Intervention de Serge Letchimy

Réunion du 25 juin 2013 à 10h00
Délégation aux outre-mer

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaSerge Letchimy :

Le rapport dont il va être question a été remis le 17 mai à son commanditaire, M. le Premier ministre. À cette occasion, j'ai été frappé par l'intérêt qu'a manifesté M. Jean-Marc Ayrault pour ce travail collectif.

Animateur des travaux menés, je me suis rendu dans chacune des collectivités ultramarines et auprès de notre représentation permanente à Bruxelles. J'ai rencontré quelques-uns de nos élus européens. Nous avons aussi souhaité travailler en étroite collaboration avec les ministères concernés. J'ai bien entendu consulté les rapports précédemment établis par MM. Camille Darsières, Georges Patient et Serge Larcher. Je n'entendais pas remettre au Premier ministre un rapport uniquement théorique, ni lui rendre un rapport d'expert, ce que n'est pas l'élu que je suis. J'ai tenu avant tout à montrer que le problème existe et à formuler des propositions ciblées permettant de progresser.

Le rapport que j'ai remis à M. le Premier ministre sera, par sa volonté, confié aux deux ministres concernés. Il leur a donné mandat de négocier avec la Commission européenne et avec le Conseil de manière que les propositions avancées trouvent une traduction pratique. Si les préconisations formulées ne sont pas traitées au plus haut niveau, ce quatrième ou cinquième rapport consacré à l'Outre-mer restera, comme les précédents, dans un tiroir. On constate en effet que toute négociation relative aux régions ultrapériphériques ayant permis un progrès n'a été rendue possible que par l'impulsion donnée personnellement par un Président de la République, François Mitterrand d'abord, M. Jacques Chirac ensuite. L'impulsion présidentielle est indispensable pour faire respecter le principe même de l'article 349 du Traité : n'obtenir que cela serait déjà une bonne chose puisque, aujourd'hui, le principe qui sous-tend cet article n'est pas respecté. Il est donc bon que le Gouvernement reprenne les conclusions du rapport pour entrer dans une négociation, et qu'il le fasse maintenant, alors que se décide le cadre budgétaire européen pour la période 2014-2020. Si l'on ne casse pas quelques murs maintenant, il sera trop tard.

Plusieurs mémorandums de la Conférence des régions ultrapériphériques sont restés lettre morte, tout comme le rapport sur la place des régions ultrapériphériques dans le marché intérieur rédigé à la demande du commissaire européen Michel Barnier par M. Pedro Solbes Mira. Nous nous heurtons à un mur : l'interprétation extrêmement rigide que fait la Commission européenne de l'article 349 en considérant qu'il ne permet de déroger qu'au droit primaire – les traités – et non au droit dérivé. Cette interprétation est fausse, nous le démontrons au chapitre Ier du rapport. D'ailleurs, le programme d'options spécifiques pour l'éloignement et l'insularité (POSEI) a été conçu, à la fin des années 1980, sur la base d'une organisation dérogatoire des politiques européennes.

En réalité, l'argument juridique n'est qu'un paravent masquant les intérêts du marché. Le dernier alinéa de l'article dispose en effet que : « le Conseil adopte les mesures visées au deuxième alinéa en tenant compte des caractéristiques et contraintes particulières des régions ultrapériphériques sans nuire à l'intégrité et à la cohérence de l'ordre juridique communautaire, y compris le marché intérieur ». C'est cette mention qui est présentée comme limitant le champ possible des dérogations. Cette interprétation est d'autant plus paradoxale que l'article 349 précise la liste thématique des domaines dans lesquels on pourrait intervenir, une liste qui outrepasse assez largement l'octroi de mer et la possibilité de programmes spécifiques parcellaires.

Tel est le cadre actuel. Cependant, on note que le Conseil et la Commission ont sur ces sujets des positions très différentes. Par ailleurs, le Parlement européen, qui prend davantage de force qu'il n'en avait, essaye de reprendre la main sur la Commission européenne qui, aujourd'hui, fait la loi. Nos parlementaires se battent à cette fin.

Par ailleurs, l'élargissement de l'Union européenne à vingt-sept membres a fragilisé la position des régions ultrapériphériques. L'adhésion de nombreux pays d'Europe de l'Est dont le PIB moyen est souvent inférieur au PIB moyen de l'Union a modifié les équilibres antérieurs. Il n'en reste pas moins que les régions ultrapériphériques ont un statut dérogatoire avec un cadre spécifique pour l'instant inscrit dans le marbre communautaire. Les handicaps structurels de ces régions sont parfaitement connus et décrits. Mais il y a là un enjeu géopolitique majeur, certains pays membres ayant des régions ultrapériphériques une idée très floue. Les masses financières en jeu sont considérables : les fonds européens représentent de 3 à 4 milliards d'euros, auxquels s'ajoutent 5 à 6 milliards de fonds nationaux. On comprendra que l'enjeu est fondamental pour nos régions, pour lesquelles ces fonds ont une utilité démontrée.

Il se trouve que le PIB des régions ultrapériphériques connaît une augmentation importante – Mayotte exceptée, il a crû de quelque 30 % au cours de la période 2007-2013 – mais que, dans le même temps, le taux de chômage n'a pas reculé d'un iota. Il y a là un paradoxe terrible : la richesse augmente mais la situation sociale reste relativement dégradée, si bien que certains économistes s'interrogent sur la pertinence de l'utilisation des fonds européens en matière d'activité et d'emploi. La croissance de leur PIB aura pour conséquence que certaines régions d'outre-mer vont sortir du cadre de l'objectif de convergence, mais elles compteront autant de chômeurs qu'auparavant. L'exemple de la Martinique est éclairant : on peut estimer l'investissement global à 1,1 milliard d'euros, fonds européen et fonds nationaux cumulés, pour un résultat alarmant en termes de créations d'emplois. Ces fonds ne créent pas la dynamique voulue : les emplois sont maintenus, mais il ne s'en crée pas. Ce problème concerne la France, non l'Union européenne : comment parvenir, grâce aux fonds européens, à un développement plus structuré ? Le problème est donc plus large que celui de l'interprétation de l'article 349 du Traité, dont nous avons démontré avec l'aide de l'expert Christian Vitalien que le champ d'application et la portée sont plus étendus que la Commission européenne ne le dit.

Le chapitre II du rapport rappelle la longueur des négociations – quarante années de discussions, qui ont conduit à une forme de législation jurisprudentielle, administrative, technique, tactique ou politique, par laquelle de petits avantages sont consentis par-ci et de petits gestes par-là, sans stabilité de la politique européenne à l'égard des régions ultrapériphériques. Cela permet une certaine souplesse, mais ce n'est pas satisfaisant. Ces quatre décennies de négociations entre Bruxelles et les régions ultrapériphériques françaises ont eu toute leur place dans la construction juridique européenne. Parallèlement, le concept du développement économique a évolué, et bien des débats ont eu lieu sur ce qu'il faut entendre par les « frontières extérieures de l'Europe » quand elles sont situées à des milliers de kilomètres du continent. De même, comment appliquer des dynamiques de développement qui intègrent les contraintes liées à l'insularité et à la distance, non seulement par des compensations financières mais aussi par des dérogations ?

Parce que les solutions à ces questions n'avaient pas été prévues, nous nous trouvons pris dans un système très ankylosé. Il faut accepter de changer de paradigme. Parler de l'article 349 du Traité, ce n'est pas traiter uniquement de retard structurel puisque, même s'il reste beaucoup à faire, le rattrapage a eu lieu en matière d'équipements. Mais si l'équipement d'un pays participe de son développement, cela ne suffit pas à le développer. Aussi, la question fondamentale est maintenant de définir une stratégie de développement économique qui devra se traduire par la création de filières de développement efficaces. À quoi bon pêcher s'il n'y a pas de filière organisée pour vendre le produit de cette pêche ?

Actuellement, les fonds européens dictent les programmes de développement des régions ultrapériphériques. Il va sans dire que ce devrait être l'inverse. Les projets de développement doivent être conçus au plan local, puis ces projets doivent être négociés avec les institutions européennes, au lieu que les diktats techniques ou administratifs européens s'imposent à nous. J'ai constaté une évolution sensible en ce sens. De nombreuses régions commencent à défendre leurs projets, qui sont nécessairement différents. Les projets de développement doivent être personnalisés au lieu que, comme c'est le cas en ce moment, la rigidité d'utilisation des fonds européens entrave la libération des énergies et des savoir-faire et l'émancipation économique dont nous avons besoin.

À cela s'ajoute le fait que le groupe interservices est désormais placé auprès du commissaire européen chargé de la politique régionale, ce qui est la pire des configurations. Il doit, pour retrouver sa transversalité, et comme cela était le cas lors de sa création, être replacé directement auprès du président de la Commission.

Chacun de vous, ayant eu le rapport entre les mains, aura pris connaissance des 43 propositions qu'il contient. Le principe qui les sous-tend est qu'une réforme s'impose, orientée vers un POSEI multi-filières. Je rappellerai pour mémoire les recommandations saillantes : étendre le dispositif du POSEI à la filière de diversification de la production agricole comme le propose le commissaire européen à l'agriculture Dacian Cioloş ; labelliser d'autres produits d'excellence que la canne et la banane ; favoriser l'accès au marché intérieur pour l'élevage ; proroger le régime fiscal applicable au rhum traditionnel ; renforcer le POSEI pour la filière canne-rhum ; instituer un véritable POSEI pour la pêche et l'aquaculture en intégrant l'ensemble des volets relatifs à ce secteur ; étendre le POSEI à la filière forêtbois, notamment en Guyane ; créer une filière régionale de valorisation des déchets par bassin et, pour La Réunion, adapter les obligations déclaratives associées au transfert de la Réunion vers l'Europe ; créer un POSEI « énergie » ; définir un dispositif de type POSEI pour la filière touristique et étendre le crédit d'impôt compétitivité des entreprises (CICE) aux filières d'avenir, dont le tourisme ; ouvrir l'accès des régions ultrapériphériques aux aides au désenclavement sur le modèle du réseau de transport transeuropéen.

Nous proposons aussi de créer une méthode d'identification de la vulnérabilité des régions ultrapériphériques aux politiques extérieure de l'Union, et la réalisation d'études d'impact préalables à la négociation d'accords commerciaux internationaux, ce qui pourrait conduire à des clauses de sauvegarde pour certaines productions pendant une période donnée.

Nous recommandons instamment de prévoir une coordination FED-FEDER. La nécessité de cette articulation est soulignée depuis dix ans, mais, de manière décourageante, rien n'a avancé.

Nous préconisons encore de renforcer la politique engagée par M. Alain Juppé et amplifiée par M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, en matière de diplomatie territorialisée incluant un volet économique, afin de susciter une dynamique de coopération transfrontalière rénovée pour les régions ultrapériphériques. Nous proposons aussi la création dans les régions ultrapériphériques de zones franches d'exportation s'appuyant sur des plateformes logistiques.

Nous disons l'urgence de créer, dans les bassins Océan Indien d'une part, Atlantique-Caraïbes d'autre part, un dispositif d'expertise et un système d'adaptation et d'équivalence des normes, des outils de certification pour les matériaux et autres produits d'origine régionale et une certification euro-régions ultrapériphériques pour l'exportation des produits fabriqués dans les outre-mer. Ce sont là de puissants vecteurs de développement régional.

Nous proposons de définir un programme opérationnel spécifique pour Saint-Martin avec une forte dimension transfrontalière.

Mayotte, devenue région ultrapériphérique, n'a obtenu que 200 millions d'euros des 500 millions qui auraient dû lui être alloués à ce titre. Nous proposons l'application à Mayotte des programmes POSEI avec des affectations budgétaires spécifiques, distinctes du programme opérationnel, intégrant les moyens nécessaires à l'adaptation de la règlementation européenne.

Nous proposons enfin de renforcer le rôle du groupe interservices de la Commission européenne.

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