Intervention de Serge Letchimy

Séance en hémicycle du 9 octobre 2012 à 21h30
Régulation économique outre-mer — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaSerge Letchimy :

Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission, madame la rapporteure, monsieur le rapporteur pour avis, monsieur le président de la délégation aux outre-mer, mes chers collègues, je débuterai mon propos en évoquant la méthode. En dépit du peu de temps dont il disposait, le ministre s'est en effet rendu dans plusieurs départements et régions d'outre-mer, où il a rencontré les élus de tous bords politiques. Des débats ont été organisés sur place avec les autorités, la société civile, les acteurs économiques, grands et petits, notamment les commerçants. Dans certaines régions, notamment en Martinique, nous sommes même allés jusqu'à avancer certaines délibérations, en demandant que le conseil général et le conseil régional se prononcent en assemblée plénière par un vote. Nous ne sommes pas habitués à une telle méthode, car, d'une manière générale, nous recevions le texte sur lequel il nous fallait émettre un avis la veille ou le lendemain de son vote à l'Assemblée nationale. Les choses ont donc énormément changé. Du reste, lorsqu'un débat sur l'outre-mer est organisé à l'Assemblée, les députés présents sont habituellement très peu nombreux. Ce soir, je constate que nous sommes en nombre acceptable. Je tenais à le signaler, et je souhaite que cela se renouvelle, car, jusqu'à présent, nous avions le sentiment que l'outre-mer était un peu à part et que l'on ne s'y intéressait que ponctuellement. Merci à tous de votre présence dans l'hémicycle ! (Applaudissements.)

Ce projet de loi est un texte précis qui cherche à répondre à une préoccupation centrale, outre-mer : le coût de la vie. N'ayons pas peur des mots : il s'agit d'un véritable fléau, lié à des monopoles, des oligopoles, et à la concentration des richesses. Il faut le dire très clairement : il y a des dérives et des comportements inacceptables. À ce propos, je rappelle qu'une action de démocratie sociale très puissante, née en Guadeloupe, fut menée notamment par des syndicats, auxquels se sont associées beaucoup de personnes, pour dénoncer les incohérences d'un marché où la régulation économique n'est pas encadrée. Il faut avoir le courage de dire que l'économie locale est une économie de consommation, de comptoir, imprégnée des logiques de domination liées à la dérégulation très spéculative des marchés notamment financiers.

« Pwofitasyon » : ce néologisme créole désigne de la manière la plus claire un système où ceux qui détiennent des privilèges abusent des plus petits, des plus faibles : le petit peuple. Je rappelle que, sur les 400 000 habitants que compte la Martinique, mon pays, 80 000 personnes vivent sous le seuil de pauvreté, que le taux de chômage y est de 24 % – il est de 30 % à la Réunion –, que les revenus y sont inférieurs de 35 % à ceux de l'hexagone et que le taux de couverture des exportations par les importations est de 14 %.

Après le mouvement de 2009, le CIOM avait proposé 132 mesures, dont très peu ont été concrètement mises en oeuvre. Les dispositions du projet de loi doivent donc être appliquées, monsieur le ministre – mais je vous connais et je sais que vous allez tenir vos promesses – car il ne faut pas créer une nouvelle déception. L'Autorité de la concurrence avait, quant à elle, soulevé deux problèmes : la situation de la concurrence sur le marché des carburants – qui a conduit à la réglementation du prix de vente de ces derniers, permettant la maîtrise des prix – et les mécanismes d'importation et de distribution des produits de grande consommation dans les départements d'outre-mer. Cette autorité a également souligné trois points : l'insuffisance de la régulation des prix des monopoles d'approvisionnement, l'incroyable opacité du système et le fait que le secteur de la grande distribution à dominante alimentaire était trop peu concurrentiel.

Le texte qui nous est soumis aujourd'hui est donc très attendu. Il est courageux et déterminant pour l'avenir. Son examen rapide, au début de la législature, témoigne du respect des engagements pris par le Président de la République, François Hollande.

Ce texte, dont j'apprécie qu'il vienne en début de mandature, est aussi novateur dans ses dispositifs, face au laisser-faire des marchés et à l'insuffisance notoire – M. le ministre a d'ailleurs été très clair à propos de l'article 5– des actions qui pourraient être menées, compte tenu des difficultés de mise en oeuvre.

Le projet de loi prend le problème autrement, en cherchant à agir sur les structures économiques par le biais d'une meilleure régulation des marchés – à budget constant pour l'outre-mer, ce qui, en période de restriction budgétaire, n'est pas anodin. Je rappelle que la décision politique a été prise, dans le cadre du PLF 2013, de maintenir les transferts financiers associés à la défiscalisation. Elle doit être saluée, car la bataille est difficile, les risques sont grands, et je souhaite que l'ensemble des élus d'outre-mer soient présents. Nous faisons confiance au Gouvernement.

À ce titre, il a été proposé un ensemble de dispositifs. Premièrement, une décentralisation poussée, par la possibilité donnée au Conseil régional de saisir l'Autorité de la concurrence, afin de rapprocher cette autorité indépendante des acteurs économiques.

Deuxièmement, le renforcement des moyens et pouvoirs de cette autorité destinée à assurer une régulation la plus équilibrée possible des marchés. Dans ce cadre, le pouvoir d'injonction qui lui sera confié en cas de « préoccupations de concurrence » n'a rien de scandaleux en soi, il est même essentiel. Si les pouvoirs publics sont reconnus comme devant avoir un pouvoir de régulation des équilibres, ils doivent aussi avoir des outils et des armes à leur disposition. À défaut, leur intervention dans ce domaine restera un voeu pieux. Un marché libre ne signifie pas un marché sans contrôle, et ce n'est pas parce que des mécanismes de régulation viennent limiter les abus que nous passons à une économie administrée, à un système soviétique, comme certains ne manqueront pourtant pas de le prétendre.

Troisièmement, l'interdiction des contrats d'importation exclusive, comme l'a dit notre collègue Bernard Lesterlin, sauf, bien entendu, lorsque ces exclusivités s'avèrent bénéfiques pour le consommateur – un amendement tout à fait justifié a été déposé afin de répondre à cette exigence.

Quatrièmement, le renforcement des moyens de l'État sur les marchés de gros, figurant à l'article 1er, ce qui constitue un point essentiel.

Cinquièmement, le renforcement des outils de transparence, permettant aux consommateurs et aux acteurs économiques d'avoir accès à l'information. Le renforcement de l'observatoire des prix, appelé à jouer un rôle de plus en plus important, en est un premier élément essentiel et, à cet égard, je soutiens l'amendement présenté par Mme Bareigts pour que cela figure dans la loi.

Sixièmement, maintenir la capacité du Gouvernement à intervenir directement sur les prix des produits de première nécessité, dès lors que les dispositifs précédents ne sont pas en mesure d'assurer une régulation minimale du coût de la vie, en modifiant les dispositions de la LODEOM relatives à l'intervention sur le prix de vente après avis de l'autorité de la concurrence.

Pour la première fois, une négociation annuelle obligatoire, ou NAO, aura lieu chaque année pour parvenir à maîtriser les prix et accompagner la structuration d'un véritable bouclier des prix – si, en d'autres temps, on a instauré un bouclier fiscal au profit de certains, il s'agit là de créer un bouclier des prix destiné à protéger les plus démunis, ce qui est une excellente chose.

À ce sujet, je rappelle que le différentiel de prix par rapport à l'hexagone est de 20 % à 40 % suivant les produits. Au-delà des prix des produits de première nécessité, la structuration de la vie chère concerne des produits vitaux, notamment l'eau, qui atteint le prix de 2,61 euros le mètre cube en Martinique, contre 1,50 euro dans l'hexagone De même, les frais bancaires, les frais de tenue de compte se situent entre 16 et 34 euros aux Antilles-Guyane, contre 5 euros dans l'hexagone – la moyenne dans l'outre-mer est de 25,24 euros. Nous sommes donc doublement pénalisés : d'une part, pour l'accès à l'eau et à la nourriture, d'autre part, pour l'accès à un compte bancaire.

Les chiffres que j'ai donnés à l'instant mettent en évidence qu'il existe un problème structurel d'accès à l'eau et aux produits de première nécessité. Le problème existe également pour l'électricité, qui bénéficie cependant du mécanisme de la contribution au service public de l'électricité. Pour cette raison, je salue la suppression du cofinancement de 20 % pour les opérations d'investissement dont les collectivités locales assurent la maîtrise d'ouvrage, car certaines collectivités se trouvent en grande difficulté, et la fiscalité ne joue pas en leur faveur.

En dépit des apports de ce projet, monsieur le ministre, notre vigilance doit rester intacte. D'abord, parce qu'il reconnaît une compétence discrétionnaire au Gouvernement – que nous avons souvent critiquée ici – pour agir par habilitation. Nous vous demandons d'être attentif à cette procédure. Ensuite, parce que la mise en oeuvre des mesures essentielles définies par le projet de loi est subordonnée à l'élaboration d'un certain nombre de décrets d'application, notamment à l'article 6 pour les accords annuels de modération des prix – ou plutôt des marges. La notion de revenu avait été introduite précédemment, afin de pouvoir aborder la question des 40 %, stigmatisés à l'époque. La notion de marge, introduite dans ce projet de loi par un amendement, devrait être beaucoup plus claire.

J'en viens aux critiques, puisqu'il y en a, et c'est bien normal. Contrairement à ce qu'affirment certains, je n'ai pas vu – ni dans ce texte ni sur le terrain – de « racisme » contre l'entreprise ou de mépris du Gouvernement envers ceux qui entreprennent. Plutôt que de diaboliser les entreprises et les acteurs économiques, nous devons nous efforcer de construire les bases d'un partenariat pour atteindre un objectif commun et salvateur. Si nous laissons prospérer les abus qui naissent spontanément, nous risquons d'assister à un autre février 2009.

Certains évoquent l'argument d'une certaine fragilité juridique du texte, pourtant loin d'être aussi évidente qu'ils le disent. Face à la situation de blocage à laquelle nous sommes confrontés, il est légitime que le législateur tire le maximum des possibilités offertes par le droit existant, y compris en profitant des marges d'innovation qu'il autorise. C'est précisément à ce prix que l'on peut rompre avec l'immobilisme auquel nous étions jusqu'à présent confrontés, un immobilisme dénoncé tout à l'heure par notre collègue Fruteau.

Je sais, mes chers collègues, que l'article 5 relatif à l'injonction structurelle ne fait pas l'unanimité : c'est une question de valeurs, de philosophie et de principes. L'essentiel est de pouvoir organiser le caractère opérant du dispositif proposé.

Le texte sous-estime-t-il le poids de la fiscalité et du fret sur la formation des prix ? C'est un sujet en soi, monsieur le ministre. L'article 1er montre très clairement que tout ne se résume pas à la question du prix ; celle de l'acheminement est, elle aussi, très importante. En ce qui concerne l'acheminement, les lignes gèrent en monopole de fait par le vessel sharing agreement, un accord de partage de vaisseaux, c'est-à-dire une mise en commun de moyens sans accord de prix, constituant les bases d'un monopole inacceptable. Des études très sérieuses ont été menées sur ce point, qui montrent que la participation de l'acheminement à l'évolution du prix peut atteindre 30 % à 35 % !

Au-delà de l'acheminement, c'est la question du régime fiscal de l'octroi de mer qui se pose. Certes, l'octroi de mer apporte des ressources fondamentales pour les collectivités locales, et permet, dans une certaine mesure, de protéger les productions locales. Cependant, il ne faut pas perdre de vue que l'octroi de mer est assis essentiellement sur l'importation, ce qui paraît incohérent : comment peut-on faire dépendre 30 % à 60 % des recettes d'une collectivité de la fiscalité basée sur une importation massive ? Cette pratique, qui semble incompatible avec l'objectif d'un développement économique du pays, constitue un grave problème qu'il convient de régler rapidement. (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe SRC.) Je ne dis pas que l'octroi de mer doit être condamné, mais que la fiscalité doit absolument être revue.

Votre texte ouvre une porte, monsieur le ministre, mais, vous l'avez dit, il ne règle pas tout. Lutter contre la hausse des prix et obtenir une baisse significative de ces prix peut conduire à une compétition entre des produits de même qualité, de même nature, dont la production locale risque de souffrir. Ainsi, en 2010, 5 651 produits étaient importés en Martinique, dont 1 250 en concurrence directe avec la production locale. Il convient d'être prudent, en tenant compte de ce facteur.

Il est également nécessaire de développer les filières économiques, qui constituent un enjeu considérable pour la croissance interne – une croissance partagée, de nature à créer de l'activité et de l'emploi, mais pas une croissance servant à enrichir une partie de la population et à appauvrir le reste.

Mes chers collègues, nous venons de ratifier, cet après-midi, le traité de stabilité budgétaire, avec des mesures astreignantes sur le plan budgétaire. Dans une zone euro en grande difficulté, le taux de croissance de la France serait de 0,8 % pour 2013. Malgré le volet croissance et le volet social introduits par le Président de la République, les tentatives de maîtrise des marchés financiers, les efforts exceptionnels en matière de santé, d'éducation, de logement, d'emploi des jeunes, accomplis par le gouvernement actuel, il faut se préparer à des lendemains difficiles.

Le taux de chômage, déjà élevé, a encore progressé en un an de 4 % en Martinique, de 9 % en Guyane et 5,4 % en Guadeloupe. L'histoire de nos pays nous a souvent montré qu'il faut compter d'abord sur nous-mêmes, c'est pourquoi je ne fais pas de cette loi la seule solution à nos problèmes. Je la trouve courageuse, inédite et politique. Elle nous invite à opposer à la dérégulation et à la « profitation » des moyens publics pour lutter contre la vie chère. Elle ouvre les portes à une nouvelle démocratisation du fonctionnement économique. Elle donne les moyens d'intervention, mais elle nous invite aussi à développer l'économie chez nous, et à explorer tout ce qui peut conduire, chez nous, à une croissance économique partagée, dont les bases ne sont ni celles de l'économie d'habitation, ni celles de l'économie de la « profitation ».

Oui, nous avons besoin d'investisseurs. Oui, nous avons besoin de créateurs d'entreprise. Oui, nous avons besoin de commercer et d'échanger. Oui, nous avons besoin d'une politique d'investissement – car pour 12 000 euros d'investissements publics en métropole, il n'y en a que 5 000 dans les départements d'outre-mer, ce qui constitue une injustice flagrante.

Nous avons surtout besoin de construire des bases saines pour une politique de développement de la pêche, de l'agriculture, de l'industrie et du tourisme. En fait, chers collègues, nous avons besoin de produire, de repenser la répartition des richesses, mais aussi de sortir de l'assistanat et de l'économie des rentiers. Pour atteindre cet objectif, il nous faut changer de modèle économique. Nous devons nous saisir de toutes les innovations possibles, de toutes les énergies possibles, de toutes les richesses possibles, de tout ce que nous donnent notre nature, notre environnement caribéen d'Amérique du Sud pour la Martinique, d'Afrique du Sud pour La Réunion, ce que nous donnent nos milliers de jeunes formés, qui font le bonheur de très nombreuses entreprises à l'étranger, ce que nous donne notre appartenance à une République qui se doit de construire des champs de responsabilités régionales, où l'application de l'égalité des droits, conquête de la Constitution de 1946, ne peut en aucune manière s'ériger contre le besoin d'expression des différences.

C'est pour toutes ces raisons que, dès le départ et de manière continue, nous avons soutenu votre texte, et que je demande à l'Assemblée de le voter. Ce n'est là que la première étape d'un long chemin vers un autre développement. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC et sur quelques bancs du groupe GDR.)

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