Intervention de Général Pierre de Villiers

Réunion du 8 février 2017 à 17h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Général Pierre de Villiers, chef d'état-major des armées :

Le rehaussement des contrats opérationnels induit aussi mécaniquement une remise à niveau de la préparation opérationnelle, très fortement touchée. Les centres d'entraînement de l'armée de terre, le CENTAC (Centre d'entraînement au combat) et le CEPC (Centre d'entraînement des postes de commandement), qui faisaient le plein avant 2015, ont désormais un taux d'occupation de 50 %. Pour la marine, le nombre de jours de préparation opérationnelle des bâtiments de surface a chuté de 25 %. Enfin, moins de 60 % des équipages de transport tactique de l'armée de l'air sont qualifiés à l'atterrissage sur terrain sommaire – mode d'action pourtant essentiel en premier mandat. Il y a désormais urgence à rétablir la cohérence entre engagement et préparation opérationnelle.

J'ajoute enfin que l'alignement des contrats opérationnels sur la réalité de ce que nous faisons devrait permettre une plus grande sincérité du budget. Celle-ci passe par une hausse du budget des OPEX, au moins à hauteur d'un milliard d'euros en 2017 – à comparer avec les 450 millions actuels. Je regrette que nous soyons aujourd'hui structurellement financés par les autres ministères. Il faut également prévoir une hausse des subventions OTAN – nous allons passer de 120 millions d'euros en 2016 à 230 millions en 2020 et la consolidation de la montée en puissance du domaine cyber.

Après avoir « bouché les trous » et aligné les contrats opérationnels, troisième impératif : préserver l'indispensable crédibilité de la dissuasion nucléaire par le renouvellement de ses deux composantes, océanique et aéroportée. Pour être soutenable, l'effort doit être lissé sur les quinze prochaines années ; il en va du maintien de notre indépendance nationale, au moment du retour des États puissances.

À ces trois impératifs, j'ajoute trois points de vigilance qu'il nous faut absolument prendre en considération.

Le premier, ce sont le moral et les familles. Vous le savez, l'humanité constitue la colonne vertébrale de notre institution militaire. Nous sommes souvent admirés, et je réponds toujours que ce sont les hommes et les femmes qui font la valeur première de l'armée française. Or, sur ce plan, certains signaux faibles doivent être pris en compte, par exemple les contraintes liées au rythme et à l'absence. Ainsi, en 2015, plus de 43 000 militaires ont été absents plus de 150 jours de leur garnison pour raison opérationnelle ; 11 000 ont dépassé les 200 jours d'absence et 1 300 ont été hors de leur garnison plus de 250 jours dans l'année. Dans le même ordre d'idée, plus de 50 % des militaires estiment éprouver des difficultés sérieuses à concilier vie professionnelle et vie familiale. C'est un phénomène nouveau. Les familles sont bien une préoccupation permanente pour le CEMA que je suis. L'avant ne tient que si l'arrière est solide : c'est un vieux principe, d'autant plus vrai que le logiciel de solde Louvois ne sera progressivement remplacé qu'à partir de la mi-2018, d'abord pour la marine.

Deuxième point de vigilance, la fidélisation. Nous n'avons pas de problèmes de recrutement. Mais la fragilisation du moral et la concurrence sévère du secteur privé pour certaines spécialités pointues – par exemple les mécaniciens aéronautiques ou les experts des systèmes d'information – se traduisent par un niveau élevé de départs anticipés. Seules des mesures spécifiques de fidélisation permettront d'inverser cette tendance, qui porte en elle le risque d'une fragilisation des capacités opérationnelles et d'une perte de confiance dans la chaîne de commandement.

Vous le comprenez, le prochain quinquennat nécessitera – et cela sera inclus dans les 2 % – un plan d'accompagnement de la condition militaire cohérent et à la hauteur des attentes.

Le troisième point de vigilance, c'est la sécurité et la protection. Compte tenu de l'élévation du niveau de la menace qui pèse sur nos emprises militaires, qui sont nombreuses, il faut veiller à garantir la résilience de nos armées en protégeant nos infrastructures. Ceci concerne la sécurité de nos pistes aéronautiques, la résilience des data centers et des alimentations électriques, la sécurisation de nos stocks de munitions en France et à l'étranger, ou encore la disponibilité des quais et des bassins portuaires. En réalité, toutes les emprises susceptibles d'être considérées comme des cibles de choix par les terroristes sont concernées.

Vous le voyez, les urgences sont nombreuses ; elles se télescopent avec les priorités. Elles n'en sont pas moins réelles. Elles justifient l'effort de guerre que j'appelle de mes voeux.

Pour réussir, et c'est là mon deuxième message, il nous faut une méthode.

Les évolutions stratégiques des années 2015-2016 et l'usure du modèle imposent que nous procédions à une adaptation rapide de nos contrats opérationnels et de notre modèle d'armée, sur la base d'une analyse actualisée du contexte sécuritaire. La conduite dès le printemps prochain d'une revue stratégique répondrait à ce double impératif d'actualisation et d'urgence. À dire vrai, nous n'avons pas le temps de repartir d'une page blanche et de rédiger un nouveau Livre blanc. C'est la raison pour laquelle l'état-major des armées a commencé le travail. Ces réflexions permettront l'élaboration et l'adoption d'une nouvelle loi de programmation militaire – qui serait votée, idéalement, d'ici à la fin de l'année 2017, en cohérence avec le triennal budgétaire. Dans l'histoire des LPM, nous avons tout connu : le vote l'année suivant le début d'un quinquennat, l'année suivante, l'année d'après encore… L'idéal, c'est 2017+1, c'est-à-dire une nouvelle LPM de 2018 à 2023, ce qui permettrait une coïncidence avec le quinquennat. Il s'agit de bâtir d'emblée sur des bases saines une trajectoire cohérente de remontée en puissance. Pas de pause, au risque de perdre des aptitudes que nous ne serons pas en mesure de maintenir ! De surcroît, à partir de 2020, l'effort financier sera porté sur le nucléaire. Il faudra un quasi-doublement du flux, entre 2020 et 2025 ; le risque d'un phénomène d'éviction majeur – affectant les forces conventionnelles ou la dissuasion elle-même – serait alors réel. Le calendrier nucléaire ne nous offre que très peu de souplesse.

Il faut appeler un chat un chat : pour atteindre l'objectif de 2 % du PIB en 2022, l'effort à consentir est globalement de deux milliards par an, soit 35,5 milliards d'euros constants en 2018, 37,5 milliards en 2019 et 39,5 milliards en 2020. La première marche de 2018 est évidemment essentielle, en dépit d'une équation budgétaire de l'État particulièrement difficile. Les souverainetés économiques et de défense ne s'opposent pas. Elles sont le coeur du socle régalien ; elles sont étroitement liées, pour ne pas dire interdépendantes.

J'en arrive, naturellement, à ma troisième et dernière interrogation : quels seraient les conséquences et le coût du renoncement ? On me pose souvent cette question

Comme chef d'état-major des armées, je ne vois pas d'alternative : ce serait le désengagement opérationnel, rendu inéluctable par le manque de moyens. Mais s'y résoudre, ce ne serait pas seulement décider de quitter un théâtre d'opération. Se désengager, ce serait choisir, en réalité, quelle posture permanente alléger ; ce serait décider quel théâtre quitter, alors que les opérations qui y sont conduites contribuent à notre sécurité ; ce serait accepter de peser de façon moins déterminante sur la protection des Français ; ce serait laisser à d'autres le soin d'influer sur les grands équilibres internationaux, en assumant de surcroît les risques liés au désengagement décidé. En un mot, ce serait revoir nos ambitions à la baisse et accepter que nos priorités stratégiques ne soient bientôt plus que des prétentions stratégiques.

J'ajoute, pour ceux qui croient que nous pourrions encore réaliser des économies, que nous sommes en pleine réforme, que nous l'avons été sans discontinuer depuis 2008. Je conduis cette réforme depuis 2010, date de mon arrivée comme major général des armées, et nous allons continuer jusqu'en 2020, voire au-delà. Ces réformes, menées dans le plus grand silence, concernent la totalité des composantes de nos armées, directions et services – états-majors, ce qui n'est pas le plus facile, formation, soutien – avec des efforts tous azimuts en termes de gouvernance, de rationalisation ou de simplification. Je serai franc : on a déjà donné, pour ne pas dire qu'on a déjà tout donné.

Renoncer à l'effort de défense, c'est aussi prendre le risque de l'incompréhension de ceux qui, au quotidien, dans nos armées, militaires et civils, d'active et de réserve, ne comptent pas leurs efforts et cherchent avec constance et volonté à surmonter les difficultés. Nous pouvons être fiers de ce qu'ils font et de ce qu'ils sont. Ils méritent tout simplement le nécessaire.

Mesdames et Messieurs les députés, vous attendez de moi que je vous dise la vérité : nous sommes entrés dans une époque difficile et incertaine, où se jouent la sécurité et l'avenir du pays. Le temps du courage est venu.

Les perspectives sécuritaires sont dégradées. Les foyers de crises se multiplient aux portes de l'Europe. Certains États puissances développent des stratégies de plus en plus offensives et le terrorisme djihadiste frappe jusque sur notre sol.

Chaque époque à ses difficultés. Il ne suffit pas de prévoir l'avenir, il faut le permettre. Seule la puissance garantit la paix, qui est notre objectif à toutes et à tous.

L'esprit de défense, « premier fondement de la sécurité nationale », selon les termes du Livre blanc de 2013, nous est nécessaire. Il a besoin d'être soutenu par un véritable effort budgétaire. Les décisions courageuses qui ont déjà été prises, dans l'urgence, s'inscrivent dans cette dynamique. Il faut désormais permettre à nos armées de durer et à notre modèle de perdurer.

Je vous remercie à nouveau du soutien sans faille que votre commission a apporté aux armées pendant toutes ces années. Je vous remercie de la médaille que vous m'avez offerte, dont j'essaierai d'être digne. Vous pouvez compter sur mon engagement personnel et ma totale loyauté. Je nous sais tous ici habités d'une seule ambition : le succès des armes de la France, au service d'une paix d'avance. (Applaudissements sur tous les bancs.)

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