Intervention de Georges Fenech

Séance en hémicycle du 10 mars 2016 à 9h30
Réforme de la prescription en matière pénale — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaGeorges Fenech :

Nous examinons aujourd’hui une proposition de loi portant réforme de la prescription en matière pénale, issue d’une mission d’information conduite par Alain Tourret et moi-même. Vous avez bien voulu, monsieur le ministre, me gratifier exceptionnellement du titre de « co-rapporteur », ce dont je m’honore beaucoup et dont je vous remercie. C’est effectivement la reconnaissance du travail que nous avons mené en commun avec Alain Tourret.

Parlant de remerciements, il ne faut pas oublier, sous peine de commettre une forme d’injustice, de remercier avec beaucoup de chaleur le président Roger-Gérard Schwartzenberg ici présent, sans lequel personne ne serait là aujourd’hui puisque ce texte est présenté lors d’une niche de son groupe politique. Je tenais donc à le remercier d’avoir accompagné cette volonté commune d’Alain Tourret et de moi-même.

Monsieur le ministre, dans vos précédentes fonctions de président de la commission des lois, vous aviez encouragé notre proposition de loi et obtenu du président de l’Assemblée nationale qu’elle soit soumise à l’avis du Conseil d’État, au même titre qu’un projet de loi gouvernemental.

L’accueil qui nous a été réservé par le président de section, M. Vigouroux, les travaux auxquels nous avons assisté, voire participé par le biais des avis qui nous étaient demandés, pendant de très longues heures – neuf heures d’affilée ! – ont été un très riche apport à cette proposition de loi.

Tout à l’heure, vous avez cité Edmond Dantès, monsieur le ministre : « attendre et espérer ». J’ajouterai, en ce qui concerne Alain Tourret, « s’obstiner, s’obstiner toujours ! » Une obstination fondée sur des convictions tellement fortes qu’il réussit, fait rare, à faire bouger ce qui semblait immuable : la révision des procès criminels et, aujourd’hui, la prescription.

Nous en sommes fort reconnaissants, monsieur le ministre, car le cheminement de cette procédure législative exceptionnelle se justifiait, pour vous comme pour nous, par l’importance que cette proposition de loi revêt pour la modernisation de notre justice pénale, dont vous êtes aujourd’hui le premier responsable.

Ce texte se veut équilibré, protecteur à la fois de la société et du justiciable. N’est-ce pas d’ailleurs cette recherche d’équilibre qui a conduit notre rapporteur, membre de la majorité, et moi-même, membre de l’opposition, au-delà des clivages politiques traditionnels, à parler d’une seule et même voix à l’ensemble des acteurs de la justice et des justiciables ?

Oui, nous en concevons de la fierté : fierté du rôle du Parlement, et de ce moment, rare et que nous goûtons avec plaisir, de rassemblement de la majorité et de l’opposition, du Parlement et du Gouvernement, sans oublier le Conseil d’État et les magistrats. Voyez qu’il ne faut pas désespérer d’une société qui trop souvent se déchire sur des sujets importants.

Je voudrais rappeler brièvement les circonstances qui ont présidé à la naissance de cette proposition de loi.

Nous sommes partis d’un double constat. D’abord, la perception que nous avons du temps au XXIe siècle, y compris du temps judiciaire, n’est plus celle des contemporains du code pénal napoléonien. Nous vivons à l’heure de l’Internet, de la mémoire conservée, mais également de l’allongement de l’espérance de vie – plus de quatre-vingts ans aujourd’hui quand elle n’était que de quarante-cinq ans environ sous Napoléon 1er. Dès lors, une société de la mémoire ne pouvait plus se satisfaire de l’oubli consacré par de trop courtes prescriptions, notamment pour les crimes les plus graves.

D’autre part, à l’époque des rédacteurs du code d’instruction criminelle de 1808, la police scientifique était balbutiante. On ne connaissait pas l’empreinte papillaire et encore moins la trace génétique. Ce deuxième fondement des courtes prescriptions, la disparition ou le dépérissement des preuves, ne tient plus aujourd’hui, à l’heure des formidables progrès de la preuve scientifique : expertise génétique, balistique, expertise des voix et même des odeurs…

Dès lors, que reste-t-il aujourd’hui de ces fondements pour justifier une prescription bien trop courte de dix ans en matière criminelle et de trois ans en matière délictuelle ? Il n’aura échappé à personne d’ailleurs que les magistrats cherchent, sans le dire ouvertement, tous les moyens pour éviter la prescription, notamment en cas de crime grave. Ainsi, dans l’affaire des disparues de l’Yonne, pour éviter de constater l’extinction de l’action publique, les juges ont utilisé – disons le tout net – un subterfuge juridique en considérant qu’un soit-transmis du parquet adressé à la DDASS, soit un simple acte administratif, avait interrompu la prescription. C’est ainsi qu’Émile Louis avait été appelé à répondre de ses actes monstrueux : qui s’en plaindrait ?

Soyons-en convaincus, mes chers collègues, la grande loi de l’oubli a perdu de sa force dans une société de la mémoire, qui plus est lorsque celle-ci est entretenue par de nombreuses associations de victimes, relayées par les médias, prompts à dénoncer, parfois à juste titre, une forme de déni de justice par incapacité ou, plus grave, inaction de l’institution judiciaire.

Outre ce double constat, monsieur le ministre, force est de déplorer le grand désordre qui règne dans le régime des prescriptions en raison de réformes législatives multiples et de décisions jurisprudentielles que je qualifierai d’audacieuses. L’arrêt dit de l’octuple infanticide rendu par la Cour de cassation siégeant en assemblée plénière en est une illustration.

Il était devenu urgent que le législateur intervienne dans le cadre d’une réforme d’ensemble pour mettre fin à l’insécurité juridique et aux incohérences. C’est bien l’avis aussi de Jean-Claude Marin, procureur général près la Cour de cassation. « Il me semble opportun, nous disait-il lors de son audition, qu’une réforme législative cohérente et harmonisatrice des différentes règles s’agissant de la prescription de l’action publique soit mise en oeuvre afin de lui redonner un sens et d’améliorer la prévisibilité juridique pour l’ensemble des justiciables. »

C’est précisément l’ambition de ce texte, et c’est pourquoi j’émets le voeu que l’ensemble de nos collègues sur tous ces bancs lui donnent sa pleine portée. Je remercie d’ores et déjà les précédents orateurs d’avoir, malgré quelques réserves, soutenu cette proposition de loi.

Je ne reviendrai pas sur les points qu’a excellemment développés notre rapporteur, s’agissant de l’allongement des délais de la prescription de l’action publique ou de l’imprescriptibilité de certains crimes de guerre connexes à un crime contre l’humanité, laquelle, même s’il s’agit d’une solution de repli, est loin d’être une réforme mineure.

Je voudrais pour ma part insister sur la règle jurisprudentielle définissant le point de départ de la prescription appliquée aux infractions dites « occultes » et « dissimulées », ou lorsqu’un obstacle rend impossible l’exercice des poursuites en application de la règle romaine contra non valentem agere non currit praescriptio : la prescription ne court pas contre celui qui se trouve dans l’impossibilité d’agir. C’est sans doute l’un des points le plus sensible du texte qui vous est soumis. Il concerne essentiellement, mais pas uniquement, la matière économique et financière, pour laquelle toutes les précédentes réformes ont échoué.

L’alternative était simple. Soit le législateur intervenait pour mettre un terme à cette jurisprudence qui remonte à 1935, dans le respect des articles 7 et 8 du code de procédure pénale ; soit nous consacrions la jurisprudence de la Cour de cassation. De nombreuses auditions, notamment celles des magistrats du pôle économique et financier, nous ont convaincus de la pertinence de cette dernière solution face à la complexité de certains crimes et délits à caractère financier, qui se jouent des frontières.

C’est pourquoi nous vous proposons de consacrer l’arrêt de principe rendu le10 août 1981 par la chambre criminelle de la Cour de cassation, qui énonce que le point de départ de la prescription est fixé « au jour où le délit est apparu et a pu être constaté dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique ». Si, comme je le souhaite, vous adoptiez cette disposition, nous nous inscririons en outre dans la continuité des propositions qu’avait déjà formulées, le 20 juin 2007, la mission d’information du Sénat conduite par MM. Jean-Jacques Hyest, Hugues Portelli et Richard Yung.

Je suis convaincu, mes chers collègues, qu’en adoptant cette proposition de loi, nous ferons véritablement entrer la justice dans le XXIe siècle.

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