Intervention de Pierre Cochard

Réunion du 1er juillet 2015 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Pierre Cochard, directeur général adjoint des affaires politiques et de sécurité au ministère des affaires étrangères et du développement international :

Vous avez justement souligné la très vive indignation suscitée dans l'opinion publique par les récentes révélations d'une surveillance de personnalités politiques et administratives françaises jusqu'au plus haut niveau de l'État. Elles ont aussi provoqué une réaction ferme du président de la République, qui a immédiatement réuni un conseil de défense. Le Premier ministre s'est exprimé le 24 juin sur ce sujet devant votre assemblée et le ministre des Affaires étrangères a convoqué l'ambassadrice des États-Unis le même jour.

Le message adressé aux États-Unis en ces différentes occasions peut être résumé en trois points. Ces faits sont inacceptables, et ils le sont d'autant plus qu'ils émanent d'un pays ami et interviennent entre États démocratiques, alliés de longue date. Ils constituent une très grave violation de l'esprit de confiance sur lequel la relation franco-américaine s'est construite et sans lequel elle ne pourrait avoir l'intensité qui est la sienne. Ils imposent que les engagements pris par les autorités américaines, notamment lors de la visite d'État du président de la République en février 2014, soient rappelés et strictement respectés. Le président Obama les a réitérés auprès du président de la République lors de leur récente conversation téléphonique ; il lui a assuré que les promesses faites en 2014 avaient été tenues – les révélations ne portent que sur une période qui s'achève en 2012. Ces engagements ont été en partie repris dans une directive politique présidentielle publiée le même jour. Mais nous devons aller plus loin, et le Premier ministre a évoqué devant l'Assemblée nationale la possibilité d'un code de bonne conduite.

La collecte des métadonnées opérée à l'encontre de nos concitoyens, révélée en 2013, a donné lieu depuis lors à des discussions conduites à deux niveaux, qui nous inspireront dans la suite des discussions que nous aurons avec les Américains au sujet spécifique des écoutes de nos autorités politiques. Elles se sont tenues entre services de renseignement, en novembre et décembre 2013 ; dans le même esprit, le coordonnateur national du renseignement, M. Didier Le Bret, se rendra prochainement aux États-Unis. La protection des données personnelles étant une compétence européenne, les discussions ont eu lieu par ailleurs dans le cadre du groupe ad hoc d'experts Union européenne - États-Unis,

Aux États-Unis, le débat existe dans l'opinion publique mais il est centré sur la protection des citoyens américains. Nous cherchons à ce que les citoyens européens bénéficient de protections équivalentes à celles que le Congrès a apportées aux citoyens américains en adoptant, le 2 juin dernier, le USA Freedom Act.

Le groupe d'experts Union européenne - États-Unis a souligné la très grande asymétrie dans le degré de protection de la vie privée offert aux individus selon qu'ils sont citoyens américains ou citoyens étrangers ne résidant pas aux États-Unis. En particulier, aucun recours judiciaire n'est prévu pour ces derniers s'ils s'estiment lésés par les pratiques des agences américaines ou des opérateurs économiques manipulant leurs données personnelles sur le sol américain. La Commission européenne a donc présenté une série de communications visant à rétablir la symétrie de traitement. Le président Obama a annoncé l'extension aux ressortissants non-Américains de certaines protections en matière d'utilisation des données personnelles, notamment pour ce qui concerne la durée de stockage des informations recueillies. Un projet de loi, le Judicial Redress Act, vient d'être déposé dans cette perspective à la Chambre des représentants. Les Européens, la France en particulier, s'efforcent de promouvoir son adoption par le Congrès.

Ces révélations sont pour l'ensemble des services de l'État une incitation à redoubler de vigilance –non que nous ayons vécu jusqu'à présent dans l'illusion que nos systèmes de communication et de transmission nous mettaient à l'abri de tentatives d'intrusion, y compris de la part de pays amis. Nous ne sommes pas naïfs, et c'est un danger auquel nous savons être exposés, même s'il est inacceptable d'apprendre que les moyens d'un État ami ont été utilisés pour espionner nos dirigeants, y compris à propos de questions touchant nos intérêts économiques. Il est essentiel, et c'est un sujet auquel le ministère des Affaires étrangères consacre d'importants efforts, de concilier les exigences de rapidité et de mobilité de nos communications et des normes élevés de sécurité et de protection. Cet effort, conduit depuis plusieurs années, devra sans doute être approfondi.

Ces écoutes par la NSA ne doivent pas faire oublier que la France et les États-Unis ont des relations très denses en matière de sécurité. Il ne s'agit pas, ce disant, d'excuser ou d'atténuer la portée des agissements révélés mais de garder à l'esprit l'intensité et la confiance qui marquent notre coopération en ce domaine. Elle est fondée sur notre attachement à des valeurs communes – la démocratie, la défense des droits de l'homme et de l'État de droit – et sur une convergence d'intérêts, qu'il s'agisse de la lutte contre le terrorisme, la criminalité organisée et la prolifération des armes de destruction massive ou de la réponse à apporter aux grandes crises internationales.

Cette proximité n'est pas synonyme d'alignement. Elle s'accommode de divergences d'appréciation. Parce que nous sommes un acteur diplomatique et militaire reconnu, qui dispose de tous les outils de l'autonomie stratégique, nous sommes en mesure de nous en expliquer en toute franchise, d'être entendus et, le cas échéant, d'en tirer les conséquences.

Les États-Unis et la France sont engagés ensemble dans la lutte contre le terrorisme. Nos deux pays ont subi des attaques terroristes sur leur territoire. La volonté de coopération est renforcée par la conscience aiguë qu'il faut apporter une réponse coordonnée à cette menace, à l'émergence de Daech et à la multiplication des combattants terroristes étrangers, un phénomène qui concerne nos deux pays.

Nous avons tous en mémoire que les États-Unis ont été parmi les premiers à nous témoigner leur soutien et leur sympathie après les attentats qui ont ensanglanté Paris en janvier dernier. Les autorités américaines ont organisé, dans la foulée de ces attentats, un sommet contre l'extrémisme violent à Washington le 19 février dernier, auquel a assisté le ministre de l'intérieur.

Mais notre partenariat contre le terrorisme va bien au-delà d'un soutien symbolique. Il concerne à la fois le travail dans les enceintes internationales, les relations entre services et la coopération sur les théâtres de crise.

Sur le plan diplomatique, nous agissons de concert au Conseil de sécurité des Nations-Unies. La France et les États-Unis ont par exemple oeuvré à l'élaboration de la résolution 2178 sur les combattants terroristes étrangers, adoptée le 24 septembre 2014 lors d'un sommet du Conseil de sécurité présidé par le président Obama, auquel a participé le Président de la République. Au jour le jour, nous travaillons ensemble, dans le cadre du comité 1267, pour mettre sous sanctions des individus ou des entités appartenant à Al Qaida ou à des groupes qui lui sont affiliés. Les contacts sont constants entre le Département d'État, notre ambassade à Washington et nos représentations permanentes à New York. Nos échanges sont également intenses au sein du G7, en particulier au sein du groupe Lyon-Rome, chargé dans ce cadre de la lutte contre la criminalité organisée et le terrorisme, et du Forum global contre le terrorisme, enceinte de 29 États créée en 2011 à l'initiative des États-Unis.

Des relations de travail anciennes et solides existent d'autre part entre nos services de renseignement. Comme ils le font avec les services de nos principaux partenaires, nos services coopèrent au niveau opérationnel avec leurs homologues américains - le FBI, la CIA et la NSA. Le FBI sollicite régulièrement les services français pour des criblages et des investigations. Fort d'une unité spécialisée dans le suivi de l'Internet lié au contre-terrorisme, le FBI informe régulièrement les services français des menaces contre notre territoire et autorise la déclassification des informations nécessaires à l'établissement de procédures judiciaires. Les capacités de la CIA à travers le monde en font pour nous un interlocuteur essentiel dans la prévention des menaces terroristes. Depuis 2012, les échanges concernant le Sahel se sont intensifiés et la crise en Syrie fait également l'objet d'un suivi attentif. La NSA elle-même communique aux services français une quantité importante d'informations et de renseignements techniques sur des dossiers en cours, qui permettent bien souvent d'engager ou d'étayer des investigations que nous conduisons sur le territoire national.

Enfin, la coopération existe aussi sur les théâtres de crise.

En Irak, la France prend toute sa part à la lutte contre Daech, avec l'opération Chammal, dans le cadre de la coalition internationale mise sur pied par les États-Unis et au sein de laquelle ils occupent une place prépondérante, avec 70 % des avions de chasse et 3 500 militaires déployés en Irak pour des activités de conseil et de formation. La France est pleinement impliquée dans l'action de la coalition, sous l'angle militaire d'abord. Le déploiement dans la région de notre groupe aéronaval, de février à avril dernier, a d'ailleurs été l'occasion d'une intensification de la coopération opérationnelle avec les États-Unis qui a permis de renforcer l'interopérabilité de nos forces. Sous l'angle diplomatique, la France a accueilli à Paris, le 2 juin dernier, une réunion ministérielle du groupe restreint de la coalition, qui compte une vingtaine d'États. Cette réunion, qui assure le pilotage politique des opérations militaires, a permis de réaffirmer l'unité et la détermination de la communauté internationale à combattre Daech. Par ailleurs, nous participons activement aux groupes de travail créés dans le cadre de la coalition pour combattre la menace terroriste par d'autres voies que la seule voie militaire ; ils traitent par exemple des combattants terroristes étrangers et des moyens d'assécher le financement de Daech.

En Afrique, particulièrement dans le Sahel, les États-Unis apprécient l'action de la France dans la lutte contre le terrorisme, qu'ils soutiennent par la mise à disposition de ressources logistiques et financières. Dans la bande sahélo-saharienne, depuis plus de deux ans, Washington a fourni aux forces françaises engagées au Mali et au Sahel leur plus important appui financier, logistique et opérationnel. Les forces américaines, présentes à N'Djamena et Niamey, nous soutiennent d'abord sur le terrain : dès janvier 2013, elles ont appuyé l'opération Serval en matière de transport logistique, de ravitaillement en vol et de partage du renseignement. Très vite, les États-Unis ont aussi mis en place un droit de tirage budgétaire qui n'a cessé d'être renouvelé. Dans la région du lac Tchad, nous sommes unis dans la lutte contre Boko Haram. Des officiers américains sont déployés au sein de la cellule de coordination et de liaison animée par la France et adossée au dispositif de commandement de l'opération Barkhane à N'Djamena, pour faciliter les échanges d'informations et la coordination autour du lac Tchad dans le cadre de la lutte contre Boko Haram.

Enfin, la France et les États-Unis coopèrent étroitement dans la lutte contre la piraterie et la criminalité maritime. Dans la Corne de l'Afrique, la France assure d'avril à juillet 2015 le commandement de la force maritime conjointe de lutte contre le terrorisme. Nous coopérons aussi avec US AFRICOM pour assurer la sécurisation des eaux africaines dans le Golfe de Guinée, et dans la formation des acteurs africains de la sûreté maritime.

Notre coopération policière et judiciaire, notamment en matière de lutte contre la criminalité organisée, depuis plusieurs années très intense, passe par des canaux directs ou par ceux d'Interpol, mais elle pâtit de la multiplicité des acteurs fédéraux du côté américain. Notre désir de la fluidifier pour la rendre plus opérationnelle a conduit à négocier un accord de coopération en matière d'enquêtes judiciaires. L'objectif est de faciliter les échanges d'informations sur les empreintes génétiques et digitales, en les encadrant strictement et en restreignant les droits de consultation à des fins limitativement énumérées, exclusivement dans le domaine du terrorisme et de la criminalité organisée. Cet accord, soumis à la ratification de votre Assemblée, s'inspire largement du traité déjà conclu en ce sens avec un certain nombre de pays européens.

La France et les États-Unis ont aussi des échanges constants pour la résolution et la gestion des grandes crises internationales. Dans le dossier iranien, qui fait l'objet d'intenses négociations à Vienne, nos deux pays, au sein du groupe des E3+3, sont attachés à obtenir un accord solide mettant fin à la crise ouverte par l'Iran ; nous sommes convenus que la levée des sanctions ne pourra se faire qu'à cette condition. Nos positions et notre expertise sont respectées et écoutées par les États-Unis et par nos autres partenaires, comme l'a montré l'évolution de la négociation au cours des derniers mois.

En Syrie, en dépit de divergences initiales au moment de réagir à l'utilisation d'armes chimiques par le régime syrien, notre coopération avec les États-Unis est étroite. Nos deux pays sont membres du Core Group, qui rassemble les États les plus proches de l'opposition syrienne modérée. Nous partageons la même vision d'une Syrie libre, unitaire, démocratique et respectueuse de toutes les composantes de la population ; nous avons la conviction partagée que seule une solution politique fondée sur le communiqué de Genève et excluant le clan Assad permettra de mettre un terme à la crise.

Dans la crise ukrainienne, les États-Unis affichent leur soutien aux négociations en format « Normandie » pour la mise en oeuvre de l'accord de Minsk.

Dans la crise iranienne et dans la crise ukrainienne, la mise en oeuvre de régimes de sanctions autonomes mais coordonnés par l'Union européenne et par les États-Unis a été et reste un facteur déterminant pour accroître les chances d'une solution négociée.

Comme l'a dit le Premier ministre, les États-Unis sont pour nous un partenaire historique à qui nous savons ce que nous devons et envers qui nous agissons avec loyauté. Mais la loyauté ne signifie pas l'alignement. Nous continuerons d'être des partenaires, mais des partenaires exigeants. Nous demanderons des comptes et des garanties à l'administration américaine pour que les pratiques évoquées ne se répètent plus. Ainsi pourrons-nous renouer une relation de confiance mutuelle aujourd'hui écornée et poursuivre une coopération en faveur d'un monde plus sûr.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion