Intervention de Jean-Pierre Cabestan

Réunion du 17 décembre 2014 à 9h00
Commission des affaires étrangères

Jean-Pierre Cabestan, professeur et directeur du département de science politique et d'études internationales à l'Université baptiste de Hong Kong :

Je vous remercie, mesdames, messieurs les députés, pour vos nombreuses questions : elles témoignent de l'intérêt de la représentation nationale et des Français pour Hong Kong, alors que nous avons parfois eu le sentiment que les événements récents n'avaient pas reçu, en France, toute l'attention qu'ils méritaient. Par ailleurs, nos interrogations portent non seulement sur l'avenir de Hong Kong – qui compte aujourd'hui un peu plus de 7 millions d'habitants –, mais plus largement sur celui du monde chinois.

N'oublions pas que le mouvement est parti d'une revendication politique : l'instauration d'un mode d'élection démocratique du chef de l'exécutif, c'est-à-dire l'introduction d'un véritable suffrage universel direct – zhēn pŭ xuăn. Mais, si le mouvement a obtenu un tel succès, c'est parce qu'une revendication économique et sociale évidente, qui traduit la frustration d'une large partie de la société, s'est greffée sur cette revendication politique, d'ailleurs plus ou moins bien relayée par le mouvement. Rappelons que le mouvement était animé principalement par les jeunes et qu'il cherchait à atteindre des objectifs assez idéalistes, ainsi que l'a relevé Jean-Philippe Béja. Certains de mes étudiants croyaient vraiment que le gouvernement allait reculer. Certes, le mouvement a fait la différence, mais il ne pèse pas encore suffisamment pour imposer un compromis à Pékin et à l'establishment local.

En tout cas, il est le reflet d'une culture politique démocratique qui est profondément ancrée à Hong Kong. Les Hongkongais savent ce qu'est une élection : une pluralité de candidatures, une campagne électorale libre, etc. Le gouvernement de Pékin n'a pas du tout la même conception des élections : il souhaite continuer à choisir les candidats, afin de contrôler le chef de l'exécutif hongkongais, comme il le fait depuis 1997 – l'actuel chef de l'exécutif, Leung Chun-ying, est probablement membre du parti communiste chinois et a toujours travaillé main dans la main avec le gouvernement central.

La société hongkongaise, en particulier les jeunes générations, est beaucoup plus politisée qu'il y a quelques années. Lorsque je suis arrivé à Hong Kong il y a sept ans, mes étudiants ne s'intéressaient pas du tout à la politique. En cent cinquante ans, les Britanniques avaient réussi à dépolitiser totalement Hong Kong. En dix-sept ans, les autorités chinoises sont parvenues, en bloquant le jeu politique, à politiser l'ensemble de la société hongkongaise.

Il convient, selon moi, de faire une distinction entre, d'une part, les moyens de mobilisation rapide utilisés par la jeunesse à Hong Kong comme ailleurs – les réseaux sociaux, Instagram – et, d'autre part, les objectifs et la stratégie adoptés par le mouvement. À Hong Kong, les réseaux sociaux fonctionnent bien, et l'accès à l'internet est libre, à la différence de ce qui se passe en Chine populaire. On est donc informé en temps réel et sans aucune restriction sur ce qui se passe dans le monde entier. C'est d'ailleurs pour cette raison que Hong Kong est devenue une sorte de foyer de réflexion sur l'avenir politique de la Chine.

D'autre part, il faut aussi distinguer entre le soutien aux revendications du mouvement et le soutien à la stratégie adoptée par les étudiants. Pendant plusieurs semaines, la population hongkongaise a soutenu cette stratégie, notamment en se rendant tous les week-ends sur les lieux de sit-in. Puis, le soutien s'est effrité, beaucoup de gens commençant à mettre en doute cette stratégie, sans pour autant abandonner la revendication essentielle, à savoir l'instauration d'un mode d'élection véritablement démocratique du chef de l'exécutif. Des divisions sont alors apparues entre les différentes branches du mouvement. Les universitaires s'en sont retirés assez rapidement et ont préconisé de nouvelles formes de mobilisation et de désobéissance civile. La Fédération des étudiants de Hong Kong est restée, quant à elle, très mobilisée jusqu'au bout. Les plus acharnés étaient les plus jeunes, notamment ceux de Scholarism, organisation propre à Hong Kong et très caractéristique du nouvel état d'esprit qui règne chez les lycéens et les étudiants.

Les techniques utilisées à Hong Kong ont été influencées par celles du « mouvement des tournesols » qui a eu lieu à Taïwan au début de l'année. Ce mouvement de désobéissance civile, lui aussi sans précédent, a commencé par une occupation du parlement. À Hong Kong, certains organisateurs du « mouvement des parapluies » ont tenté d'occuper les locaux du Conseil législatif et du gouvernement, mais cette stratégie s'est soldée par un échec. Chacun des deux mouvements s'est inspiré des techniques de désobéissance civile de l'autre : de jeunes Hongkongais se sont rendus à Taïwan au cours de l'été à cette fin ; réciproquement, des activistes taïwanais sont venus ensuite à Hong Kong. Plus largement, nous avons assisté à un rapprochement assez nouveau entre les sociétés hongkongaise et taïwanaise. Cela montre que la société hongkongaise souhaite se démarquer plus nettement de l'évolution intérieure de la Chine populaire et qu'elle fait preuve d'une plus grande résistance à l'égard du pouvoir central et de ce qu'il cherche à lui imposer.

J'y insiste : selon moi, les libertés sont menacées à Hong Kong. Pékin entend resserrer ses contrôles et accroître sa pression sur la société civile hongkongaise, qui jouit encore d'importantes libertés en termes d'organisation politique et sociétale ou d'activité des ONG, notamment des ONG transnationales. Ainsi, les autorités chinoises se livrent à des manoeuvres d'intimidation – difficilement observables depuis l'étranger – à l'égard des chefs du mouvement. Un certain nombre d'entre eux ont été suivis par la police secrète de Pékin, à l'insu de la police de Hong Kong, laquelle n'est d'ailleurs pas compétence en matière de sécurité nationale et de sécurité extérieure. Les intimidations concernent aussi les activistes : certains étudiants – notamment parmi les miens – ont été fichés par la police politique et n'ont plus le droit de se rendre en Chine continentale, parce qu'ils ont été impliqués dans le mouvement. Cela pose d'ailleurs un problème aux étudiants en sciences sociales qui doivent réaliser des enquêtes collectives en Chine.

Le pouvoir central cherche aussi à limiter les relations avec les ONG étrangères, de la même manière qu'en Chine continentale – la Fondation Adenauer, par exemple, rencontre des difficultés encore plus grandes en Chine qu'en Russie. À Hong Kong, la presse officielle pro-Pékin montre du doigt les ONG étrangères, et les autorités essaient de restreindre leurs activités, notamment celles des fondations américaines telles que la National Endowment for Democracy, qui accorde des subventions à des projets, notamment à des projets de recherche, y compris dans mon université et dans mon département. Pourtant, ces projets sont loin de porter atteinte à la sécurité nationale : ils visent à étudier les phénomènes politiques ou sociaux à Hong Kong.

En ce qui concerne les réactions de la population en Chine, la situation est assez contrastée. De nombreux Chinois du continent considèrent les Hongkongais comme des enfants gâtés et ne comprennent pas leurs revendications politiques. La Chine continentale et Hong Kong ont une culture politique différente. Ainsi que je l'ai décrit dans mon livre Le système politique de la Chine populaire, il existe encore en Chine, notamment au sein des classes moyennes urbanisées, un fort consensus en faveur d'un maintien de la sécurité et de l'ordre public avec l'aide du parti communiste : on ne veut pas risquer de mettre fin à la stabilité et à la prospérité actuelles en exprimant une revendication démocratique trop marquée. La politique de Pékin est donc soutenue par une partie assez large de la société chinoise. Certes, elle ne l'est pas par tout le monde : des manifestations de soutien au mouvement hongkongais sont apparues dans certains milieux.

Les événements de Hong Kong convainquent les Taïwanais de maintenir la République de Chine en tant qu'État indépendant de fait. Le président Ma Ying-jeou lui-même, qui avait pourtant oeuvré à un rapprochement et à une sorte d'entente avec la Chine, a été contraint de durcir sa position à l'égard de Pékin, pour des raisons non seulement stratégiques, mais aussi de politique intérieure. Cela n'a d'ailleurs pas empêché son parti, le Guomindang, d'essuyer une défaite assez sévère aux élections locales à la fin du mois de novembre. L'état d'esprit est en train de changer à Taïwan, y compris au sein du gouvernement de Ma Ying-jeou. Le rapprochement avec la Chine a sans doute atteint son point culminant. Désormais, nous nous orientons plutôt vers un durcissement des relations entre Taïwan et la Chine continentale, sans pour autant que soient remis en cause les liens économiques et sociaux très denses entre les deux territoires. Il est assez probable que le Parti démocrate progressiste (DPP), parti d'opposition de tendance plus indépendantiste, revienne au pouvoir en 2016, même si les jeux ne sont pas encore faits.

Quant à la volonté de Pékin d'introduire des réformes institutionnelles, ne nous y trompons pas : un État de droit sous la direction d'un parti unique n'est tout simplement pas un État de droit. Si les autorités chinoises mènent à bien leur processus de réforme, on aboutira probablement à une forme de sécurité juridique analogue à celle qui existe à Singapour. Notons toutefois que Singapour est un très petit territoire, qui a hérité de la tradition juridique britannique. En Chine, le chemin à parcourir est encore très long avant que les tribunaux ne puissent traiter les affaires non politiques de manière véritablement indépendante. Quant au pouvoir politique, il restera de toute façon concentré entre les mains du parti. Les espoirs de changement sont donc ténus.

De nombreuses personnes en Chine souhaitaient remettre en cause la formule « un pays, deux systèmes » s'agissant de Hong Kong. Cependant, la ligne actuelle de Xi Jinping est de maintenir cet arrangement, car il présente beaucoup plus d'avantages que d'inconvénients, notamment vis-à-vis de Taïwan. De plus, la formule a bien fonctionné à Macao, qui est un « enfant modèle » à cet égard.

D'une manière générale, Xi Jinping se veut un dirigeant fort. Nous assistons à une affirmation de la puissance chinoise et à un durcissement politique tant à l'intérieur qu'à l'extérieur des frontières, en dépit du compromis trouvé avec le Japon ces derniers mois. Il y a en effet un risque que la Chine cède à l'hubris, même s'il est possible qu'elle soit rattrapée, à l'avenir, par le ralentissement économique et par des problèmes sociaux grandissants, ce qui l'inciterait à davantage de prudence.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion