Intervention de Brigitte Allain

Séance en hémicycle du 7 janvier 2014 à 15h00
Agriculture alimentation et forêt — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaBrigitte Allain :

Monsieur le président, monsieur le ministre, madame et messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, au moment où nous allons examiner cette nouvelle loi pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt, il est bon de l’éclairer à la lumière du passé, de ce qu’ont été les lois d’orientation des années 1960 notamment. Elles ont marqué une étape décisive dans le processus de modernisation de l’agriculture française. Que retenir de ces deux lois ? D’abord, des mesures structurelles importantes quant à l’aménagement du foncier, la création de la FNSAFER, le contrôle des structures, la mise en place d’une politique volontariste de départs à la retraite et de modernisation de l’agriculture pour accroître la productivité agricole. Ensuite, la réussite rapide des objectifs assignés à ces deux lois, qui a tenu à trois raisons principales : un contexte économique favorable de l’industrialisation qui permettait d’accueillir ceux qui quittaient un à un le pays ; une adhésion sans réserve à l’idée que le progrès technique permettrait l’accession à une rémunération et à une protection sociale équivalentes aux autres secteurs d’activité ; enfin, une cohérence entre la profession de l’époque et les politiques.

Pour ma part, en tant qu’agricultrice, j’ai vécu ces transformations structurelles. Je me suis en effet installée en 1976 dans une ferme de 43 hectares, en polyculture élevage avec 8 hectares de vignes, qui permettait de faire travailler trois personnes et de faire vivre deux familles, soit huit personnes. Avec l’instauration des quotas laitiers, qui ont privilégié les plus grosses exploitations lors de leur mise en place, ne laissant aucune possibilité à l’installation progressive, nous avons dû arrêter la production de lait au profit des céréales et d’un plan de développement du vignoble. Nous travaillions en entraide avec nos voisins dont la ferme était à deux cents mètres. J’ai vécu la situation des excédents dus aux prix garantis sans plafonnement de quantités produites.

À partir de la réforme de la PAC des années 1990, qui remplaçait le soutien aux prix par des aides à l’hectare, avec la course effrénée aux hectares, les quotas supplémentaires pour les uns et les aides pour les autres, j’ai vu mes voisins s’agrandir, les tracteurs, les épandeurs d’engrais et les pulvérisateurs devenir de plus en plus sophistiqués. C’est aussi à cette époque que je me suis engagée avec Solidarité 24 pour soutenir des agriculteurs étranglés par les dettes : les charges d’exploitation étaient trop lourdes et leurs exploitations spécialisées étaient devenues plus fragiles et le moindre aléa dévastateur.

Aujourd’hui, mon premier voisin agriculteur habite à deux kilomètres. Ma ferme, devenue essentiellement viticole, a pu maintenir l’emploi par la vente directe et l’accueil en chambres d’hôtes. C’est pourquoi je salue l’objectif de cette loi qui tend à lier performance écologique et économique. Forte de mon expérience, je rappellerai sans cesse que cela ne pourra se faire que par le maintien et l’installation de nombreux paysans.

Le père de ces deux lois d’orientation, Edgar Pisani, en avait perçu les limites et les impasses dès les années 1970. Aujourd’hui, je souhaite rappeler son discours : « L’agriculture, c’est bien plus que l’agriculture. Pourtant les débats qui la concernent se limitent à des échanges entre les experts agricoles de l’administration et les cadres d’organisations professionnelles agricoles, entre membres de commissions qui, dans les assemblées, sont composées d’agrariens. Comme si l’alimentation, l’environnement, l’espace rural ne nous concernaient pas tous. »

Nous sommes en 2013, soit un demi-siècle après ces deux lois d’orientation. La compétitivité, la concurrence exacerbée ne peuvent plus constituer, vous me l’accorderez, le fil rouge d’un projet politique digne de ce nom, pas plus d’ailleurs que le modèle et les cadres de pensée issus des Trente glorieuses, qui apparaissent comme totalement obsolètes, dépassés puisque assis sur un productivisme et un consumérisme basés sur le gaspillage des ressources naturelles, le creusement des inégalités entre les citoyens et les pays. Produire toujours plus et s’inscrire dans une compétition internationale met chaque paysan en concurrence avec son voisin, avec ses concitoyens, avec les autres paysans du monde, et surtout contribue à l’aggravation de la faim dans le monde. De plus, pour produire une calorie alimentaire, nous en consommons douze en énergie : nous épuisons notre terre.

Nous sommes donc conduits aujourd’hui à nous interroger : qu’est-ce que le progrès ? Est-ce de continuer à consommer sans compter et, en plus d’une dette financière, de laisser à nos enfants une dette écologique ? Bien sûr que non ! La terre, que nous empruntons à nos enfants, nous montre chaque jour la nécessité de la mesure. L’heure est venue de relever collectivement le défi d’une transition réussie de la politique agricole pour répondre aux défis de ce siècle : assurer à la population une alimentation sûre et saine, favoriser la protection de l’environnement et des paysages ainsi que la lutte contre le changement climatique et, enfin, par une bonne rémunération, la création d’emplois paysans et salariés.

Le mouvement pour l’agro-écologie est déjà en marche, comme le prouve la référence constante dans le projet de loi à ce concept à la fois social, agronomique et écologique. Il s’agit avant tout de modes de production renouvelées, avec de nouvelles pratiques et techniques agronomiques, de nouveaux cadres de pensée, de nouveaux référentiels, de modèles liant agriculture, alimentation, territoire et paysages.

Les moyens législatifs, humains et financiers à déployer pour réorganiser l’agriculture alimentaire et pour développer l’agro-écologie ne peuvent se résumer à la création des groupements d’intérêt économique et environnemental. Cependant, de leur mise en oeuvre sur le terrain, de la dynamique qui sera créée pour leur donner une réelle ambition, dépendra la portée de cette loi. Pour les agriculteurs pionniers en agro-écologie, notamment au sein des organismes nationaux à vocation agricole et rurale, comme pour ceux qui souhaitent entrer dans des démarches de progrès, les GIEE doivent être l’occasion de transmettre et de partager les savoir-faire. Une gouvernance plurielle et une plus grande transparence, notamment dans les SAFER et dans les chambres d’agriculture, ainsi que le contrôle des structures, permettront de donner réellement priorité à l’installation plutôt qu’à l’agrandissement et de favoriser des projets durables. Il faut donner la parole et les moyens d’agir aux précurseurs de l’agro-écologie et, à partir des expériences d’hier, imaginer les modèles de demain. Nous attendons des assurances sur l’évolution vers cette gouvernance plurielle.

Vous aurez compris, monsieur le ministre, mes chers collègues, la vision des écologistes vis-à-vis de la réforme des politiques agricoles : le projet de loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt, dépassant le cadre contraint de la politique agricole commune, doit porter une ambition nouvelle et citoyenne, celle de préserver notre capacité à produire une alimentation saine et sûre pour tous et en tous lieux de la planète, en respectant et en valorisant nos ressources naturelles.

Je viens ainsi de poser les conditions d’une vraie réforme : la révision des instances de gouvernance en place et des objectifs de la politique suivie jusqu’alors pour aller vers une politique alimentaire. Voici les trois sujets qui, selon moi, permettront de structurer une réforme consistante : la relocalisation de la production et de la consommation ; une meilleure régulation des terres agricoles et de leur répartition ; enfin, la résilience de nos modèles agricoles au changement climatique.

Pour garantir une cohésion territoriale et soutenir les dynamiques du terrain, les écologistes proposent, dans le cadre du projet de loi, la création d’un contrat alimentaire territorial qui permettrait aux collectivités qui le souhaitent d’organiser sur place des actions en faveur de leur politique alimentaire. Nous pensons qu’un tel outil permettrait de multiplier les circuits courts et d’introduire davantage de produits biologiques et locaux dans les cantines en structurant les filières et en fédérant les volontés. Un tel contrat renforcerait le volet alimentation du projet de loi, tant en métropole que dans les outre-mer. En effet, pour garantir la pérennité d’une activité agricole sur leur territoire et recréer du lien entre agriculteurs et ruraux de tous horizons, de toutes générations et de toutes professions, les collectivités locales souhaitent s’impliquer et mobiliser les citoyens, dans une démarche de production alimentaire pour une consommation locale. Or elles sont souvent confrontées à des difficultés de montage juridique. Le texte devra ouvrir le champ contractuel pour faciliter la mise en oeuvre de ces projets de proximité.

Le titre II du projet de loi, relatif à la protection des espaces naturels, agricoles et forestiers et au renouvellement des générations, porte un nouveau regard sur la gestion des terres agricoles et la politique d’installation, voire sur le métier d’agriculteur. Les agriculteurs, les organismes de développement, les collectivités locales, les formateurs et les conseillers agricoles sont appelés à s’impliquer dans ces évolutions. La proposition du Gouvernement en matière de politique d’installation des futurs agriculteurs et agricultrices présente de belles avancées, telles que l’installation progressive, l’accès aux aides aux plus de quarante ans et le contrat de génération – qui serait ici plutôt un contrat de transmission. Miser sur de nouveaux paysans et paysannes, c’est leur donner envie de ce métier et les accueillir. Il faut donc garantir à ces porteurs de projet un parcours facilité d’accès à des fermes de taille raisonnable, un financement adapté, une formation et un accompagnement rénovés, une valorisation de leurs produits et un environnement de travail de qualité.

La préservation des terres agricoles est un sujet dont l’importance fait l’unanimité. Toutefois, la question de leur accessibilité et de leur répartition reste entière. Lors du colloque sur les terres agricoles que j’ai organisé le 19 décembre dernier à l’Assemblée, en présence de députés, nous avons reconnu les avancées obtenues s’agissant de l’artificialisation des sols, suite aux débats sur la future loi ALUR de Cécile Duflot, mais nous avons aussi eu l’occasion de constater tout le chemin qui restait à parcourir.

Monsieur le ministre, les outils proposés dans votre texte ne garantissent pas le succès de la lutte contre l’agrandissement excessif, ni suffisamment la diversité des projets : il y manque un contrôle plus important par les SAFER, notamment sur les mouvements de parts sociales, et l’obligation de l’avis conforme des commissions départementales de consommation des espaces agricoles serait bienvenue en cas d’artificialisation de terres agricoles, naturelles ou forestières. Permettez-moi d’exprimer quelques inquiétudes en ce domaine, de plus au lendemain de la publication, au Journal officiel, d’un décret permettant, de fait, l’agrandissement des ateliers industriels d’élevage alors que ces modèles de production sont un échec économique et environnemental. La concentration et la taille de ces ateliers d’élevage industriel, version 1 000 vaches, 2 000 porcs ou 150 000 poules, sont la cause de l’utilisation massive des pesticides et des antibiotiques. Ces macro-élevages sont en opposition avec l’objectif d’agro-écologie. Plus grave encore, ils déshumanisent le métier de paysans, faisant d’eux des ouvriers de l’agro-industrie au mépris de leur bien-être, de celui des animaux, de la santé des êtres vivants et de la nature. Une telle agriculture, conduite par les agro-chimistes et les semenciers, ne peut garantir notre souveraineté alimentaire.

Enfin, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous vous proposons de faire évoluer le texte dans ses aspects énergétiques et écologiques afin, tout en luttant contre le changement climatique, d’adapter l’agriculture à celui-ci en la rendant plus résiliente, notamment à travers le recours à l’agriculture biologique, l’utilisation des semences paysannes – sujet sur lequel il faudra faire bouger de toute urgence les lignes –, mais aussi par l’usage de la forêt dans sa multifonctionnalité, par l’encadrement de la méthanisation et des énergies renouvelables, dont le bois-énergie. À cet égard, ce texte manque d’orientations et d’objectifs clairs en matière de diminution de la consommation des intrants chimiques, des carburants, de l’eau, des antibiotiques, des produits pharmaceutiques, des phytosanitaires et de l’azote – je rappelle que notre pays ne respecte toujours pas la directive européenne de 1991 sur les nitrates. Ces enjeux sont fondamentaux et le projet de loi devrait davantage les prendre en compte.

Le texte que nous allons examiner arrive dans un contexte de mutation, de défiance et d’angoisse devant un avenir incertain. L’Union européenne, bâtie autour d’objectifs qui devaient permettre une consolidation forte et assurer paix et prospérité, est devenue un espace marchand, monétaire, et son ambition d’unité culturelle s’est perdue dans un dédale réglementaire loin de ses finalités. La difficulté à réformer sa politique agricole en fonction des enjeux alimentaires, sociaux et climatiques en est une preuve criante, et risque de conduire à sa fin. Comme Pierre Rabhi, sage paysan que je salue pour son oeuvre, le groupe écologiste considère que l’agriculture est la plus essentielle des activités économiques car son objectif est de permettre à chaque être humain d’avoir accès à une alimentation quotidienne, sûre et saine.

Je terminerai en citant l’économiste Keynes : « La difficulté n’est pas de défendre des idées nouvelles, elle reste d’échapper aux idées anciennes. » L’agriculture est l’affaire de tous. Monsieur le ministre, mes chers collègues, notre responsabilité aujourd’hui est bien de donner concrètement les outils nécessaires à une agriculture performante écologiquement, socialement et économiquement, en vue d’une large adhésion de la société.

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