Intervention de Raymond Sené

Réunion du 10 avril 2014 à 15h00
Commission d'enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d'exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l'électricité nucléaire

Raymond Sené, membre fondateur du Groupement des scientifiques pour l'information sur l'énergie nucléaire :

L'intérêt d'associer des personnes extérieures comme nous à une expertise est que, n'ayant pas « le nez dans le guidon », le regard neuf que nous portons nous permet de voir des choses auxquelles des habitués ne prêteraient même pas attention. En effet, les ingénieurs d'un site, voire les inspecteurs de l'ASN, parce qu'ils connaissent parfaitement les installations, peuvent ne plus déceler une anomalie, précisément parce qu'ils passent à côté tous les jours.

Prenons l'exemple de l'inspection des cuves. La machine d'inspection en service (MIS), robot qui effectue des mesures par rayons X et par ultra-sons, est pilotée par un programme informatique. Toutes ses mesures sont enregistrées et interprétées par le biais d'un autre programme informatique, à l'instar de ceux d'une échographie. Deux équipes, l'une d'EDF, l'autre d'Intercontrôle, analysent en parallèle, chacune de leur côté, ces résultats, à la recherche d'éventuels défauts de l'acier. Mais les deux équipes exploitent les mêmes données informatiques. Si le programme comporte un bug ou si une erreur s'est produite au départ qui a faussé les résultats, il est tout à fait possible qu'aucune des deux, tout en faisant très sérieusement son travail, ne le repère. Nous avons signalé ce problème et il semble qu'il ait été pris en compte. Le regard neuf de personnes extérieures est indispensable pour poser « les questions qui fâchent ».

Lors de la première visite décennale de Fessenheim 1 en 1989, nous avions, avec le professeur Gillon, pointé le risque d'explosion de l'hydrogène. Il a fallu plus de dix ans pour qu'on admette en France que ce risque pouvait exister. Les équipes françaises avaient même quitté le programme international consacré au sujet. Les représentants officiels auxquels nous avions affaire alors nous expliquaient que le risque était nul. On ne trouvait d'ailleurs dans le pays qu'un seul recombineur d'hydrogène, encore en kit, sur le site de Fessenheim pour l'ensemble du parc. Lorsque nous faisions valoir qu'à la centrale de Three Mile Island, une explosion d'hydrogène s'était produite dans l'enceinte au bout de dix heures, on nous répondait que c'était parce que les Américains n'avaient pas su faire face. Il a fallu très longtemps pour qu'EDF accepte d'installer des recombineurs d'hydrogène sur les sites, s'en vantant d'ailleurs lorsque cela fut fait ! Cela ne faisait jamais que quinze ans que nous alertions sur le problème !

Il est souvent arrivé que les ingénieurs d'EDF ou les spécialistes de métallurgie que nous rencontrions n'aient pas de réponse à nos questions « naïves » de non-spécialistes et que celles-ci les placent devant des abîmes insoupçonnés.

Vous ne savez peut-être pas ce qu'est la transition ductile-fragile pour les métaux, mais vous connaissez tous le récit de Jack London dans lequel un trappeur du Grand Nord canadien voit le fer de sa hache voler en éclats alors qu'il cherche à couper du bois dehors par très grand froid. Eh bien, c'est tout simplement qu'à partir d'une certaine température en dessous de zéro, le fer sort de sa zone de déformation élastique, devient fragile et casse.

Dans le cas des centrales nucléaires, il importe que l'acier des cuves n'atteigne jamais la température de transition ductile-fragile. Pour les matériaux utilisés, cette température se situe au départ autour de – 30 °C mais sous irradiation neutronique, elle ne cesse de s'élever. Pour certaines cuves, elle dépasse aujourd'hui les 60 °C, à tel point qu'il est hors de question de faire une injection de sécurité à basse température parce que la cuve serait susceptible de se casser. Lors des longues discussions que nous avons eues avec EDF et l'ASN sur le sujet, notre collègue, éminent spécialiste de mécanique, a fait observer qu'on ne pouvait aujourd'hui qu'extrapoler des théories bien connues dans le domaine fragile au domaine ductile, qui est celui concerné en l'espèce, car pour ce dernier domaine, il n'existe aucune théorie… Nous avons tant insisté sur ce point que l'ASN a récemment embauché un thésard pour travailler sur le sujet. Au moins notre action n'aura-t-elle pas servi à rien !

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