Intervention de Laurent Fabius

Réunion du 14 janvier 2015 à 16h00
Commission des affaires étrangères

Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international :

Mesdames et messieurs les députés, je suis ravi de vous retrouver, même si les circonstances sont pour tous très difficiles.

Si nous devons nous occuper de ce qui se passe, la vie doit aussi continuer son cours car, sinon, on ferait exactement ce que les terroristes souhaitent.

Les mots sont en effet importants, mais il ne faut pas pour autant tomber dans un concours de terminologie. J'ai tendance pour ma part à parler de plus en plus de jihado-terrorisme, ce qui n'interdit pas d'utiliser d'autres termes.

Pour moi, le problème principal est d'une autre nature. Certes, l'action que nous avons menée est très bien reçue par la population et je félicite à cet égard celui d'entre vous qui a commencé d'entonner la Marseillaise en séance publique. Mais on sent poindre ici ou là l'idée – fausse et dangereuse, que je combats – selon laquelle il vaudrait mieux rester chez soi pour éviter ce genre de drame. Or ce n'est pas parce que nous sommes en Irak qu'il y a du terrorisme en France, mais parce qu'il y a du terrorisme en France et que Daech est un mouvement terroriste que nous sommes allés en Irak. Je rappelle que quand l'ignoble Merah a commis ses forfaits, nous n'étions ni au Mali, ni en Irak. En outre, on ne peut combattre ce mal international qu'est le terrorisme par une action purement nationale.

Les attentats qui ont frappé la France ont suscité une condamnation universelle.

En Europe, la condamnation a été unanime, même si la liste des participants à la marche de dimanche était composite. Cela est positif pour l'idée d'Europe. Quelque chose de fort s'est passé et nos partenaires européens étaient touchés, car ils sentaient qu'un tel drame pourrait leur arriver, mais aussi parce que la France occupe une place particulière.

On a aussi assisté à de nombreuses réactions émouvantes dans le monde, soit officielles, soit spontanées.

En Afrique du Nord et au Moyen-Orient, la condamnation a été unanime et sans précédent.

En Afrique, il y a eu une condamnation générale et une forte émotion, y compris dans les pays à dominante musulmane.

En Asie, même si j'ai reçu des appels de mes collègues, ils n'ont pas perçu les choses comme nous ou nos voisins immédiats.

Et, en Amérique du Sud, si nous avons entrepris des démarches, on a aussi senti cette différence de perception, liée sans doute là aussi à l'éloignement géographique.

Cela montre qu'il y a encore du travail à faire dans ces deux zones, malgré tout ce que nous avons déjà réalisé pour nous rapprocher.

Certains ont regretté l'absence du président Obama à la marche de dimanche. Mais John Kerry, qui est très francophile et qui serait venu s'il n'avait été retenu en Inde, a prononcé des propos forts et émouvants en français.

Nous avons eu aussi une condamnation très forte de nos amis vénézuéliens, même si je ne suis pas sûr qu'ils partagent totalement ce que nous avons dit sur la liberté d'expression.

Ce mouvement de sympathie planétaire s'est traduit par des messages publics, des déplacements dans nos ambassades, l'organisation de rassemblements partout dans le monde et la participation de nombreux responsables à la marche républicaine du 11 janvier. Il n'est pas beaucoup de pays qui aient eu l'occasion de réunir ainsi le premier ministre israélien et le président de l'Autorité palestinienne, ou le président Porochenko et mon collègue M. Lavrov. Il y a eu aussi notamment des représentants de l'ONU, de l'OTAN, de l'OIF, de l'OSCE, ou de l'UNESCO. Nous avons, dans ces circonstances exceptionnelles, fait en deux jours ce qu'on fait d'habitude en huit mois.

Mais ce soutien n'est pas exempt d'ambiguïtés, y compris au sein des opinions publiques. Sur la condamnation du terrorisme, tous les pays se sont retrouvés.

Les positions sont plus nuancées s'agissant de la défense de la liberté de la presse. Les premières réactions au nouveau numéro de Charlie Hebdo le montrent. On a assisté à un soutien affirmé des pays occidentaux en général, des pays aspirant à l'adhésion à l'Union européenne et de quelques autres pays tels que les Philippines, la Colombie, la Mongolie ou le Japon. Les autres pays se sont montrés plus discrets, voire ont exprimé des réserves.

Ces ambiguïtés sont particulièrement nettes dans les médias non officiels et les réseaux sociaux.

Dans le monde musulman, un certain embarras, voire un certain ressentiment, est perceptible en raison du caractère jugé blasphématoire des caricatures de Charlie Hebdo, certains allant jusqu'à considérer que l'attaque terroriste était une conséquence inéluctable. En témoigne notamment la déclaration du porte-parole de Bachar al-Assad.

Par ailleurs, la condamnation d'un « double discours » occidental est parfois relevée : l'Iran estime par exemple que la liberté d'expression ne s'applique pas à la Shoah ; d'autres invoquent l'insensibilité de l'Occident aux autres tragédies, comme Boko Haram ou les frappes aveugles en Afghanistan.

D'autres, enfin, en Égypte, en Iran ou au Liban, évoquent un complot du Mossad.

Cela crée un hiatus entre les gouvernements, notamment ceux de la zone ANMO – Afrique du Nord et Proche-Orient –, et une partie de leur opinion publique, et donne lieu à un débat interne sur la question des limites de la liberté d'expression. Pour autant, dans certains pays, la société civile – association des droits de l'homme, journalistes, avocats… – est restée à la pointe du combat contre le terrorisme et pour la liberté d'expression. On a vu à cet égard des réactions très réconfortantes au Liban, au Maroc, en Tunisie et au Sénégal.

En Europe, hormis le cas de la Hongrie, les limites de la solidarité sont liées davantage à la question de l'équilibre entre liberté et sécurité dans la réponse au terrorisme et aux approches de la relation entre l'État et la religion.

Reste qu'il ne faut pas confondre la tendance majeure, marquée par l'émotion et le soutien, avec certaines réactions mineures.

L'image de la France en ressort incontestablement grandie, mais des inquiétudes s'expriment.

En Europe, si l'idée domine que la France et les Français ont fait preuve d'un sursaut salutaire d'autant plus remarquable que prévalait l'image d'un pays doutant de lui-même, il y a des interrogations sur les lendemains : compte tenu de l'imbrication des intérêts de sécurité, les questions et les propositions se font déjà précises sur l'équilibre sécurité-liberté de la réponse européenne concernant les enjeux relatifs au système PNR – Passenger Name Record –, à une réforme du code Schengen, à la surveillance d'internet ou à la lutte contre le trafic d'armes. Les propositions françaises seront attendues dans la perspective du Conseil européen informel de février.

Dans les pays de confession musulmane – dans la zone ANMO comme parfois dans d'autres continents –, l'inquiétude est réelle quant aux risques de montée de l'islamophobie en France et en Europe, notamment s'agissant du Front national. À cet égard, plusieurs articles de la presse internationale relèvent que la France a une responsabilité particulière et des atouts à faire valoir pour répondre à l'attaque terroriste sans entrer dans une « guerre des civilisations ».

À ce stade, les débats relatifs aux liens entre les attentats et la situation en Israël et en Palestine restent limités.

S'agissant des causes, on peut en identifier trois principales séries.

D'abord, des causes sociales nationales. En premier lieu, l'échec des structures d'encadrement : structures familiales, structures d'insertion, structures religieuses, structures éducatives. Deuxièmement, l'exclusion économique et sociale, qui ne doit en aucune façon être une excuse. Troisièmement, le ressentiment, la frustration, la haine de la société. Le sentiment se répand que les principes de la République, en particulier la laïcité, ne s'appliquent pas à tout le monde de la même façon.

Deuxième série de causes : une offre idéologique qui favorise les conditions de la radicalisation, les clivages idéologiques traditionnels ayant beaucoup moins de force qu'avant. Certaines personnes perdues trouvent dans une version caricaturée de l'islam une clé idéologique leur permettant d'échapper à leur médiocrité et à leur drame personnel avec, à l'appui, deux vecteurs bien identifiés : la prison et internet.

Troisième série de facteurs : un environnement international qui crée les conditions du passage à l'acte. L'environnement international fournit matière au ressentiment, au discours victimaire et à la logique de représailles ; sur le plan opérationnel, il permet formation et préparation du passage à l'acte. Qu'il s'agisse de zones de chaos – en Irak, en Syrie, en Libye, au Yémen, au Sahel, en Somalie – ou de conflits non résolus, qui, comme le conflit israélo-palestinien, font figure d'abcès de fixation.

Face à ces trois séries de causes, il faut une triple réponse.

En premier lieu, une réponse sécuritaire, qui recouvre plusieurs sujets dont on traite depuis quelques jours. Il faut à cet égard des mesures exceptionnelles qui ne soient pas des lois d'exception.

Deuxièmement, il faut une réponse sociale.

Enfin, il faut une réponse internationale.

D'abord, au niveau européen, sur le PNR, le contrôle des voyages, internet, le trafic des armes et le système d'information Schengen. Des réunions sont prévues à cet effet.

Si nous sommes heureux de la solidarité européenne, elle doit aussi se prouver. La France fait sa part du travail, mais ne peut tout faire à elle seule. Nos amis européens doivent donc nous soutenir tout le temps et concrètement.

Aux Etats-Unis, le président Obama a pris une initiative qui reste à préciser. Indépendamment de cela, des actions doivent être menées aussi bien s'agissant de la sécurité que de la lutte générale contre la radicalisation ou de la liberté d'expression.

Nous avons par ailleurs avec le monde arabe des échanges, une coopération, parfois même des contradictions à lever. Je vérifie systématiquement si les assertions générales qui sont prononcées sont ou non fondées et, dans le cas où elles seraient fondées, nous en tirerions les conséquences.

S'agissant du Maroc, en février dernier, une escouade de police s'est présentée à une entrée secondaire de la résidence de l'ambassadeur lors de la venue en France du directeur de la sûreté marocain : celui-ci a eu le sentiment qu'on lui reprochait d'être impliqué dans une torture ; il l'a mal pris et il a eu raison. Nous nous sommes excusés.

Après deux ou trois maladresses dans les deux sens, nous avons dit et répété qu'il s'agissait d'un malentendu et que les Marocains étaient nos amis. J'ai envoyé sur place des hauts fonctionnaires, dont le secrétaire général du Quai d'Orsay. Dimanche encore, le ministre des affaires étrangères du Maroc, qui est un ami, est venu me voir à mon invitation le matin. Il a également été reçu à l'Élysée. Nous voulons avoir de très bonnes relations avec les Marocains et nous avons pris de nombreuses initiatives en ce sens. Certains disent que cela tient au fait que nous avons de bonnes relations avec l'Algérie : il n'y a pas lieu de choisir entre les deux pays et nous entendons avoir de bonnes relations avec chacun. Quant à la question du Sahara, elle n'est pas en cause car notre position est proche de celle des Marocains, ce que d'ailleurs les Algériens nous reprochent. M. Jean-Pierre Dufau. Merci pour ce tour d'horizon.

Le ministre de l'intérieur a parlé de coopération européenne de lutte contre le terrorisme. Qu'en est-il d'une politique internationale des ministres des affaires étrangères autour du Haut Représentant ?

S'agissant de la taxe Tobin, il est plus facile de trouver des affectations souhaitables vis-à-vis des dérèglements climatiques que de lui fixer un périmètre, des critères et des taux. Qu'en pensez-vous ?

Enfin, la révolution arabe tunisienne est la seule à avoir abouti à un processus démocratique. Quelle est la position de notre diplomatie à cet égard et quelles perspectives cette situation ouvre-t-elle pour vous ?

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