Intervention de Alfred Marie-Jeanne

Séance en hémicycle du 22 janvier 2014 à 21h30
Ratification de la charte européenne des langues régionales ou minoritaires — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAlfred Marie-Jeanne :

Depuis des temps immémoriaux, les langues n’ont cessé d’évoluer, passant par exemple du baragouin, jugé inintelligible à l’époque, à celles d’aujourd’hui, réputées les plus sophistiquées. Pou mwen tout lang sé lang.

Chemin faisant, certaines sont considérées comme mortes, pendant que d’autres agonisent. Pour ne pas connaître le même sort, les patois d’hier ont trouvé d’ardents défenseurs, qui les ont codifiés en s’ingéniant à leur trouver une graphie et une grammaire. Nombre d’entre eux ont obtenu droit de cité ou sont devenus langues officielles dans maints États du monde, dans maints États d’Europe.

Pour ne pas être en reste, l’Europe s’est métamorphosée en créant une charte portant son nom, la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, adoptée le 5 novembre 1992 et signée le 7 mai 1999.

Depuis, la France tergiverse, cherchant absolument à savoir si ce traité est compatible avec la Constitution. Ce casse-tête juridique s’explique par le fait que cette charte audacieuse reconnaît à chaque personne un droit imprescriptible de pratiquer une langue régionale ou minoritaire dans la vie privée et publique.

Ce pavé jeté dans les méandres de la Constitution sème donc le trouble. Pour en sortir, le gouvernement de Lionel Jospin saisit le Conseil constitutionnel, à la suite du rapport du professeur de droit constitutionnel Guy Carcassonne. Dans sa séance du 15 mai 1999, le Conseil constitutionnel juge que la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires comporte des clauses contraires à la Constitution. La Charte n’est donc pas ratifiée. Entre-temps, la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 crée l’article 75-1 affirmant que les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France. Ce patrimoine est-il destiné au musée des langues ? En tout cas, la Charte n’est toujours pas ratifiée.

De nouveau saisi, cette fois-ci par le Conseil d’État le 21 mars 2011 sur une question prioritaire de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel répond le 19 mai 2011 que l’article 75-1 de la Constitution n’institue pas un droit ou une liberté que la Constitution garantit. C’est une véritable sentence ! Pour couronner le tout, la proposition de loi constitutionnelle pour la ratification instaure un article 53-3 prévoyant que la République peut ratifier la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. Ce « peut » paraît peu. Citez-moi un pays démembré à cause de la ratification de la Charte !

En conclusion, la France aurait-elle oublié l’apport des écrivains ayant illustré la langue française par leurs vocables rares, leurs métaphores novatrices, leurs imaginaires débordants ? Puis-je citer Frantz Fanon, Aimé Césaire, Édouard Glissant, originaires de Martinique, Léon-Gontran Damas, de la Guyane, René Depestre, d’Haïti, Maryse Condé, Saint-John Perse, de Guadeloupe ? Ce dernier a reçu le prix Nobel de littérature en 1960. Tous étaient issus du monde créolophone.

Puis-je citer encore Léopold Sedar Senghor, l’Africain devenu agrégé de grammaire, puis membre de l’Académie des sciences morales et politiques, puis membre de l’Académie française, qui connaissait toutes les langues des tribus d’Afrique ? Puis-je citer enfin Derek Walcott, prix Nobel de littérature en 1992, né à Sainte-Lucie, tout près de la Martinique, pays créolophone de la Caraïbe ? Je m’arrêterai avant de nombreux autres à talent reconnu.

Ratifier la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires sans la dérobade de la déclaration interprétative eût été de bon aloi. C’est ainsi que nous pourrons valoriser pleinement des langues qui ont tant contribué à vivifier et à magnifier le français lui-même, qui a été un accident de l’Histoire. Le rappeler, c’est aussi pour moi l’honorer.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion