Intervention de Pierre-Antoine Molina

Réunion du 4 novembre 2015 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Pierre-Antoine Molina, directeur général des étrangers en France :

Au 1er octobre, l'agence Frontex avait détecté un peu plus de 700 000 entrées irrégulières en Europe, dont 500 000 par la voie dite de la Méditerranée orientale – c'est-à-dire la Grèce – et les autres soit par la route balkanique, soit par la Méditerranée centrale, autrement dit l'Italie. Il s'agit là d'estimations qui ne tiennent compte que des seules entrées détectées, et non d'enregistrements. L'approximation est donc inévitable, même si l'ordre de grandeur est certainement juste – à cette exception près que certaines entrées sont sans doute comptabilisées deux fois, la première en Grèce et la deuxième en Hongrie, par exemple. Quoi qu'il en soit, les grandes tendances que vous avez esquissées, monsieur le président, sont exactes.

La première est celle d'une accélération des flux : 700 000 personnes étaient entrées au 1er octobre 2015 contre 276 000 pour toute l'année 2014, un nombre qui avait lui-même doublé par rapport à l'année précédente. Cette accélération s'est confirmée au cours des derniers mois : selon le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, le HCR, 170 000 personnes seraient entrées en Europe au mois de septembre – soit le nombre mensuel le plus élevé depuis que les comptages sont effectués – et 200 000 autres pour le seul mois d'octobre.

D'autre part, le centre de gravité de ces flux entrants bascule nettement vers la voie de la Méditerranée orientale, alors que la voie empruntée par la majorité des migrants en 2014 était celle de la Méditerranée centrale. Depuis le début de l'année, le flux empruntant la voie de la Méditerranée orientale a presque décuplé ; celui qui passe par la Méditerranée centrale, en revanche, demeure certes important avec 140 000 entrées, mais connaît un léger tassement cet automne par rapport à la même période l'an dernier.

L'origine des migrants varie selon les routes. La route de la Méditerranée orientale est principalement empruntée par des ressortissants syriens, auxquels s'ajoutent environ 20 % de ressortissants afghans ainsi que, dans une moindre mesure, des citoyens pakistanais et irakiens. Sur la route de la Méditerranée centrale, les nationalités les plus représentées sont le Soudan et l'Érythrée, ainsi que des pays d'Afrique de l'ouest et d'Afrique subsaharienne comme le Nigéria, le Sénégal, la Gambie ou encore le Ghana.

Parmi les ressortissants syriens se trouvent tout à la fois des personnes qui viennent directement de Syrie et d'autres qui ont d'abord séjourné plus ou moins longtemps dans les pays voisins avant de poursuivre leur route. Les autorités libanaises estiment par exemple que 1 000 à 1 500 Syriens quittent chaque jour le Liban vers la Turquie, , où 200 000 personnes sont entrées de manière irrégulière depuis le début de l'année par l'île de Lesbos. Après son passage par la Grèce, ce flux migratoire est alimenté par une composante balkanique, et ce dans une proportion non négligeable. Le flux qui en résulte, après avoir traversé l'ancienne République Yougoslave de Macédoine, puis la Serbie, entre dans l'Union européenne par les frontières de la Hongrie avant d'atteindre l'Autriche et l'Allemagne. En effet, la composition des pays de destination est très déséquilibrée, puisque la grande majorité de ces flux se dirige vers l'Allemagne, une petite minorité de ces migrants poursuivant leur route vers le Benelux ou la Scandinavie.

L'importance de ces flux migratoires européens ne s'est pas traduite par une explosion des flux constatés en France. En effet, les migrants arrivant en France sont bien plus souvent passés par la Méditerranée centrale, en particulier l'île de Lampedusa, que par la Méditerranée orientale. Néanmoins, si le flux migratoire ne connaît pas de hausse massive, il est plus important que les années précédentes.

Cette tendance se manifeste en premier lieu à Vintimille, où environ cinq cents interpellations sont effectuées chaque semaine, soit un nombre légèrement supérieur à celui de l'an dernier, lui-même en forte augmentation par rapport à l'année précédente. Cette évolution confirme le fait que le flux principal d'arrivants en France est celui de la Méditerranée centrale. À Vintimille, les interpellations concernent en majorité des ressortissants érythréens. En région parisienne, ensuite, des campements sont apparus et se sont développés. Une première opération de démantèlement s'est déroulée au printemps dernier sur le boulevard de la Chapelle, à Paris, et d'autres se sont produites depuis. La région parisienne est en effet une zone de transit, car la plupart des migrants qui se trouvent sur notre territoire n'entendent pas y rester, mais plutôt poursuivre leur route vers l'Allemagne et l'Europe du Nord ou vers Calais et le Royaume-Uni. C'est précisément à Calais que ces flux sont les plus manifestes : le campement de migrants souhaitant traverser la Manche, qui abritait 1 500 personnes il y a un an, en comptait 4 000 à la fin de l'été et sa croissance s'est encore accélérée au mois d'octobre pour atteindre 6 000 personnes, ce qui nous a conduits à renforcer les mesures d'étanchéisation de la frontière – mesures qui portent leurs fruits puisque la population du campement s'est légèrement tassée ces derniers jours.

La demande d'asile en France – autre indicateur permettant de mesurer ces flux – a connu elle aussi un léger tassement en 2014, puisqu'elle a baissé de 2,34 %. Elle est demeurée étale tout au long du début de l'année 2015 mais il s'est produit depuis le mois d'août un net frémissement qui explique la hausse de 8 % du nombre de demandes d'asile présentées à l'Office français de protection des réfugiés et apatrides, l'Ofpra, depuis le début de l'année.

L'impact de ces flux sur l'évolution du nombre d'étrangers en situation irrégulière est difficile à estimer puisqu'il dépend de plusieurs facteurs, le principal étant la propension des migrants à poursuivre leur route au-delà de la France. C'est à ce jour le cas de la majorité d'entre eux. Les indicateurs de la lutte contre l'immigration irrégulière traduisent les efforts consentis dans ce domaine : comme l'a indiqué le ministre de l'intérieur ce matin, le nombre de démantèlements de filières – plus de 230 – est déjà supérieur en 2015 à ce qu'il était en 2014, année où l'augmentation était déjà forte par rapport à 2013. De surcroît, le nombre de reconduites de personnes en situation irrégulière vers des pays tiers a nettement augmenté depuis le début de l'année, comme cela avait déjà été le cas l'an passé.

Face à cette situation sans précédent, la France a pris des mesures sur les plans international, européen et national. Sur le plan international, tout d'abord, les autorités françaises se sont efforcées depuis plus d'une année de renforcer leur coopération avec les pays d'origine et de transit afin d'éviter que se développent des flux qui mettent la vie des personnes en danger, de renforcer les contrôles aux frontières extérieures de l'Union et de dissuader les entrées irrégulières et, enfin, de favoriser la convergence des systèmes d'asile des États membres ainsi qu'une répartition plus solidaire des demandeurs d'asile et des réfugiés. Notre action en faveur des pays d'origine et de transit s'est notamment traduite par un effort en faveur des pays qui accueillent l'essentiel des personnes déplacées en raison des conflits du Proche-Orient. Le Président de la République a annoncé devant l'assemblée générale des Nations Unies que la France consacrerait un effort supplémentaire de 100 millions d'euros sur deux ans en faveur des agences concernées, qui ont un impact crucial sur la propension des personnes déplacées dans la région à la quitter. En effet, les programmes humanitaires actuellement déployés en Turquie, en Irak, au Liban et en Jordanie sont sous-financés, d'où une forte dégradation des conditions de vie des réfugiés qui augmente considérablement leur propension à poursuivre leur route vers l'Europe.

Le deuxième axe de notre coopération avec les pays d'origine et de transit a trait à la dimension extérieure de l'asile. Nous avons déployé des programmes de réinstallation et de délivrance de visas permettant de venir demander l'asile en France qui ont bénéficié à trois mille ressortissants syriens d'une part et, depuis août 2014, aux minorités religieuses persécutées d'Irak.

Enfin, nous conduisons avec les pays d'origine et de transit des discussions préparatoires au sommet euro-africain de La Vallette qui se tiendra les 11 et 12 novembre. J'insiste sur le fait que ce sommet ne traitera pas de la question du Proche-Orient mais uniquement des relations euro-africaines.

Sur le plan européen, ensuite, la France, pour renforcer les contrôles aux frontières extérieures de l'Union, a obtenu que l'opération italienne Mare Nostrum – qui était une simple opération de sauvetage – soit remplacée par l'opération Triton, qui englobe des actions de sauvetage et de contrôle aux frontières, afin de mieux lutter contre l'immigration irrégulière. D'autre part, la création de hot spots pour mieux ordonner les entrées doit permettre d'enregistrer les personnes entrant dans l'Union et de distinguer entre celles qui relèvent du droit d'asile et celles qui, au contraire, doivent être éloignées. La France participe à la création de ces hot spots en mettant des experts à la disposition de Frontex et du Bureau européen d'appui à l'asile. De ce point de vue, elle est à la hauteur de ses responsabilités puisqu'elle satisfait entre 15 % et 20 % des besoins exprimés par les agences européennes, ce qui correspond à son poids dans la population et dans la richesse européennes. De plus, la France a plaidé à plusieurs reprises en faveur de la création d'un corps européen de garde-frontières afin de renforcer les capacités qu'ont les institutions de l'Union à appuyer les contrôles aux frontières extérieures, tout d'abord en renforçant les capacités et l'autonomie d'action de Frontex, puis par une démarche plus intégrée.

Enfin, notre action visant à favoriser la répartition solidaire des demandeurs d'asile et des réfugiés et la convergence des systèmes nationaux d'asile s'est traduite – avec notre contribution active – par l'adoption de deux décisions successives sur la relocalisation des personnes entrées dans l'Union : la première concernait 40 000 personnes et la seconde 120 000, soit un total de 160 000 personnes dont 30 000 seront relocalisées sur notre territoire. La France soutient également l'établissement d'une liste européenne de pays d'origine sûrs afin de renforcer la convergence entre les systèmes d'asile.

On entend souvent critiquer la gestion de cette crise par les institutions européennes ; je voudrais au contraire souligner leur très forte mobilisation. La Commission européenne a adopté en mai dernier l'agenda sur les migrations qui a donné lieu notamment à des communications quasi mensuelles sur la politique européenne de retour. Le Conseil « Justice et affaires intérieures » se réunit tous les quinze jours et se réunira de nouveau lundi prochain. Le Conseil de l'Union a également adopté un dispositif intégré pour une réaction au niveau politique dans les situations de crise, dit mécanisme IPCR, qui permet de suivre les flux en temps réel. En clair, la mobilisation institutionnelle est forte. Qui aurait cru il y a dix-huit mois, en effet, que des décisions seraient bientôt prises en matière de relocalisation ?

Sur le plan national, le Gouvernement n'a pas attendu que l'aggravation de la crise pour mettre en chantier le projet de réforme de l'asile. Notre système d'asile était dysfonctionnel et produisait des retards importants. De ce fait, il était peu attractif pour les personnes ayant droit à une protection, qui ont intérêt à aller vite ; en revanche, il attirait davantage les personnes souhaitant détourner le système d'asile à des fins d'immigration irrégulière – ce qui se traduisait dans la composition des demandes d'asile adressées à la France. En outre, ce système était inégalitaire s'agissant des conditions d'accueil et d'hébergement faites aux demandeurs d'asile. La réforme de l'asile vise à réduire les délais de traitement des dossiers, tant par des dispositions procédurales que par le renforcement des moyens des instances concernées tout au long de la chaîne et, soulignons-le, par un effort de productivité exigé – et en grande partie engagé – à tous les échelons, qu'il s'agisse des guichets uniques des demandeurs d'asile, de l'Ofpra ou encore de la Cour nationale du droit d'asile. La réforme de l'asile vise également à améliorer les conditions d'hébergement grâce à la création d'un nombre important de places en centres d'accueil de demandeurs d'asile, les CADA, et à la mise au point d'un système directif destiné à mieux répartir les demandeurs d'asile sur le territoire.

La plupart de ces dispositions sont entrées en vigueur hier et la réforme produit déjà ses premiers résultats. Ainsi, le délai d'enregistrement des demandes d'asile est désormais inférieur à une semaine dans la moitié des départements : le délai de trois jours prévu par nos engagements européens n'est pas encore atteint, mais nous sommes bien partis pour y parvenir – à condition de faire face à d'autres évolutions, ce pour quoi le Gouvernement a pris plusieurs mesures d'adaptation. Tout d'abord, le plan présenté au conseil des ministres du 25 juin dernier prévoyait la création de 11 000 places d'hébergement et de logement afin de favoriser la fluidité du système en relogeant les réfugiés dans les zones détendues. Sur ces 11 000 places, en effet, 5 000 étaient consacrées au relogement des réfugiés, 4 000 aux demandeurs d'asile, à quoi s'ajoutaient 1 500 places d'hébergement d'urgence et 500 places en centres provisoires d'hébergement des réfugiés. Ensuite, plusieurs amendements au projet de loi de finances ont été adoptés afin de doter la France des moyens lui permettant de mettre correctement en oeuvre le programme européen de relocalisation, conformément auquel elle doit accueillir plus de 30 000 personnes en deux ans. La décision a été prise d'organiser autant que possible cet accueil dans les conditions de droit commun de façon à apporter une réponse solide et durable aux besoins créés par la situation migratoire en Europe. Les personnes ainsi relocalisées devront provenir des hot spots. Elles seront accueillies dans le cadre du dispositif national d'asile et hébergées en CADA, où 5 000 places supplémentaires sont créées à ces fins. D'autre part, ces demandes d'asile seront enregistrées dans les guichets uniques prévus par la réforme de l'asile, de telle sorte que le programme d'accueil des personnes relocalisées ne remette pas en cause les objectifs de la réforme mais, au contraire, qu'il les conforte. Il faut cependant tenir compte des caractéristiques propres aux personnes relocalisées, qui sont en besoin manifeste de protection et qui, selon toute vraisemblance, obtiendront le droit d'asile pour plus de 90 % d'entre elles, contre un taux moyen d'attribution de 30 % environ. Il n'y a donc pas lieu de faire attendre trop longtemps ces personnes en besoin manifeste de protection, dont l'accueil sera organisé de manière à ce que l'Ofpra puisse, par des missions foraines, leur accorder rapidement l'asile afin qu'elles jouissent rapidement de leurs droits.

Un dernier mot sur Calais. Face à l'évolution de la situation, des efforts spécifiques ont été consentis. Précisons d'emblée que les personnes qui se trouvent à Calais y sont dans un but précis : gagner le Royaume-Uni. Les capacités de trafic transmanche sont en effet très concentrées à Calais et infiniment supérieures à celles des autres ports français. Les autorités françaises se sont donc efforcées de fournir aux personnes se trouvant dans la ville des conditions d'accueil dignes, mais aussi de réduire la pression qui s'exerce sur la région. Je suis quelque peu dérouté par les commentaires selon lesquels notre action serait contradictoire : proposer un hébergement ailleurs qu'à Calais pour ceux qui l'acceptent d'une part et, de l'autre, étanchéifier la frontière et lutter contre l'immigration irrégulière sont deux mesures qui concourent au même objectif visant à réduire la pression sur Calais. C'est pourquoi le Gouvernement déploie un effort considérable pour dissuader le passage irrégulier au Royaume-Uni par la présence massive de forces de police – quinze unités de forces mobiles se trouvent actuellement à Calais, ce qui est considérable – et pour poursuivre à un rythme soutenu les travaux de sécurisation du port et du tunnel, avec un important soutien financier britannique. J'ajoute que les démantèlements de filières et les éloignements sont en hausse à Calais. D'autre part, tout est fait pour inciter les personnes arrivées à Calais et ne parvenant pas à traverser la Manche à revenir sur leur projet migratoire en leur proposant une solution en-dehors de Calais, que ce soit dans le cadre de l'asile – plus de 1 600 demandeurs d'asile ont ainsi été hébergés ailleurs qu'à Calais depuis douze mois, sachant que le nombre de demandes présentées en 2015 y a déjà atteint 1 500, contre 400 seulement l'an passé – mais aussi dans le cadre de mises à l'abri de personnes n'ayant pas encore fait le choix de demander l'asile en France. C'est ainsi qu'un hébergement hors de Calais a été proposé à plus de 800 personnes depuis quinze jours.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion