Intervention de Brigitte Curmi

Réunion du 28 janvier 2015 à 9h00
Commission des affaires étrangères

Brigitte Curmi, conseillère des affaires étrangères et chargée de mission au CAPS :

La large liberté de parole et d'analyse dont jouit le CAPS –nous sommes encouragés à produire des analyses et des recommandations qui ne sont pas toujours prises en compte– en fait un observatoire de choix du monde arabe et de ses soubresauts. Nous ne vous livrerons donc pas aujourd'hui la ligne officielle du ministère des affaires étrangères. Le CAPS est composé d'une équipe mixte de diplomates et de chercheurs qui s'intéressent aux problématiques géographiques et thématiques du monde entier ; nous recrutons également des consultants permanents, comme Stéphane Lacroix, qui nous donnent leur point de vue sur des sujets ponctuels– opportunité précieuse dans le contexte actuel.

Fin 2014, jugeant nécessaire de faire le point sur l'islamisme dans le monde arabe, nous avons délivré au ministre une note s'intitulant « Trois nuances de vert » pour clarifier les doctrines dont s'inspirent différents mouvements islamistes. Au déclenchement des printemps arabes en 2011, les médias en Orient et en Occident ont cru déceler des signes de disparition de l'islamisme. Il est vrai que les premières manifestations à Tunis comme au Caire n'étaient pas le fait d'islamistes, qui se sont investis plus tard dans la contestation. Toutefois, plus de quatre ans après la mort de Mohammed Bouazizi à Sidi Bouzid, force est de constater que les transitions en Tunisie, au Yémen et au Caire – ainsi que celle que l'on espère le plus tôt possible observer en Syrie – ont replacé la question de l'islamisme au coeur des débats. Les sociétés comme les gouvernements se définissent aujourd'hui pour ou contre l'islamisme, plaçant cette problématique au centre de la politique intérieure et des options diplomatiques des pays de la région.

Pourtant la plus grande confusion règne dans l'utilisation des termes liés à l'islamisme. Celui-ci n'étant pas une catégorie en soi, des phénomènes polymorphes et hétérogènes sont volontairement amalgamés de part et d'autre de la Méditerranée, dans une perspective d'instrumentalisation politique. Tout se passe comme si, à travers la place à donner ou non à l'islamisme, les pouvoirs politiques en quête de légitimité, ainsi que les sociétés déboussolées par les incertitudes – voire le chaos – qui accompagnent les transitions, cherchent ainsi à redéfinir les espaces politiques et les nouveaux rapports de forces.

Notre note marque le lancement d'un groupe de travail qui oeuvrera tout au long de l'année 2015 ; en effet, loin de se réduire à un débat intellectuel, la bataille des noms et des définitions représente un enjeu politique pour la France. Déconstruire le concept et en connaître les différentes déclinaisons – des moins problématiques aux plus dangereuses – constitue une étape indispensable pour décrypter le discours de nos partenaires et en tirer les conclusions qui s'imposent. Cette remarque répond déjà en partie à la question de savoir avec qui et comment nous pouvons dialoguer.

Le CAPS a fait ici le choix de se limiter à une typologie de l'islamisme sunnite, branche majoritaire de l'islam dans le monde arabe. Dans le cadre d'un groupe de travail, nous réaliserons des études de cas par pays et examinerons aussi l'expression de l'islamisme au sein de la communauté chiite. L'année dernière, nous avions mené le même type de travail sur la problématique sunnite-chiite ; nous pouvons vous communiquer l'article qui en est issu, à paraître dans le prochain Carnets du CAPS.

À nos yeux, même si bien des régimes s'en réclament, il n'existe pas dans le monde arabe de pouvoir « laïc ». L'islamisme constitue aujourd'hui l'expression d'un questionnement identitaire profond au sein de ces sociétés, qui a commencé avec le déclin de l'Empire ottoman et la disparition du Califat en 1924, puis a été réprimé ou occulté durant les périodes autoritaires pour resurgir avec force à l'occasion des printemps arabes. Longtemps évitée ou écrasée, la question se pose aujourd'hui dans toute sa complexité. L'islamisme éclot au sein de sociétés où la religion joue un rôle constitutif, y compris quand elles sont abusivement qualifiées de laïques. Tous les pays arabes – à l'exception notable du Liban, le seul à compter un président chrétien – ont inscrit l'islam comme religion d'État dans leur constitution, y compris la Tunisie de Bourguiba. Tous les dirigeants doivent attester sous une forme ou une autre de leur légitimité religieuse : le « commandeur des croyants » au Maroc, le « gardien des deux lieux saints » en Arabie Saoudite… Les médias organisent la mise en scène de la religiosité des présidents – Bouteflika, Moubarak, Assad – à travers des reportages sur leur fréquentation des mosquées, leurs pèlerinages à La Mecque ou leurs visites auprès des clercs. Aucune avancée sociétale majeure n'a pu voir le jour sans être soutenue par l'establishment religieux. Ainsi, le très réputé code de statut personnel en Tunisie, adopté au milieu des années 1950, avait dû être justifié en termes islamiques et adoubé par le clergé avant de devenir la mesure phare de Bourguiba. De même, la réforme du code de la famille (mudawana) au Maroc a été présentée aux électeurs par les autorités religieuses comme le seul choix possible. Enfin, le divorce n'a été autorisé en Égypte qu'après consultation d'Al-Azhar, pour ne citer que quelques exemples de cette prégnance du facteur religieux dans tous les aspects de la vie. Les chercheurs et observateurs relèvent que le passage des Frères musulmans en Tunisie et en Égypte a paradoxalement permis d'ouvrir sur les réseaux sociaux un débat auparavant tabou sur l'athéisme, dont il faudrait suivre le progrès avec les allers-retours de la transition.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion