Intervention de Pierre Lévy

Réunion du 9 juillet 2014 à 10h00
Commission des affaires étrangères

Pierre Lévy, directeur de l'Union européenne au ministère des affaires étrangères et du développement international :

Entre le 29 novembre 2013 où, à Vilnius, l'Ukraine a refusé de signer l'accord d'association avec l'Union européenne et le 27 juin 2014 où elle a signé ce même accord, l'Europe a vécu des périodes de grandes tensions et de bouleversements profonds.

Le refus de signer de l'Ukraine a été perçu par la presse et de nombreux observateurs comme une défaite de l'Union européenne face à la Russie. Nous n'avons jamais partagé cette conclusion, considérant cet épisode comme une péripétie dans une évolution dont nous savions qu'elle serait longue et heurtée. La suite nous a donné raison.

Si une question qui était au départ européenne s'est transformée en crise de régime, c'est que les tergiversations du président Ianoukovitch et la non-signature de l'accord d'association ont été un révélateur de la nature du pouvoir et des moyens qu'il employait pour préserver ses intérêts personnels ; dans ce contexte, l'Union européenne a été perçue par les Ukrainiens comme le cadre de valeurs démocratiques qui importaient davantage encore que la perspective d'adhésion. En réponse, l'enjeu de notre action est de construire l'Europe en Ukraine. Dès l'origine, le Partenariat oriental a été conçu autour de ce pays. Les choses ont pris un tour nouveau lors de la préparation du Sommet de Vilnius, vécue par la Russie comme un bras de fer avec l'Union européenne. Une collision s'est produite entre des conceptions différentes de la politique européenne de voisinage et de l'intégration régionale. Pour nous, il s'agit de promouvoir l'État de droit et des réformes dans le cadre d'une attractivité librement consentie, en considérant qu'un voisinage fort, prospère, démocratique et stable est notre meilleure garantie de sécurité et que tous les Européens ont à y gagner. Pour Moscou, la politique de voisinage est fondée sur la coercition et sur une logique exclusive, un jeu à somme nulle. Autrement dit, le vieux débat sur les sphères d'influence a ressurgi. Au printemps 2013, la Russie a pris conscience de l'incompatibilité entre l'union douanière qu'elle créait et les accords d'association en préparation entre l'Union européenne, l'Ukraine, la Géorgie et la Moldavie, mais les divergences apparues ont des racines profondes.

Il faut dire aussi que certains États membres de l'Union ont voulu, et veulent toujours, faire du Partenariat oriental un outil géopolitique : il s'agit pour eux d'un instrument propre à arracher à l'influence russe les pays de notre voisinage, les obligeant de la sorte à un choix binaire. Cette approche simpliste, nécessairement antagoniste et donc porteuse d'un fort potentiel de conflit avec la Russie, ne tient pas compte du fait que ce choix est impossible. Elle n'a jamais été celle de la France.

Pour nous, le Partenariat oriental a pour seul objet la modernisation en profondeur de nos voisins par des réformes. C'est la conception qui a guidé notre action ces derniers mois. L'objectif central exprimé par les ministres au cours des conseils des affaires étrangères successifs est de permettre aux Ukrainiens de décider souverainement de leur avenir, ce pourquoi mandat avait été confié à Mme Catherine Ashton de prendre tous contacts utiles pour que les élections prévues le 25 mai se déroulent dans des conditions satisfaisantes. Ce fut le cas, avec un scrutin largement conforme aux normes internationales, et l'élection, dès le premier tour, de M. Petro Porochenko à la présidence lui a assuré une forte légitimité qui n'est pas contestée par Moscou.

Notre deuxième objectif est de marquer notre soutien politique et économique à la volonté de réforme exprimée par les nouvelles autorités ukrainiennes. Vous l'avez indiqué, madame la présidente, la signature de l'accord d'association a eu lieu en deux temps : le chapitre politique a été signé le 21 mars, puis, le 27 juin, les dispositions restantes, dont le volet relatif à l'établissement d'une zone de libre-échange approfondi et complet. L'Union a ainsi démontré qu'elle entendait accompagner l'Ukraine sans délai.

Notre troisième objectif est d'éviter que ne se renouvellent les occasions manquées qui avaient suivi la Révolution orange, en aidant les forces réformistes d'Ukraine, sous la houlette du président Porochenko, à répondre aux attentes de la population. L'Union européenne a décidé un soutien de 11,2 milliards d'euros pour la période 2014-2020 à cette fin. Financé par le biais d'un programme d'assistance macrofinancière complémentaire de l'aide accordée par le FMI, il devrait permettre les réformes structurelles d'envergure prévues dans la feuille de route qui régit l'accord d'association. Il est très important, dans ce volet, de renforcer l'État de droit et singulièrement le système judiciaire et la police ukrainiennes. C'est le mandat d'une mission civile de la PSDC (politique de sécurité et de défense commune).

À l'égard de la Russie, notre approche est double : ouverture au dialogue mais aussi fermeté, par le biais de sanctions, pour aboutir au règlement pacifique de la crise. Aussi avons-nous multiplié les contacts. L'invitation du président Porochenko et du président Poutine en Normandie, le 6 juin, a créé une dynamique de négociation et « le processus de Bénouville » se poursuit, ces jours-ci encore, par des contacts entre Français, Allemands, Ukrainiens et Russes. Dans le même temps, la fermeté s'est exercée par l'adoption d'une série de mesures restrictives et la non-reconnaissance de l'annexion illégale de la Crimée. Ces sanctions fonctionnent, car elles font pression sur la Russie et ont un effet sur sa réputation ; il convient de les calibrer en fonction de l'évolution du dialogue politique. On relèvera l'unité des Européens ; elle n'est pas facile à maintenir car les relations avec la Russie sont un puissant facteur de division, mais elle existe.

Plus largement, on observera que la crise ukrainienne renforce la pertinence de la politique de voisinage comme levier de stabilisation, de démocratisation et de modernisation. La crise a accéléré la signature des accords d'association avec la Moldavie et la Géorgie pour éviter de possibles pressions russes, mais le processus est exigeant car les réformes à mener sont considérables. Il faut préserver l'ambiguïté fondatrice du Partenariat oriental adopté lors du Sommet de Prague, en 2009, à l'initiative conjointe de la République tchèque et de la Suède. La France ne considère pas le Partenariat oriental comme l'antichambre de l'adhésion à l'Union européenne. Nous sommes extrêmement fermes sur ce point, mais d'autres États membres ont une approche opposée. Pour nous, le Partenariat demeure ce qu'il était à l'origine : une association politique et une intégration économique. Lors du Sommet de Riga, en mai 2015, la priorité ira à la concrétisation des engagements pris et non à une fuite en avant par de nouvelles promesses de perspectives européennes. Il faudra aussi mieux différencier les pays partenaires, qui suivent des voies diverses.

Dans le même temps, le renforcement du dialogue avec la Russie s'impose, car rien ne peut se faire sans ou contre elle. La France a toujours plaidé en faveur d'efforts de persuasion, nécessaires pour convaincre de l'intérêt commun à avoir un voisinage stable démocratique et prospère. C'est le sens des discussions trilatérales que nous avons appelées de nos voeux sur les implications potentielles de l'accord d'association pour l'économie russe et qui se tiendront le 11 juillet prochain. Nous avons fortement plaidé en ce sens lors de la réunion qui s'est tenu le 31 mars, avec les Allemands et les Polonais, dans le cadre du Triangle de Weimar. Cette question sensible ne recueille pas l'accord de tous nos partenaires, même si, bien entendu, cela ne signifie pas pour nous donner un droit de regard à la Russie sur les choix souverains de l'Ukraine. Des divergences conceptuelles persistent donc et l'un des enjeux de ces discussions est de limiter les mesures de rétorsion que la Russie pourrait être tentée de prendre.

La crise ukrainienne a eu pour conséquence immédiate de préciser aux yeux de l'Europe le positionnement de la France : nous avons marqué notre engagement en faveur du volet oriental de la politique européenne de voisinage, dont nous considérons qu'elle forme un tout. Le président de la République a illustré cet intérêt par sa présence au sommet des chefs d'État et de gouvernement du Partenariat oriental, à Vilnius, en novembre 2013 – c'était une première. Il manifestait ainsi la mobilisation active de la France pour la recherche d'une solution politique durable, qui s'est traduite aussi par la visite déterminante à Kiev des ministres des affaires étrangères du Triangle de Weimar le 20 février dernier, date charnière puisque cette visite a ouvert la voie à une solution politique. Enfin, nous entretenons un dialogue constant avec l'Allemagne à ce sujet.

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