nous compliquer la tâche, suite à l'irruption d'un autre acteur sous la forme de la société militaire privée Wagner, derrière laquelle se trouve la Russie. Cela témoigne de l'omniprésence de nos grands compétiteurs qui ne lâchent rien mais cherchent à s'imposer et à gagner en influence. Attendons de voir comment la situation évoluera, mon objectif étant de ne pas perdre l'initiative et de maîtriser le tempo des actions en cours. Cela illustre bien le caractère stratégique des crises auxquelles nous sommes confrontés. Il n'y a plus uniquement sur le théâtre les niveaux tactiques et opératif ; le niveau stratégique y est partout présent.

Concernant l'opération de réassurance de l'OTAN, Lynx, dans les pays baltes, depuis 2017 nous déployons régulièrement un sous-groupement tactique interarmes (SGTIA) soit en Lituanie, au sein d'un bataillon allemand, soit en Estonie, au sein d'un bataillon britannique, comme c'est le cas aujourd'hui. Cette année, nous avons augmenté notre déploiement, pour un créneau d'un an au lieu de huit mois. Alors que nos SGTIA étaient jusqu'à présent à dominante mécanisée, composés de véhicules blindés de combat d'infanterie (VBCI) et de quelques chars Leclerc, pour la première fois nous avons engagé un SGTIA blindé composé de plus de chars Leclerc que de VBCI. Cela reste néanmoins une structure mixte comprenant des moyens blindés, mécanisés, de génie et des moyens d'observation d'artillerie accompagnés de moyens de soutien.

Cela montre la détermination de la France à prendre sa part dans la défense de l'Europe et sa crédibilité comme allié au sein de l'OTAN. Cela illustre aussi les liens qui nous unissent à notre allié estonien. Vous le savez, les Estoniens ont été les premiers à engager un contingent, d'abord dans le cadre de l'opération Barkhane, puis au sein de la force Takuba. Pour les unités déployées au sein de la mission Lynx, c'est également l'occasion d'une préparation opérationnelle interarmes et interalliée de haut niveau tournée vers la haute intensité.

Les armées sont également très engagées sur le territoire national pour contribuer à la protection des Français. Chaque été, l'opération Héphaïstos participe à la lutte contre les feux de forêt. Les armées interviennent en appui des formations militaires de la sécurité civile et des sapeurs-pompiers, dont c'est le métier à part entière. La campagne 2021, qui s'est déroulée de fin juin à mi-septembre, a couvert vingt-trois départements et mobilisé quotidiennement cinquante militaires, qui ont été engagés sur 148 feux de forêt.

Concernant l'opération Résilience, je mettrai l'accent sur le déploiement opéré aux Antilles. Depuis le 3 août, un module militaire de réanimation (MMR) de vingt lits a été activé par quatre-vingts militaires du service de santé des armées (SSA) et de l'armée de terre, insérés dans le centre hospitalier universitaire de Martinique. Au 30 septembre, plus de cent patients avaient été pris en charge. La situation évoluant favorablement, on s'oriente vers la fermeture progressive de ce MMR.

Dans le cadre de l'opération Résilience, les armées contribuent au fonctionnement des centres de vaccination. Le SSA assure la vaccination du public au sein de ses hôpitaux, ouverts à tous, tandis que les armées ont installé des pôles militaires de vaccination (PMV) dont elles assurent l'accueil, le filtrage, la direction et le soutien logistique, du personnel soignant civil réalisant les actes médicaux. Au total, les hôpitaux d'instruction des armées (HIA) et les PMV ont injecté un million de doses. En outre, à eux seuls, la Brigade des sapeurs-pompiers de Paris et le Bataillon des marins-pompiers de Marseille ont injecté 1,4 million de doses, en totale autonomie, avec leurs moyens propres, ce qui représente un effort hors norme.

Les armées engagent en permanence 30 000 militaires en posture opérationnelle. L'armée française est une armée d'emploi, ce qui représente une vraie force. Notre monde est toujours plus incertain et dangereux, la conflictualité s'étend. Les armées doivent prendre en compte ces évolutions de fond pour garantir notre capacité à remplir les missions et les anticiper.

J'en viens aux grandes lignes de ma vision stratégique, qui procède de la transformation considérable du contexte. Nous vivons dans un monde tripolaire dominé par trois puissances majeures, ce qui est inédit. Par ailleurs, deux de ces puissances entretiennent une très forte interdépendance économique, ce qui complique l'analyse et les jeux des uns et des autres. Si le réarmement est établi depuis assez longtemps, la détermination de certains à utiliser ces armes acquises est plus récente.

Au-delà du rôle croissant des grands compétiteurs – Russie, Chine – je note également celui de la Turquie, de l'Iran et d'autres, et leur désinhibition vis-à-vis de l'emploi de la puissance militaire, ce qui se manifeste, sur le terrain, par davantage d'interactions, de frictions, voire un risque d'escalade aux niveaux tactique et opératif. Notre liberté d'action, comme nous venons de le constater en Afrique, s'en trouve contrainte. C'est un monde où les interactions ont davantage de portée stratégique. Cette évolution est récente mais nette.

Vous le savez, l'ambition du Président de la République est de positionner la France comme puissance d'équilibre face à nos grands compétiteurs. Pour les armées, il est à la fois complexe et exigeant d'assumer ce statut. Cela implique de se montrer offensif sans jamais, ou rarement, bénéficier d'un rapport de force favorable, de saisir chaque opportunité très rapidement, tout en restant cohérent sur le long terme. Il faut être à la fois meneur et rassembleur. Vous le voyez, la posture n'est pas aisée mais elle est essentielle dans le contexte international.

Cette stratégie de puissance d'équilibre portée par le chef des armées est le point de départ de ma réflexion : il s'agit de déterminer de quelle manière, par quelles voies et avec quels moyens les armées vont contribuer à cette stratégie ?

De fait, le continuum « paix-crise-guerre », qui était notre grille de lecture stratégique depuis la fin de la guerre froide, ne suffit plus pour prendre en compte la complexité de la conflictualité. Le triptyque « compétition-contestation-affrontement » nous semble plus adapté. Je n'ai pas la prétention de dire que ce triptyque doit être universellement reconnu mais il nous est utile pour cadrer la réflexion des armées et expliquer leur positionnement.

La compétition entre les nations, devenue le mode normal d'expression de la puissance, se déroule quotidiennement dans tous les domaines : diplomatique, informationnel, militaire, économique, juridique, technologique, industriel ou encore culturel. Pour jouer leur rôle dans la compétition, les armées doivent contribuer à la connaissance des compétiteurs, proposer des options militaires pertinentes dans tous les milieux et dans tous les champs, et participer à la signification de la détermination de la France, dans le cadre d'une stratégie globale et cohérente. Il s'agit d'infléchir la détermination de nos adversaires. Une grande partie du jeu se déroule dès ce moment et constitue une forme de « guerre avant la guerre ». La compétition n'est pas la guerre, mais déjà un premier engagement en amont.

La contestation apparaît lorsqu'un acteur choisit de transgresser les règles communément admises. Les armées contribuent alors à lever l'incertitude, à empêcher l'imposition du fait accompli et à décourager l'adversaire. Durant cette phase, il faut être capable de réagir très vite et de manière déterminée. C'est ce que j'appelle la guerre « juste avant » la guerre.

Enfin, l'affrontement survient lorsque l'un des acteurs, voulant pousser son avantage, persiste à recourir à la force pour atteindre ses objectifs et provoque une réaction d'un niveau au moins équivalent. C'est « la guerre ». Les armées doivent être capables de détecter les signaux faibles pour anticiper la bascule vers l'affrontement puis, si nécessaire, livrer bataille et gagner la guerre.

Dès lors, quelle est mon ambition pour les armées ?

L'effort doit d'abord porter sur les situations de compétition pour signifier notre détermination, prévenir le risque de fait accompli et d'escalade. L'enjeu est donc, pour les armées françaises, de « gagner la guerre avant la guerre », tout en étant apte à s'engager dans un affrontement de haute intensité. Autrement dit, notre objectif est de maintenir notre niveau d'ambition en faisant face d'abord à la menace la plus probable et en nous préparant à affronter la menace la plus dangereuse.

En ce sens, l'ambition opérationnelle 2030, fixée par la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale, reste la référence pertinente. En effet, pour gagner la guerre avant la guerre, il faut être crédible et prêt à l'épreuve du feu.

Pour cela, il faut non seulement cultiver l'audace et la prise de risque, ce qui suppose, effort majeur, d'être capable de travailler autrement, mais également s'engager dans trois directions.

Il s'agit tout d'abord de renforcer et soutenir la communauté humaine des armées, qui représente notre richesse et notre force principale. Elle doit être résiliente, compétente et nous devons en exploiter la richesse et la diversité.

Il faudra ensuite développer les capacités et adapter l'organisation des armées pour conquérir une supériorité multi-milieux et multi-champs, dans des domaines de conflictualité de plus en plus larges.

Enfin, il faut faire de l'entraînement une nouvelle dimension des combats à mener en lien avec nos partenaires : se préparer aux opérations, envoyer des messages et être capable d'agir en coalition.

La version définitive de cette vision stratégique sera diffusée dans le courant du mois. Vous en serez naturellement destinataires et nous pourrons échanger plus longuement sur le sujet si vous le souhaitez.

J'en arrive au projet de loi de finances.

Dans la continuité d'une exécution à l'euro près depuis 2019, ce PLF nous fournit les moyens d'atteindre les objectifs qui nous ont été fixés.

Depuis 2019, dans le cadre d'un effort de défense soutenu, la LPM nous permet de réparer ce qui doit l'être et de renforcer la cohérence de notre modèle. Ce PLF s'inscrit dans la continuité de cet effort, et il y a là un motif de satisfaction évident. Il s'agit notamment de renforcer la communauté humaine des armées, qui est le premier axe de la vision stratégique, et de combler progressivement les ruptures temporaires de capacité, tout en continuant d'investir dans les domaines clés ou émergents.

Le premier thème est évidemment le soutien « à hauteur d'homme ». Le PLF pour 2022 prévoit 1,6 milliard d'euros pour les petits équipements et le soutien de l'homme. Cela profite directement à nos soldats, aviateurs et marins, grâce à la livraison d'armement individuel : HK416, fusil de tireur d'élite, jumelles de vision nocturne, équipements spécifiques des forces spéciales ou encore l'acquisition de matériels de manutention et d'outillage destinés à la maintenance des équipements dans les bases, ports ou régiments.

Le Plan hébergement, élément capital, bénéficie de 266 millions d'euros, ce qui se traduira notamment par la commande d'environ 5000 places d'hébergement et le financement d'une quarantaine d'opérations d'infrastructure supplémentaires, l'année prochaine.

Ce PLF verra également la livraison de capacités majeures. Vous le percevez et les soldats le voient, les effets de la LPM commencent à être directement observables au sein des unités et des bases. L'année prochaine, pour l'armée de Terre, dans le cadre du programme Scorpion, 245 véhicules blindés, dont 119 Griffon, 108 Serval, les premiers à être livrés, et 18 Jaguar seront livrés aux régiments. Pour la marine, nous allons recevoir la deuxième frégate La Fayette rénovée et le premier bâtiment de ravitaillement de la flotte, le Jacques-Chevallier. Pour l'armée de l'air et de l'espace, deux A400M et trois MRTT supplémentaires seront livrés.

Le PLF pour 2022 poursuit également la mise en cohérence de nos capacités. Ainsi, le sous-marin nucléaire d'attaque (SNA) Suffren, outil exceptionnel, sera doté de missiles de croisière navals (MdCN) dont nous allons acquérir un troisième lot. Des missiles SCALP rénovés seront mis à la disposition de notre aviation de combat. Ces livraisons de MdCN et SCALP accroissent nos capacités de frappe dans la profondeur.

En appui direct de notre vision stratégique, l'enjeu est d'être capable de gagner la guerre avant la guerre, en décourageant nos compétiteurs. À cet égard, le PLF pour 2022 reflète l'ajustement de la LPM décidé cette année afin de poursuivre le développement de notre aptitude à agir dans les nouveaux champs de conflictualité. Je pense à notre capacité à agir dans les domaines prioritaires que sont le cyber, la zone exo-atmosphérique et les fonds marins, mais aussi à des sujets spécifiques comme la lutte anti-drones.

Dans le domaine spatial, le programme CERES (Capacité d'Écoute et de Renseignement Électromagnétique Spatiale) sera mis en service en 2022.

Dans le cyber, nous faisons un effort important, notamment dans le domaine des ressources humaines, avec la création de 376 postes de cyber-combattants.

Concernant les fonds marins, nous lancerons l'acquisition d'une première capacité exploratoire composée d'un drone et d'un robot sous-marin grands fonds.

Enfin, dans la continuité de la création du programme de lutte anti-drone (LAD), qui structure nos efforts en ce domaine, nous lancerons l'acquisition de systèmes de protection de sites. Nous prévoyons d'utiliser les premiers systèmes pour la coupe du monde de rugby, en 2023, et les Jeux olympiques, en 2024.

Dans cette guerre avant la guerre, vous comprenez l'importance d'agir dans le champ des perceptions. La préparation opérationnelle, notamment les grands exercices nationaux et multinationaux, est un moyen d'afficher notre détermination. Nous devons exploiter toutes les occasions qui nous seront offertes de nous entraîner selon les standards les plus élevés, avec nos alliés et nos partenaires, afin de conserver une aptitude opérationnelle élevée et être prêts à nous engager si nécessaire, face à des adversaires capables d'employer des moyens du même niveau. Je pense, par exemple, au déni d'accès et aux stratégies hybrides.

J'en arrive au rapport entre le PLF pour 2022 et le deuxième volet de l'ambition de ma vision stratégique, c'est-à-dire la capacité à s'engager dans un affrontement de haute intensité, qui fonde notre crédibilité. Plus précisément, l'idée est de disposer d'armées aptes à s'engager dans un conflit de haute intensité au sein d'une coalition, dans des délais de montée en puissance que l'on doit s'attacher à réduire mais qui existeront toujours.

En toile de fond, l'ambition opérationnelle 2030 sert à la fois de référence et de point à atteindre. Nous ne sommes qu'à mi-chemin de cette ambition. Pour les avoir votés, vous savez les efforts consentis par la nation pour reconstruire un modèle d'armée crédible, équilibré et cohérent. C'est pourquoi je veux insister sur le maintien de la dynamique d'effort de défense initiée par cette LPM. Le contraire se traduirait par des retards, des coûts supplémentaires induits par la renégociation de programmes en cours ou des reports de programmes futurs. Cela nuirait significativement à la capacité opérationnelle des armées. À ce titre, la prochaine LPM sera déterminante pour la crédibilité de notre modèle. Elle devra porter la réalisation des grands programmes structurants qui seront une brique essentielle de cette capacité à s'engager dans l'affrontement. Je pense naturellement au système de combat aérien du futur (SCAF), pour l'armée de l'air et de l'espace, au porte-avions de nouvelle génération (PANG) pour la marine nationale et au système principal de combat terrestre (MGCS – Main Ground Combat system ) pour l'armée de terre, autant de capacités indispensables pour s'engager dans le haut du spectre.

Il s'agira, parallèlement, de poursuivre nos efforts avec agilité et créativité pour nous adapter aux évolutions de la conflictualité.

Il me semblait important de vous présenter la cohérence que j'entends établir entre nos opérations militaires actuelles ou à venir, la vision stratégique pour les armées et, au-delà de la LPM, l'importance du projet de loi de finances sur lequel vous vous prononcerez. Cet effort de défense nous permettra de faire face aux défis qui se dressent devant nous. Je sais que vous en mesurez toute l'importance.

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Le projet de loi de finances pour 2022 est conforme à la loi de programmation militaire 2019-2025. Il concrétise, pour la cinquième année de suite, les efforts budgétaires voulus par le Président de la République afin de redonner à nos armées les moyens d'atteindre les objectifs fixés par la Revue stratégique de 2017 en bâtissant un modèle d'armée complet et équilibré dans la durée. En étant parfaitement exécutée depuis quatre ans, la LPM permet une régénération capacitaire de nos armées, un renouveau du maintien en condition opérationnelle, un effort majeur dans le recrutement et la formation de nos soldats, marins et pilotes, ainsi qu'un investissement important dans le cyber, l'espace et l'innovation de défense.

La ministre des armées a déjà annoncé l'accélération de plusieurs programmes de la LPM afin d'adapter nos forces à la multiplication des menaces. Néanmoins, depuis plusieurs années, l'art de la guerre évolue. Si j'ai bien compris vos récentes déclarations, nous devons faire face au nouveau défi stratégique de gagner la guerre avant la guerre, puisque les puissances étatiques comme la Russie ou la Chine développent des actions autres que strictement militaires, dans des domaines multiples comme la diplomatie, la désinformation, l'économie, le spatial ou le droit international. À cela vont s'ajouter les conflits hybrides, un recours permanent aux drones ou à des innovations technologiques militaires, ainsi que l'emploi de milices et de sociétés privées armées, autrement dit, de mercenaires.

Le dernier exemple de conflit, le plus cruel, à mes yeux, a été la guerre du Haut-Karabakh menée par l'Azerbaïdjan au moyen de drones, de bombes au phosphore et de mercenaires syriens engagés par la Turquie. Nous savons qu'avant le déclenchement de cette guerre, le régime azéri avait pratiqué « la diplomatie du caviar », qui n'est autre qu'une vaste pratique de corruption internationale. Il ne lui restait plus qu'à être soutenu par la Turquie et par des milices islamistes venues de Syrie pour attaquer, avec des drones armés, les forces du Haut-Karabakh.

Général, la guerre est bien l'affrontement de volontés au moyen de stratégies hybrides qui se développent et évolueront dans les prochaines décennies. Vous l'avez dit, ces volontés sont devenues des compétitions entre puissances étatiques qui obligent la France à investir et à anticiper dans le champ des perceptions, ce qui passe par la lutte informationnelle face à nos adversaires extérieurs, mais aussi à l'intérieur pour maintenir le recrutement dans nos armées où nous connaissons des tensions. Face au développement de cette guerre des perceptions, le projet de loi de finances pour 2022 répond-il suffisamment aux besoins de nos armées ? Ne faudrait-il pas créer un bataillon informationnel ? Si un effort budgétaire supplémentaire était encore possible, quelles seraient les urgences sur le plan capacitaire ?

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Mon général, notre pays présente la singularité d'avoir un modèle d'armée complet pour une puissance d'équilibre qui assume des ambitions mondiales. Les récents événements avec l'Australie et la création de l'alliance AUKUS remettent en question l'avenir de la France comme puissance de la zone indopacifique. Des commentateurs estiment que notre crédibilité est atteinte par les moyens limités que nous sommes capables de déployer dans la zone : pas de navires de premier rang en permanence, des patrouilleurs hors d'âge, des bases qui ne sont pas des vitrines, comme nous en avons aux Émirats arabes unis.

Pour continuer à peser dans cette zone, devons-nous renforcer notre effort naval ? Je vous pose d'autant plus la question que, dans le cadre de la stratégie Global Britain, le livre blanc britannique publié en mars 2021 met l'accent sur le domaine naval en visant un objectif de trente coques de premier rang à échéance 2030. Comment interprétez-vous ce projet britannique ? Est-il financé ? La France doit-elle aller plus loin dans une stratégie du Sea Power, quitte à renforcer les moyens de la marine ?

Enfin, mon collègue Jacques Marilossian a évoqué les sociétés militaires privées, notamment le groupe Wagner qui s'apprêterait à jouer un rôle au Mali. La France doit-elle envisager de fixer un cadre réglementaire pour autoriser la création de sociétés militaires privées et disposer aussi de ce soft power ?

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L'annulation du contrat de vente de sous-marins à l'Australie a mis la vision stratégique de la France dans l'espace indopacifique sous les feux de l'actualité. Cette affaire a rebattu les cartes dans cette partie du monde où la France est le seul État de l'Union européenne à exercer une présence non négligeable dans une dizaine de millions de kilomètres carrés de zone économique exclusive (ZEE). Nous sommes la deuxième nation à y être représentés, forts de l'appui d'une force maritime et de la présence d'environ deux millions de ressortissants.

Le projet de budget pour 2022 répond-il aux nouveaux enjeux qui se dessinent ? Disposons-nous des moyens capables de montrer la voie à des partenaires de l'Union pour défendre les intérêts européens ? Le temps est-il venu de préciser notre concept de prépositionnement, comme le font les Britanniques ? Est-il devenu opportun d'organiser la maintenance directe de bateaux dans le secteur indopacifique ?

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Si nous sommes confiants dans notre chef d'état-major des armes (CEMA), c'est que nous l'avons vu œuvrer comme chef d'état-major de l'armée de terre (CEMAT) et parce que nous retrouvons dans votre parcours aussi bien le légionnaire que le stratège ou le communicant, toutes qualités nécessaires dans vos nouvelles fonctions.

Depuis la fin de la guerre froide, nous avons vu reculer la défense opérationnelle du territoire. Depuis une dizaine d'années, la gendarmerie est rattachée au ministère de l'intérieur. Ce matin, le directeur général de la gendarmerie nationale a vanté ses bonnes relations avec les armées. Certains pays intègrent dans leur stratégie d'engagement total les forces de sécurité intérieure. C'est un peu moins le cas dans notre pays du fait de la dissuasion nucléaire. Toutefois, dans certains territoires de la République, notamment les territoires d'outre-mer, les premiers qui pourraient s'opposer au fait accompli sont nos gendarmes. Ont-ils toute leur place dans notre stratégie de défense nationale ?

Concernant la lutte informationnelle, je vous invite à lire le scénario de la Red Team, Chronique d'une mort culturelle annoncée, décrivant une société où les réseaux sociaux ont pris une importance telle que les armées interviennent dans des contextes informationnels très hostiles. De violentes campagnes de désinformation sont menées dans certains théâtres. Il est urgent d'engager fermement une stratégie de lutte informationnelle. Quelles sont les actions urgentes à lancer ?

La stratégie de puissance d'un pays repose aussi sur des leviers non militaires . Au Sahel, nous voyons bien que l'excellence de nos résultats tactiques n'est pas la seule solution. En tant que chef militaire, vous sentez-vous libre de faire à nos autorités des propositions pour que notre pays puisse recourir à des leviers non militaires ?

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La crise du Covid ayant entraîné le report de préparation de la révision de la LPM après l'élection présidentielle, je souhaite vous faire part de quelques inquiétudes.

Dans le conflit du Haut-Karabakh comme dans la vallée du Panchir, l'emploi des drones a été déterminant. Les Arméniens ont été écrasés en quelques heures et la vallée du Panchir, réputée inexpugnable, est tombée en trois jours. Nous avions du retard en ce domaine. En cas de conflit chaud, la France est-elle suffisamment armée ?

Les Russes viennent de tester avec succès des missiles à haute vélocité. Quelle est la capacité de protection de nos bâtiments face à ces nouvelles armes, qu'elles soient chinoises, russes ou autres ?

La multiplication des drones sous-marins donne plus de chances à des puissances hostiles de repérer un sous-marin adverse. Notre unique sous-marin nucléaire lanceur d'engins (SNLE) en mer pourrait être repéré, voire neutralisé, faisant alors reposer exclusivement la dissuasion sur notre composante aérienne. N'est-il pas temps de changer de posture en mettant deux sous-marins à la mer pour réduire la probabilité de repérer les deux en même temps ?

Nous savons que les conflits de haute intensité deviennent plus probables. Or, si nous avons un modèle d'armée complète, il est échantillonné. Si un conflit de haute intensité impliquant la France devait survenir, nous n'aurions ni la base militaro-industrielle ni le nombre d'équipements nécessaire pour tenir longtemps, que ce soit en moyens aériens ou en moyens blindés. Ne convient-il pas, pour la montée en charge de la seconde partie de la LPM et de la future LPM, d'engager une réflexion à ce sujet.

Enfin, vous dites que 2500 hommes sont redéployés au Sahel et que nous ne viendrions plus qu'en soutien. Si le Mali ne veut plus de nous, d'autres pays restent en danger. Si ces événements politiques se produisaient dans les pays voisins, le redéploiement de nos forces est-il envisagé afin de garantir la poursuite de la lutte contre les terroristes ?

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Je regrette d'autant plus la tenue à huis clos de cette audition que je ne crois pas avoir entendu de propos de nature à le justifier. Je regrette aussi que la presse ait eu la primeur de votre vision stratégique, avant le Parlement. J'ajoute que la publication tardive des annexes budgétaires nous empêche de vous interroger avec précision sur les budgets des programmes dont vous avez la charge. C'est pourquoi mes questions porteront sur les grandes masses.

Comment expliquer l'explosion du stock d'autorisations d'engagement du programme Préparation et emploi des forces, qui est passé de 15 à 27 milliards d'euros en deux exercices budgétaires ? Envisagez-vous de le résorber par la création des crédits de paiement correspondants et à quelles échéances ? Dans le même programme, comment expliquer l'augmentation de 30 millions d'euros de la ligne budgétaire Éducation et culture ?

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Mon général, Mme la ministre des armées nous disait hier que le budget militaire britannique était équivalent à celui de notre pays. Les Anglais ont publié un livre blanc sur la marine et, depuis un petit millénaire, nous savons quelle est notre relation. Ce budget ne leur offre-t-il pas des possibilités nouvelles d'intervention, d'autant qu'ils sont, au moins moralement, en partie déchargés du rôle, pour nous essentiel, de protection de l'Union européenne ?

Vous avez évoqué la situation dans la vaste Afrique. J'ai le sentiment que, même bien organisées, nos troupes sont clairsemées sur ces immenses territoires, et nous n'avons plus la base que nous avions au Mali. En Afghanistan, il est difficile de savoir qui fait quoi. Le moment n'est-il pas venu de trouver un autre point d'appui ? Sous la houlette des Russes ou des Turcs, des groupes violents viennent de Syrie. Je crois savoir que les discussions avec le régime syrien ont commencé. N'est-il pas temps d'essayer d'établir, quoi qu'il en coûte, une relation qui garantirait notre sécurité, sachant que dans l'espace indopacifique, nous avons la plus grande façade maritime ?

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Général Thierry Burkhard, chef d'état-major des armées

Madame la présidente, je commencerai par répondre à votre première question. Que l'on soit CEMA ou CEMAT, on réfléchit et on décide de la même manière mais pas avec les mêmes lunettes et en ne regardant pas les mêmes choses. Quand j'avais la responsabilité de la préparation des forces, je répondais sur ce sujet. Aujourd'hui, je vous réponds sous l'angle de l'engagement des forces, en tant qu'employeur des unités préparées et opérationnelles.

Nous avons pris conscience de la nécessité d'agir plus fortement dans le champ informationnel. La ministre présentera prochainement un projet sur la lutte informatique d'influence (L2I). Il convient de mettre en place des structures et une organisation, ce à quoi la vision stratégique contribue. Les armées s'orientent dans cette direction. Le sujet est donc pris en compte, en particulier dans le premier axe de l'ajustement visant à détecter et à contrer.

Nous manque-t-il des capacités ? Nous travaillons toujours de manière lancée. La LPM visait à réparer l'armée française, puis à la moderniser. Une grande partie des programmes a été engagée, chaînée avec d'autres programmes. Le PANG, le SCAF et le MGCS suivent la mise en place des programmes SCORPION et de frégates de défense et d'intervention (FDI). À la vitesse à laquelle le monde évolue, on ne peut se permettre d'attendre la fin de la LPM pour prévoir une réorientation. L'ajustement vise à un équilibrage, en particulier sur les axes d'effort du PLF 2022. Quand on parle de domaines émergents, j'ai l'impression qu'on est en retard. À mon sens, ce sont des domaines prioritaires bien identifiés comme le cyber, la lutte anti-drone, les drones ou l'espace exo-atmosphérique, l'intelligence artificielle et la numérisation. On peut toujours disserter sur le point de savoir s'il faut un peu plus de ceci ou un peu plus de cela, mais la logique est bonne. Quand on regarde tous les paramètres, on constate que l'on va dans la bonne direction.

Continuons-nous à peser dans la zone indopacifique ? Faut-il augmenter les moyens navals ? Le Président de la République ne définit pas la France comme une hyperpuissance mais comme une puissance d'équilibre. Tout en me gardant de faire l'exégèse des propos du Président, j'ai dit comment cela pouvait se traduire d'un point de vue militaire. En tant que puissance d'équilibre, on est forcé de jouer un jeu où l'on est rarement en position de force et où l'on doit toujours calculer finement comment agir.

En outre, qu'on soit hyperpuissance ou, plus encore, puissance d'équilibre, on ne peut tordre la réalité géographique : plus on s'éloigne et moins l'influence est facile à exercer.

La zone indopacifique est notre zone d'influence la plus éloignée, mais la France y a des intérêts. Sur ces plus de dix millions de kilomètres carrés où vivent deux millions de Français, sont déployés 7 000 militaires, des marins, des aviateurs, des terriens, des gendarmes et des militaires du SMA. Peut-on ou doit-on y consacrer plus de moyens ? En tant que puissance d'équilibre, il convient de savoir peser de manière équilibrée sur l'ensemble du monde. Nous devons raisonner par cercles concentriques et il ne me semble pas incohérent que notre capacité d'influence instantanée y soit moins forte.

En outre, l'influence d'une puissance d'équilibre ne s'exerce pas uniquement par des capacités militaires. Parler d'une troisième voie dans la zone indopacifique pourrait laisser penser qu'il existe une voie médiane entre la Chine et les États-Unis. Or, en défendant nos valeurs dans le monde entier, en particulier dans la zone indopacifique, nous ne nous situons pas exactement à mi-chemin entre les deux. Nous représentons davantage une deuxième voie et demie qu'une troisième, laquelle revêt néanmoins une grande importance. Pour les États-Unis, un pays avec notre positionnement peut sans doute être utile pour rallier des États, sans les forcer à choisir entre l'un et l'autre, ce qu'en situation normale, ils n'aiment pas faire. Dans ce cadre, nous pouvons leur proposer une forme d'alternative.

La France ne reconnaît pas et ne veut pas utiliser de « sociétés militaires privées » employant des personnes armées. Il existe de rares exceptions pour la protection de nos bâtiments civils, à la mer, dans des conditions précises définies par la loi. Faut-il y réfléchir ? Il ne faut s'interdire de réfléchir à rien, mais aujourd'hui, le rapport entre inconvénients et avantages n'est pas favorable.

La France est le seul pays de l'Union européenne ayant à la fois des intérêts, des ressortissants et des possessions dans la zone indopacifique. Si les autres pays sont moins présents, ils le sont quand même. L'Allemagne a déployé une frégate et d'autres s'y déploient plus occasionnellement. Dans ce domaine comme dans d'autres, nous devons exercer un effet d'entraînement pour inciter d'autres pays européens à agir de manière plus coordonnée. Cela ne veut pas dire que nous devrions être plus ensemble là-bas mais que nous pourrions nous répartir la présence. Nous avançons pas à pas mais la Chine dispose d'importants moyens de pression directs ou indirects et, comme puissance d'équilibre, notre force d'entraînement doit être bien mesurée.

Faut-il réaliser des opérations de maintien en condition opérationnelle de nos bâtiments outre-mer et en particulier dans cette zone ? C'est déjà le cas en grande partie. Entre la Guyane et les Antilles, ces opérations sont mutualisées. Nous avons un dock flottant en Polynésie.

La gendarmerie s'intègre davantage dans la politique de défense outre-mer que sur le territoire métropolitain. En tout cas, en situation normale, s'il existe des règles de répartition des missions, les échanges sont fréquents. En situation détériorée, cela permet, de partager facilement nos expériences. Vous avez raison de rappeler la demande d'entraînement du DGGN pour ses pelotons de surveillance et d'intervention de la gendarmerie (PSIG), après les trois gendarmes tués à Saint-Just. Rapidement mis en place, le dispositif fonctionne très bien.

J'ai mentionné le fait qu'un rapport sur la lutte informationnelle était en préparation. Nous devons progresser rapidement car nos marges de progrès sont importantes.

Concernant les leviers de puissance, beaucoup d'entre vous sont allés sur les théâtres d'opérations. Le levier militaire ne suffit pas. C'est pourquoi on parle des « trois D » : défense, développement, diplomatie. Cela doit être fortement coordonné. Ai-je toute liberté pour faire des propositions dans ce domaine ? On a la liberté qu'on prend, mais ce n'est pas toujours suffisant, non en raison de la mauvaise volonté des acteurs, mais parce que pour ces sujets, les temps sont différents. Nous pouvons faire mieux, mais beaucoup est déjà fait. En particulier, dans la bande sahélo-saharienne, un responsable de l'agence française de développement (AFD) est positionné auprès du COMANFOR de Barkhane pour faciliter la synchronisation des projets de développement. La diplomatie est un levier qui peut s'exercer sur la gouvernance des pays de la région, même si la tâche n'est pas facile.

C'est vrai, les drones sont un élément déterminant. On ne peut plus dire que la France est en retard, mais elle n'est pas encore en avance… Le CEMAT que vous auditionnerez bientôt vous parlera de l'arrivée du Patroller. Des capacités sont en cours de déploiement. Le Reaper Bloc 5 a été déployé. Vous direz que nous avons moins de drones que la Turquie. Oui, nous devons continuer à faire un effort pour les drones. Ils ont un effet important sur le champ de bataille lorsque certaines conditions sont réunies. Ce n'est pas l'arme absolue permettant de tout faire en toutes circonstances. C'est aussi une excellente arme de guerre informationnelle, toujours séduisante, car on ne montre que des images où le drone voit sa cible, tire et l'atteint, alors que cela ne se passe pas toujours exactement comme ça. Mais l'effet psychologique n'en est pas moins négligeable. Quelqu'un avait dit que le ciel du Haut-Karabakh avait été obscurci par l'arrivée de drones adverses : c'est justement l'image que cherche à donner celui qui les emploie.

Un tir russe de missile à haute vélocité a été effectué récemment. Ils ne sont pas les seuls à en développer mais c'est un vrai sujet. Le tir d'un missile n'en fait pas une arme opérationnelle mais il doit inciter à engager des réflexions en matière de défense et de vulnérabilité. C'est la course permanente entre le bouclier et l'épée.

Concernant le risque lié à la multiplication des drones sous-marins, celle-ci réduit peut-être la marge de manœuvre d'un SNLE en patrouille, mais celle-ci demeure incontestable. Rappelons que nous avons deux composantes nucléaires, afin qu'aucun adversaire ne puisse penser pouvoir annihiler notre dissuasion grâce à une percée technologique.

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Général Thierry Burkhard, chef d'état-major des armées

Parce qu'il n'y a pas de besoin et que pour tenir une posture permanente à deux, il en faudrait sans doute six, avec le nombre de têtes correspondantes.

Vous pouvez voir notre modèle comme échantillonnaire. Le modèle britannique l'est un peu moins grâce à un effort accru sur certaines niches et l'abandon complet ou quasi-complet de certaines capacités. Je ne critique pas la posture britannique mais, outre le fait qu'un pays est une île et l'autre plutôt continental, la grande différence entre les armées française et britannique, c'est qu'en France, quand le centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) prépare une opération, il recommande la plupart du temps au pouvoir politique de la conduire en coalition. Mais, à défaut de coalition – en clair, si les Américains décident de ne pas s'engager – il peut et doit toujours être en mesure de proposer une option au Président de la République. Les Britanniques conçoivent très probablement de s'engager uniquement au sein d'une coalition avec les Américains, ce qui induit des différences de conception de nos modèles d'armée.

L'opération Barkhane, ce ne sont pas 2 500 militaires, mais un peu plus de 5 000, avant la diminution prévue. Même avec 5 000 hommes, on ne peut tenir la bande sahélo-saharienne. Y mettrait-on la totalité de l'armée française que ce serait probablement encore insuffisant. Ce n'est pas, stricto sensu, une question de volume. C'est le message adressé par le Président de la République aux pays de la région : c'est à eux d'être capables d'assurer leur sécurité. Nous pouvons les aider mais ils ne doivent pas penser que nous le ferons à leur place.

Je n'ai bien évidemment pas donné la primeur de la Vision stratégique à la presse mais aux militaires que je commande. Vendredi dernier, j'ai tenu la réunion des commandeurs, auxquels j'ai livré ma vision stratégique, parce que c'est à eux qu'elle s'adresse. Vous êtes aussi informés par la presse et je vous en ai dit davantage que vous n'en avez lu dans les journaux.

La réforme du maintien en condition opérationnelle (MCO) aéronautiques passe par un changement de stratégie et l'introduction de contrats verticalisés. Souscrits sur un temps plus long et sur un périmètre plus large, ils induisent des engagements initiaux importants, ce qui explique l'augmentation du niveau des autorisations d'engagement. Les flottes soutenues, lorsqu'elles sont anciennes, nécessitent également d'intégrer la gestion de fin de vie aux contrats.

J'ai répondu au sujet des budgets britannique et français. Les Britanniques ne se positionnent pas de la même manière. Outre la nécessité d'avoir la capacité d'intervenir seuls, nous souhaitons pouvoir conduire une coalition, ce qui nécessite des moyens spécifiques.

Dans la BSS, nous sommes dispersés comme nous pouvons l'être avec les effectifs dont nous disposons. En Afrique, il ne faut jamais s'appuyer sur un seul point. Nous avons plusieurs points d'appui et nous devons évoluer. D'ailleurs, le Mali a-t-il jamais été considéré comme un point d'appui ? C'était le point d'application majeur de l'opération Barkhane, mais ce n'était pas véritablement notre point d'appui. Nos points d'appui historiques dans la région sont le Tchad et la Côte d'Ivoire, avec le Sénégal et le Gabon. Nous avons d'autres partenaires avec lesquels cela se passe très bien, comme le Niger où nous sommes installés.

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L'armée française est reconnue pour sa rusticité. Ce terme révèle la capacité d'adaptation de nos cadres et de leurs troupes, qui résulte de la qualité de formation de nos officiers, sous-officiers, soldats de toutes nos armées, mais aussi de leur qualité d'initiative et de la liberté d'action qui leur est accordée. Cette marge de manœuvre est toutefois entravée par la lourdeur administrative. L'application, ces dernières décennies, de critères de jugement et d'évaluation civils à cet espace si particulier a conduit à une judiciarisation parfois outrancière de nos armées. Au-delà des désagréments quotidiens, cette lourdeur administrative contraint l'esprit d'initiative de nos chefs et menace la cohérence opérationnelle de nos forces. Cette tendance se reflète également dans la gestion foncière et infrastructurelle de nos armées. Les unités sont régulièrement confrontées à des appels d'offres ouverts à des entreprises privées pour réaliser des travaux que certaines unités de nos armées seraient en mesure de réaliser. Comment améliorer la fluidité d'action de nos cadres et comment pouvons-nous les aider à y parvenir ?

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Général, puisque vous évoquiez la capacité de la France à faire montre de sa puissance dans l'espace indopacifique, permettez-moi de rappeler à mes collègues qu'en 2021, l'armée de l'air et de l'espace a déployé plusieurs Rafale et des MRTT en moins de quarante-huit heures à Tahiti, dans le cadre de la mission Heiphara, en simulant un raid et une frappe. Cela a été remarqué par nos alliés américains.

Les Grecs et les Croates souhaitent acquérir des Rafale R. Les douze appareils d'occasion destinés à la Grèce et les douze appareils sans doute acquis demain par la Croatie, soit vingt-quatre appareils, seront prélevés sur l'armée de l'air et de l'espace, qui en compte 102. Certes, après la commande par la ministre des armées de douze appareils neufs attendus d'ici à 2025, nous pouvons espérer que l'armée de l'air dispose de 117 appareils à l'horizon 2025, contre les 129 initialement prévus par la LPM, mais cette ponction n'est pas sans conséquence.

Je m'interroge sur l'éventuelle contribution de l'Aéronavale au soutien à l'exportation du Rafale. Plusieurs pistes sont envisagées, de la tenue plus régulière par les Rafale marine du plot ouest de la posture permanente de sûreté aérienne à leur participation accrue à l'opération Chammal depuis la base aérienne projetée en Jordanie, sans oublier une contribution à la formation des équipages étrangers. On nous dit que l'état-major des armées a engagé des réflexions à ce sujet. Comment envisagez-vous les choses ? Ni marin ni aviateur, on ne pourra pas vous accuser de partialité.

Quelle est votre appréciation du format de l'aviation de combat dans la perspective d'un conflit de haute intensité ? Si la masse n'est pas tout, elle est indispensable. En vingt-cinq ans, nous serons passés de 374 à 225 avions de combat. Les Rafale sont polyvalents, mais pas les Mirage. Une étude de l'Institut français des relations internationales (IFRI) relève que la cible du Livre blanc, fixée à 300 avions de combat polyvalents pour 2025, a été réduite de 25 % en dix ans, alors même que la supériorité aérienne occidentale est remise en cause. C'est pourquoi, il y a tout juste un an, à votre place, votre prédécesseur indiquait que, malgré la LPM, l'armée française ne saurait se mesurer à des adversaires équivalents dans le cadre de combats de haute intensité. Le format de l'aviation de combat aux horizons 2025 et 2030 vous paraît-il à la hauteur des enjeux ?

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Mon général, en tant que rapporteur des crédits du programme 146, mes interrogations porteront sur l'investissement dans les nouveaux champs de conflictualité, le spatial, le cyber ou les grands fonds marins, au cœur de l'actualisation de la Revue stratégique. La documentation budgétaire n'est toutefois pas toujours lisible, au point que les parlementaires peinent parfois à mesurer la réalité et le contour des investissements.

L'année 2022 verra la livraison de nouvelles capacités de renseignement, d'observation et de télécommunications spatiales dans le cadre des programmes CERES, CS0 MUSIS et Syracuse. Où en sont les réflexions de l'état-major des armées dans le domaine de l'espace ? Nos investissements vous paraissent-ils à la hauteur des enjeux ?

S'agissant du cyber, le PLF soutient le recrutement de 372 postes et un effort d'investissement de 231 millions d'euros, indispensable pour doter les armées de nouvelles capacités en matière de chiffrement, de cryptographie et de lutte informatique offensive et défensive. Quels seront les efforts poursuivis en 2022 dans le domaine cyber ?

Quant au domaine, ô combien stratégique, des fonds marins, je m'interroge sur l'incidence du report dans le temps du développement du système de lutte anti-mines du futur SLAM-F et du programme CHOF (capacité hydrographique et océanographique du futur) décidé dans le cadre de l'actualisation de la programmation. Cela d'autant que les ressources allouées au domaine des grands fonds apparaissent relativement modestes au regard des enjeux et des initiatives étrangères.

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Après le redéploiement de l'opération Barkhane, peut-on espérer que le surcoût lié aux opérations extérieures (OPEX) sera moins élevé ?

Concernant la préparation des forces, le durcissement et l'aguerrissement tendront-ils vers des normes plus élevées après le redéploiement de Barkhane ?

Le prochain rapport budgétaire du programme 178, que je présente, traitera d'un sujet que vous avez développé dans l'armée de terre, la Task Force Simplification, et son effet direct sur le gain de temps de l'entraînement. Quelle est votre vision stratégique de CEMA de la simplification ? Ce travail que vous avez initié porte ses fruits. L'entraînement des PSIG dans les DOM-TOM est un exemple efficient de ce qu'on peut faire en matière de simplification et de subsidiarité.

Dans le contexte de conflictualité que vous décrivez avec pédagogie, envisagez-vous de créer un état-major dédié à l'urgence opérationnelle ?

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Général, je vous rassure, nous n'avons pas tous pris ombrage de la présentation de votre vision stratégique dans la presse du soir. Cela se fait dans une démocratie mature et cela nous a permis de mener une réflexion préalable à votre audition et d'enrichir nos échanges.

Au MODEM, nous nous réjouissons de votre prise de position en faveur de l'idée de « gagner la guerre avant la guerre » car, depuis quatre ans, nous avons proposé, avec plus ou moins de succès, l'introduction de la notion de « guerre hors limites » dans la loi de programmation militaire.

Pourriez-vous revenir sur la notion de niveau opérationnel dans les moyens de mise en œuvre ? Envisagez-vous des actions interministérielles avec Beauvau ou Bercy, ce qui paraît indispensable pour faire la guerre par des moyens non militaires hybrides, économiques, technologiques et informationnels ?

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Ce printemps, avec notre collègue Gwendal Rouillard et sous la présidence de Françoise Dumas, nous avons conduit une mission d'information au Moyen-Orient dans la perspective de l'après « Chammal ». Nous avons réalisé quatre-vingts auditions et rencontré nos armées et forces spéciales, aux Émirats, en Irak, dans la partie kurde et en Jordanie. Nous en avons parlé à nos collègues de la commission en juillet et publié notre rapport au mois d'août. Nos armées réalisent un travail remarquable de formation, de surveillance, de soutien aux armées régulières de ces pays pour lutter contre Daech. Les dirigeants des pays et les chefs des armées qui accueillent nos soldats ont souligné l'importance de la présence de la France à leurs côtés, perçue comme une puissance d'équilibre et non comme une puissance de domination. La qualité des relations tissées sur le terrain par nos hommes est reconnue.

Le retrait brutal et désordonné de l'armée américaine d'Afghanistan éveille des inquiétudes dans l'ensemble des pays du Moyen-Orient. Le risque de déstabilisation par le courant islamiste est réel. Percevez-vous des risques de nouveaux retraits américains dans les pays du Moyen-Orient, en particulier en Irak ? Comment voyez-vous évoluer la présence militaire française dans cette zone ?

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Général Thierry Burkhard, chef d'état-major des armées

Vous avez touché du doigt la manière dont nous formons et entraînons notre personnel, leurs qualités et leur choix de rejoindre les armées, ce qui, pour un jeune Français, n'est pas le plus facile ou le plus naturel. Merci d'être allée à leur contact. On vous a parlé de la lourdeur administrative, sujet dont on se plaindra toujours, mais dont nous sommes en partie responsables. Il n'est pas facile d'échapper à la judiciarisation, sauf à être en dehors des normes. En revanche, il faut se battre contre des normes appliquées sans distinction ni finesse, ce qui n'a pas lieu d'être.

L'armée de terre a engagé une véritable lutte contre la complexité. Comme le dit le général Ollier : « simplifier, c'est compliqué ». Une part de la lourdeur des normes et des procédures nous incombe. Leur application ne se justifie pas toujours, au regard de la qualité des soldats, des officiers ou des sous-officiers. Le contrôle a priori est source de complexité et anti-simplification, alors qu'on peut fluidifier en faisant confiance aux gens. La simplification produit des gains. À l'époque, je n'avais pas trouvé que cela produisait un gain horaire très fort, mais cela donnait du meilleur temps, du temps mieux utilisé. On était plus efficaces, on faisait mieux ce qu'on avait à faire. Un travail plus délié avait aussi une forte incidence sur la santé mentale des gens.

Du point de vue du CEMA, en termes de simplification, chacune des armées a une bonne partie du travail à faire. Je ne l'ai pas développé dans la présentation que je vous ai faite de la vision stratégique, bien que ce soit un élément essentiel pour « gagner la guerre avant la guerre ». Cela nécessite d'y consacrer du temps et surtout de travailler autrement. Pour l'état-major des armées, travailler autrement, c'est travailler de manière plus fluide, s'appuyer sur des méthodes modernes, de mise en situation comme des wargamings faciles et rapides à mettre en œuvre. Travailler autrement, c'est la mission du major général des armées. Le général Autellet, avec lequel nous sommes parfaitement en phase, s'attachera à faire en sorte que l'état-major des armées conçoive comment travailler autrement. Cela ne sera pas facile dans un système où les habitudes sont ancrées et où l'on croit à ce qu'on fait, mais je suis persuadé que nous pouvons faire beaucoup mieux. Cela requiert une grande part d'exemplarité pour montrer comment faire ce qu'on dit de faire. Partant d'en haut, cela irriguera naturellement les armées, où il faut s'adapter à la manière de faire du niveau supérieur.

Travailler autrement, c'est aussi privilégier l'audace et la prise de risque. Même dans notre système, on prend de moins en moins de risques. Or si on ne prend pas de risques, on ne peut pas gagner, surtout pour une puissance d'équilibre.

Merci d'avoir rappelé la remarquable projection de puissance réalisée par l'armée de l'Air et de l'Espace, qui a impressionné tout le monde, y compris nos alliés et amis.

Il faut se réjouir du choix du Rafale par des pays européens. La Grèce s'équipera en outre de frégates de défense et d'intervention et. Cela montre une prise de conscience de la nécessité d'une défense collective européenne. Quant aux chiffres, en 2025, la cible était de 129 Rafale, mais une fois enlevés les deux fois douze et ajoutés ceux qui seront achetés, on se retrouvera à 117. Votre calcul est juste, il manque bien douze Rafale.

La contribution de l'Aéronavale est prise en compte par l'état-major des armées, qui réfléchit avec l'armée de l'Air et de l'Espace et la Marine. Pour moi, il n'y a pas de tabou. Les choses sont claires, l'objectif étant d'avoir les capacités les plus complètes possible et le déficit de l'un étant comblé par la petite capacité supplémentaire de l'autre. Une approche organique peut être l'échange de pilotes ou de formations de mécaniciens, des échanges capacitaires, l'accélération de livraisons d'équipements. Nous pouvons aussi partager des missions, comme nos plots de posture permanente de sécurité, mais aussi contribuer à des opérations, à commencer par Chammal.

J'ajoute, sans répondre directement au sujet du manque, que les 117 avions seront plus récents et sans doute plus disponibles que ceux dont nous aurions dû disposer. Les ressources récupérées amélioreront le MCO, donc la disponibilité. En termes de capacité organique, stricto sensu, nous devrions arriver à conduire les missions et l'entraînement. Mais pour faire la guerre, il est vrai que 117 Rafale, ce n'est pas la même chose que 129.

Concernant le format de l'aviation de combat, vous parlez d'une cible à 225 contre 375 dans le passé. En termes de haute intensité, aller à l'affrontement doit se concevoir en coalition. Si nous étions seuls, nous irions quand même, mais nous ne pouvons pas nous dimensionner comme si nous étions sûrs de devoir agir seuls, et les pays européens doivent en avoir conscience. Il serait plus confortable d'avoir 375 avions, mais je ne suis pas sûr que cela corresponde aux moyens d'une puissance d'équilibre. Si vous me les donnez, cependant, je les prends !

En tant que rapporteur du programme 146, vous m'avez interrogé sur les investissements dans le spatial, le cyber et les grands fonds. J'entends que les documents qui vous sont fournis ne sont pas toujours très lisibles.

Pour le spatial, vous avez cité les programmes CERES, Musis et Graves. Notre stratégie spatiale est articulée autour de trois axes.

Le premier est la protection des moyens spatiaux d'intérêt national, donc la capacité à garantir leur employabilité, quelle que soit la situation. Cela passe par une appréciation de la situation spatiale autonome ou la plus autonome possible. Dans ce domaine, nous avons fait de gros progrès. Le deuxième axe vise à garantir notre accès à l'espace. Il s'agit des plateformes, mais aussi les lanceurs, sur lesquels il faut rester vigilant.

Le troisième axe concerne la coopération. Dans ce domaine aussi, il est illusoire de croire que la France puisse être une puissance spatiale à elle seule. La coopération, en particulier avec d'autres pays européens, est nécessaire dans un monde devenu un peu plus fragmenté. Nous ne sommes plus considérés comme les leaders du spatial en Europe et nous devons composer un peu plus avec les autres. Être une puissance d'équilibre en Europe, cela veut dire cela aussi. Des coopérations équilibrées sont peut-être plus solides que des coopérations tirées par un leader.

Dans le cyber, vous avez souligné l'effort en matière de ressources humaines (RH), par la création de 376 postes de cyber-combattants. Peut-être considérerez-vous que c'est peu, mais c'est déjà une augmentation substantielle qui correspond à notre capacité à trouver ces gens sur le marché. Nous ne sommes pas seuls à recruter des spécialistes du cyber. C'est un niveau raisonnable qui représente une tendance satisfaisante.

À cela s'ajoutent 231 millions d'euros d'équipement, aussi bien pour la lutte informatique offensive (LIO) que pour la lutte information défensive (LID). Cette dernière est importante. Nous le voyons bien par effet miroir. Ce que nous sommes capables de faire, nous ne devons pas croire que nos adversaires le font moins bien.

La stratégie des fonds marins rejoint le sujet des drones sous-marins. Une stratégie ministérielle va être lancée. J'ai évoqué dans mon intervention liminaire un drone et un robot sous-marin pour prendre nos marques sur les grands fonds, auxquels s'ajoutent d'autres projets de surveillance. Les pays sont encore assez peu partageurs dans ce domaine encore en exploration, nous ne devons pas perdre de temps.

Concernant les retards pris sur le système de guerre des mines du futur, nous maintenons le lancement de l'étape 2 en 2023. Les livraisons pour l'étape 2 sont décalées d'un an. Ce n'est pas confortable, mais c'est absorbable.

Nous cherchons à économiser les chasseurs de mines tripartites. Quand on les envoie en mission dans le Golfe, on les déplace sur des barges afin de préserver leur potentiel. C'est ainsi que nous prolongerons leur durée de vie opérationnelle en attendant la mise en service de leur successeur.

Il est trop tôt pour avoir un montant consolidé du surcoût des OPEX. Nous avons eu à faire face à des activités non prévues, comme l'opération APAGAN. L'interdiction par l'Algérie du survol de son territoire nous conduit à multiplier par deux les heures de vol. Je ne peux pas encore vous donner de chiffre.

Dans l'armée de terre, le durcissement de l'entraînement et l'augmentation des normes d'entraînement répondent à la volonté de s'entraîner autrement et de fournir un cadre d'entraînement différent. Au centre d'entraînement aux actions en zone urbaine (CENZUB) et au centre d'entraînement du combat (CENTAC), l'armée de Terre introduit davantage d'enseignement à la guerre informationnelle et aux moyens cyber. Elle montre aussi que les unités peuvent se faire piéger par les téléphones portables. Au CENTAC, où des compagnies sont testées au combat, on montre que les soldats qui gardent leur téléphone portable allumé peuvent être détectés. Le déclenchement de tirs d'artillerie adverses peut être provoqué par une détection visuelle ou par drone, mais aussi par la détection d'un téléphone. Lors de l'analyse après action, on explique qu'ils ont été détectés parce que quelqu'un avait utilisé son téléphone portable. Cette situation a été directement vécue lors la mission Lynx, par d'autres contingents que le nôtre, à la suite d'une intrusion par des SMS envoyés par la partie adverse.

Pourquoi créer un état-major dédié à l'urgence opérationnelle ? Pensez-vous qu'on ne réagit pas assez vite ?

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Je me posais la question du fait de l'aggravation de la menace.

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Général Thierry Burkhard, chef d'état-major des armées

Cette tâche est assurée par le CPCO au niveau stratégique, mais sur les théâtres d'opérations, comme aux EAU, un centre d'opération est activé vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Nos états-majors opérationnels sont capables de réagir en permanence. Sans exclure une plus grande vigilance ou une approche plus stratégique, en termes de réactivité, cette fonction existe déjà. Au CPCO, un officier de quart « opérations » et un officier de quart « renseignement » sont présents dans une salle dédiée vingt-quatre heures sur vingt-quatre, entourés par une demi-douzaine de personnes. Les états-majors opérationnels d'armée sont présents en permanence. L'officier de quart verse un verre d'eau sur le feu, la haute autorité d'astreinte vient avec une bouteille s'il en est besoin, puis on monte au-dessus. Le système est résilient et efficace.

La guerre dans les champs immatériels ne concerne pas seulement le cyberespace. Nous devons d'abord développer nos capacités, car la structuration doit venir d'assez haut. Nous ne sommes pas complètement armés pour être réellement efficaces dans ce domaine. Cette action ne naît pas aux bas échelons. La guerre informationnelle nécessite des messages bien cadrés, bien orientés et délivrés dans les temps. Quand l'arme aérienne est arrivée, les gens ne savaient pas s'en servir. Ceux qui travaillent dans le domaine de la guerre informationnelle doivent présenter et proposer ce qu'ils sont capables de faire. À l'inverse, les officiers dans les états-majors doivent prendre conscience de ce qu'ils peuvent demander à la guerre informationnelle. Dans l'armée française, l'engagement direct est plus naturel que l'engagement indirect. Or la guerre informationnelle, c'est plutôt de l'engagement indirect. Il faut l'intégrer dès la formation initiale. Cela s'est traduit par exemple, à l'Académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan, par une sensibilisation à la stratégie indirecte décrite par Sun Tzu, en plus de celle de Clausewitz. Cette formation théorique et intellectuelle est nécessaire pour sensibiliser à la stratégie indirecte.

« Gagner la guerre avant la guerre », c'est ce que nous voulons privilégier, car face à nos grands compétiteurs qui deviendraient nos ennemis, aller à l'affrontement représenterait un coût humain et matériel considérables. Si, contre des groupes armés terroristes, il n'y a guère d'autres moyens d'action que l'engagement direct, en revanche contre nos grands compétiteurs, nous devons privilégier la guerre avant la guerre, être capables de leur taper sur les doigts en cas de guerre « juste avant » la guerre. Si on en arrive à la guerre, on doit être prêts à le faire mais nous n'aurions pas atteint notre objectif.

Je ne peux vous dire ce que vont faire les Américains. Leur situation n'est pas simple. Des annonces ont fait état de leur retrait de l'Irak, comme le demandait le gouvernement irakien. Ils se posent la question, tiraillés entre la priorité absolue portée sur la zone indopacifique où se joue le leadership mondial et le fait de voir qu'en laissant la place, d'autres arrivent. Même pour eux, il y a tout de même un équilibre à conserver.

Quant à la France, le Président de la République a clairement indiqué à Bagdad que nous envisagions de rester, que les Américains restent ou pas, à condition que les Irakiens le demandent. Des élections vont avoir lieu. Il faudra observer le positionnement. Le nouveau gouvernement demandera-t-il le maintien d'une présence étrangère ? L'Irak est considéré comme le pays le plus à même de garantir l'équilibre entre l'Iran et les pays du Golfe. La France, puissance d'équilibre, essaie de promouvoir et d'aider un Irak plus solide et le plus stabilisé possible. C'est le sens de l'engagement du Président de la République en faveur d'un positionnement dans cette zone, l'Irak n'étant pas seule au sein d'un arc Irak-Jordanie-Égypte-Liban, qui sont aussi des puissances plutôt stabilisatrices.

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Merci, général, de vous être livré, pour la première fois, à cet exercice global. Nous attendons avec intérêt la version finalisée de votre vision stratégique.

Il est important pour la représentation nationale d'avoir un échange régulier et approfondi avec vous et vos principaux chefs militaires. Rien ne remplacera ce lien direct et confiant. Cela nous permet de nous faire une idée beaucoup plus précise des enjeux à surmonter, comme vous venez de le montrer avec beaucoup de franchise.

La séance est levée à dix-sept heures quinze.

Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Françoise Ballet-Blu, M. Jean-Jacques Bridey, M. François Cormier-Bouligeon, Mme Catherine Daufès-Roux, M. Rémi Delatte, Mme Marianne Dubois, Mme Françoise Dumas, M. Jean-Jacques Ferrara, M. Claude de Ganay, M. Thomas Gassilloud, Mme Séverine Gipson, M. Fabien Gouttefarde, M. Bastien Lachaud, M. Jean-Christophe Lagarde, M. Fabien Lainé, M. Jean-Charles Larsonneur, M. Jean Lassalle, M. Christophe Lejeune, M. Jacques Marilossian, Mme Sereine Mauborgne, M. Philippe Meyer, M. Philippe Michel-Kleisbauer, Mme Patricia Mirallès, Mme Josy Poueyto, Mme Nathalie Serre, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Sabine Thillaye, M. Charles de la Verpillière

Excusés. - M. Florian Bachelier, M. Olivier Becht, M. Bernard Bouley, Mme Carole Bureau-Bonnard, M. Christophe Castaner, M. André Chassaigne, M. Jean-Pierre Cubertafon, M. Olivier Faure, M. Yannick Favennec-Bécot, M. Richard Ferrand, M. Stanislas Guerini, M. David Habib, Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, M. Loïc Kervran, Mme Monica Michel-Brassart, M. Patrick Mignola, Mme Florence Morlighem, Mme Muriel Roques-Etienne, M. Joachim Son-Forget, M. Aurélien Taché, M. Stéphane Trompille, M. Pierre Venteau

Assistait également à la réunion. - Mme Natalia Pouzyreff