Intervention de Eva Sas

Séance en hémicycle du 23 janvier 2014 à 15h00
Prise en compte des nouveaux indicateurs de richesse — Présentation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaEva Sas, rapporteure de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République :

Monsieur le président, monsieur le ministre délégué chargé du budget, chers collègues, en septembre 2009, la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi remettait son rapport sur la mesure des performances économiques et du progrès social. L’engouement pour les « nouveaux indicateurs de richesse » était alors à son apogée.

Depuis lors, les limites du PIB comme mesure du progrès de notre société font l’objet d’un relatif consensus. Trois principales critiques peuvent en effet lui être adressées. D’une part, le PIB totalise ce qui se vend ou s’achète, ainsi que la contribution des administrations publiques sans considération de la contribution au bien-être. Ainsi, la réparation de dégâts liés à des accidents ou des catastrophes naturelles vient accroître le PIB alors que, de fait, la qualité de vie en est dégradée. D’autre part, le PIB ne prend pas en compte la répartition de la richesse créée. Une croissance du PIB peut donc masquer un approfondissement des inégalités et une dégradation de la situation des plus fragiles. Enfin, le PIB ne prend pas en considération les stocks dans lesquels il faut puiser pour assurer la production. Il ne rend donc pas compte de l’épuisement des ressources naturelles liées à nos modes de consommation. C’est un indicateur de court terme, qui ne dit rien de la soutenabilité de notre modèle de développement.

À faire du PIB le seul censeur de nos politiques économiques, on en oublie les conséquences environnementales de notre mode de développement, alors même que les deux objectifs devraient être poursuivis et pensés ensemble tant il est vrai qu’un plan d’investissement dans les politiques environnementales aurait un effet positif sur l’activité, et que notre développement ne sera soutenable à long terme que s’il est moins dépendant de ressources qui se font chaque année plus rares.

Ces critiques ne sont, d’ailleurs, pas nouvelles. Développées dans les années 1970, elles ont conduit les Nations unies et l’OCDE à travailler sur de nouveaux indicateurs de richesse, le plus connu étant sans doute l’indice synthétique de développement humain, l’IDH, créé par le PNUD dans les années 1990. En France, les travaux menés par Dominique Méda, Patrick Viveret, Jean Gadrey et Florence Jany Catrice ont permis de faire progresser l’analyse dans ce domaine, les travaux menés par l’association des régions de France sous l’impulsion de Myriam Cau, vice-présidente de la région Nord Pas-de-Calais, ont permis d’analyser les politiques publiques régionales à l’aune de trois critères – l’indice de santé sociale, l’IDH2, une version nouvelle de l’indice de développement humain et l’empreinte écologique.

Enfin, dans les suites de la commission Stiglitz, qui avait réuni un consensus au-delà des clivages partisans, les pouvoirs publics ont progressé pour mesurer l’efficacité de nos politiques à l’aune d’autres indicateurs, complémentaires au PIB. L’INSEE a, ainsi, publié des enquêtes régulières sur les inégalités de ressources ou sur l’évolution des très hauts revenus. Le Commissariat général au développement durable suit quant à lui des indicateurs essentiels comme l’empreinte carbone ou l’empreinte eau de la France. Le Gouvernement publie également désormais plus d’une vingtaine de ces nouveaux indicateurs dans le cadre de la stratégie nationale pour le développement durable 2010-2013. Une partie de ces indicateurs sont d’ailleurs commentés dans le rapport sur l’économie française, annexé au projet de loi de finances chaque année, et repris dans l’annexe statistique du rapport économique, social et financier annexé au projet de loi de finances. Les tableaux de bord d’indicateurs alternatifs existent donc déjà.

Cependant, il est nécessaire de franchir une nouvelle étape. En effet, malgré la publication de ces indicateurs, ceux-ci restent secondaires dans l’évaluation des politiques publiques, le PIB restant le critère ultime de réussite. Or, un gouvernement qui réussit ne peut pas être, ne peut plus être, dans l’opinion publique, les médias, ou au sein de la sphère politique elle-même, un gouvernement qui permet à la France de « renouer avec la croissance » ou qui « soutient la reprise », quel que soit l’accroissement des inégalités, la dégradation de notre environnement ou de notre santé.

La mise en place de nouveaux indicateurs de richesse, aux côtés du PIB, est d’autant plus indispensable que l’hypothèse d’un scénario de croissance faible sur longue période ne peut plus être écartée. Depuis 1960, on constate une baisse structurelle du taux de croissance. Depuis 2001, la croissance annuelle du PIB n’a jamais dépassé 2,5 %. Est-ce une mauvaise nouvelle ? Pas nécessairement si l’on revient aux véritables objectifs de nos politiques économiques et budgétaires : l’emploi, la réduction des inégalités, l’amélioration de la qualité de vie de nos concitoyens. Le PIB n’est qu’un objectif intermédiaire qui a trop longtemps été considéré comme incontournable. Il est temps aujourd’hui de penser les politiques de l’emploi ou de réduction des inégalités en tant que telles, sans faire de la croissance un prérequis.

L’objectif de cette proposition de loi n’est donc pas la production d’un nouveau tableau de bord, même si ceux proposés doivent être améliorés, mais bien la mise en visibilité de ces indicateurs alternatifs au même titre et au même niveau que le PIB. Il s’agit en définitive de désacraliser le PIB et de le mettre à sa juste place parmi d’autres indicateurs tout aussi essentiels. Pour accroître la visibilité de ces indicateurs, il nous est tout d’abord apparu nécessaire d’exposer l’évolution de ces indicateurs à un moment clé de la vie politique de notre pays qu’est le budget et de le faire dans l’exposé des motifs du projet de loi de finances de façon à analyser l’effet des différentes réformes proposées sur ces indicateurs, d’où le choix de modifier la présentation de la loi de finances, donc de déposer une proposition de loi organique même si nous sommes conscients des contraintes que cela suppose.

Il convient par ailleurs de proposer des indicateurs synthétiques, même si là aussi, nous en connaissons les limites. Nous souhaitons néanmoins insister sur le fait qu’un indicateur synthétique ne s’oppose pas à des tableaux de bord d’indicateurs multiples, les deux étant nécessaires. Seuls les indicateurs synthétiques peuvent être des vecteurs de communication appropriés, équivalents au PIB – par exemple, faire apparaître que l’empreinte écologique d’un Français est de 2,7 terres, ce qui signifie que, si tous les habitants de la terre avaient notre mode de vie, il faudrait 2,7 fois les ressources que la planète peut régénérer en une année. C’est un élément d’objectivation simple de l’épuisement des ressources produites par nos modes de vie.

La proposition de loi propose par conséquent d’évaluer l’impact global des réformes prévues par les principaux textes financiers à l’aune de quatre indicateurs de richesse synthétiques : l’indice d’espérance de vie en bonne santé, l’indicateur de santé sociale, l’empreinte écologique et l’empreinte carbone.

Toutefois, suite aux auditions menées par votre rapporteure avec les services de l’INSEE, de la direction générale du Trésor, ainsi qu’avec les cabinets du ministre de l’économie et des finances, et du ministre du budget, nous avons amélioré cette proposition de loi, en particulier sur un point.

Pour des raisons de faisabilité et d’opportunité, il nous a semblé qu’il était souhaitable que la liste des indicateurs fasse l’objet d’un débat plus approfondi, pour permettre une appropriation collective.

Nous estimons dès lors que s’il est fondamental de disposer d’indicateurs synthétiques, tels l’indice de santé sociale ou l’empreinte écologique, il pourrait être plus prudent de ne pas figer, a priori, et a fortiori dans une loi organique, les indicateurs de richesse à prendre en considération.

Par ailleurs, dès lors que le moment crucial pour apprécier et évaluer l’impact des réformes proposées à l’aune de ces nouveaux indicateurs est le budget, c’est-à-dire lors de la préparation du projet de loi de finances, nous avons estimé qu’il serait plus juste, du point de vue strictement juridique, de modifier en ce sens la LOLF – c’est-à-dire la loi organique relative aux lois de finances – plutôt que la loi organique relative à la programmation et à la gouvernance des finances publiques.

C’est la raison pour laquelle nous avons préparé plusieurs amendements visant à adopter une formulation plus ouverte, mais qui reste une proposition de loi organique modifiant la présentation de la loi de finances.

Nous avons entendu les réserves que pouvait soulever le caractère organique de cette proposition de loi et qui pourraient rendre difficile son adoption en l’état. Mais sachez que nous sommes attachés avant tout, au-delà de la forme, à une ambition : que le PIB ne soit plus le seul censeur de nos politiques économiques et budgétaires, et que nous puissions retrouver les objectifs premiers de nos politiques économiques, sociales et budgétaires : l’emploi, la réduction des inégalités, l’amélioration de la qualité de vie de nos concitoyens, et la soutenabilité de nos modes de production.

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