Intervention de Jacques Toubon

Réunion du 31 mai 2016 à 16h30
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi Égalité et citoyenneté

Jacques Toubon, Défenseur des droits :

Le projet de loi relatif à l'égalité et à la citoyenneté contient effectivement un grand nombre de dispositions de nature à soutenir l'action du Défenseur des droits en faveur de la défense de l'égalité, dans des domaines de la vie quotidienne tels que le travail ou le logement. Le Défenseur des droits a longtemps regretté que la lutte contre les discriminations et le combat pour l'égalité ne soient pas suffisamment à l'ordre du jour des pouvoirs publics : chacun conviendra que ce texte arrive tardivement – en l'occurrence, à la suite des tragédies que notre pays a connues en 2015. Pour autant, il a le mérite d'exister et, si le Parlement réussit à en achever la discussion avant l'automne pour une promulgation à la fin de l'année, il entrera en vigueur dès 2017 : nous pourrons alors considérer avoir fait un pas très important.

Le Défenseur des droits ne s'exprime pas en fonction de quelque idéologie ni même conviction personnelle que ce soit ; il est indépendant et impartial. C'est donc uniquement à partir de mon action quotidienne, afin de protéger les droits et de promouvoir l'égalité, que je m'exprime ici. Je vais formuler des observations sur le texte, mais aussi m'efforcer de l'enrichir en émettant quelques suggestions : je vois ce projet de loi comme un porte-avions servant de support à une multitude d'aéronefs ayant tous vocation à faire avancer concrètement l'égalité.

Au titre Ier, relatif à la citoyenneté et à l'émancipation des jeunes, l'article 15 prévoit la possibilité pour les mineurs de seize ans révolus, avec l'accord écrit préalable de leurs représentants légaux, d'être nommés directeurs ou codirecteurs de la publication de tout journal ou écrit périodique. J'approuve pleinement cette disposition, qui reprend une recommandation du Défenseur des droits soutenue dans un rapport du 27 février 2015 au Comité des droits de l'enfant des Nations unies, sur la mise en oeuvre par la France de la Convention internationale des droits de l'enfant.

Certes, même si leur directeur de publication est mineur, de telles publications restent soumises aux dispositions de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, ainsi qu'au régime spécifique à la fonction de directeur de publication. La responsabilité des lycéens peut d'ores et déjà se trouver engagée, en leur qualité de complices, sur le fondement de l'article 43 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. J'estime donc qu'il s'agit d'une bonne mesure, étant précisé qu'elle devra être assortie d'un important dispositif d'éducation et d'information apportant aux jeunes concernés non seulement les connaissances propres à cet outil spécifique de communication qu'est la presse, mais aussi les notions juridiques de base qui s'appliquent à ce domaine – en particulier dans le domaine de la responsabilité. À ce sujet, nous sommes justement en train de mettre au point un programme d'éducation au droit que nous souhaitons développer à la rentrée prochaine.

Au titre II, relatif à la mixité sociale et à l'égalité des chances dans l'habitat, les articles 20 et 21 portent sur le rétablissement des équilibres sociaux. La recherche d'un équilibre entre le droit au logement et la mixité sociale constitue l'essence du volet « logement » du projet de loi. Dès 2009, la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (HALDE) avait déjà proposé au Gouvernement un concept rénové de mixité sociale, en indiquant de quelle manière il pouvait s'appliquer. Il s'agit ici, non seulement de mettre fin à des pratiques qui conduisent à refuser l'accès au logement des demandeurs pourtant prioritaires au titre du droit au logement opposable (DALO), mais également de promouvoir la mixité sociale en favorisant l'accès des demandeurs les plus modestes aux logements situés hors des quartiers en difficulté – vers lesquels ils sont aujourd'hui principalement orientés –, et de cette manière rétablir l'égalité des chances pour ces derniers et lutter contre les risques de ségrégation territoriale.

Cette disposition devrait contribuer à garantir le droit au logement des plus modestes, dans le respect de l'égalité et de la non-discrimination. Le choix a été fait de substituer à une politique de mixité visant à implanter des classes moyennes dans les quartiers les plus défavorisés, dont l'échec est aujourd'hui patent, une autre politique consistant à encourager l'installation des demandeurs les plus modestes ailleurs que dans les 1 500 quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV). J'approuve cette inversion de méthodes, d'autant qu'il avait été question en 2014 et 2015 d'évincer les plus modestes des QPV au motif allégué de ne pas accroître leur pauvreté : ce qu'il est convenu de désigner par l'expression « discrimination positive » a, à mon sens, toutes les chances de donner de bons résultats. Par ailleurs, je suis favorable à l'interdiction d'un refus d'attribution au seul motif de l'absence de lien avec la commune d'implantation du logement.

L'échelle communale me paraît inadéquate pour atteindre la mixité sociale attendue, l'attribution de logements donnant lieu à une « préférence communale » quasi systématique, ainsi qu'à des pratiques d'évitement voire de refus de demandeurs DALO pour ne pas aggraver la pauvreté dans les quartiers difficiles, comme le montrait l'étude publiée en mars dernier par le Défenseur des droits, le Commissariat général à l'égalité des territoires (CGET) et le Plan Urbanisme Construction Architecture (PUCA) – un service spécialisé rattaché au ministère du logement –, qui concluait à une aggravation de la concentration de la pauvreté dans les quartiers difficiles du fait du mode actuel d'attribution des logements.

J'appelle toutefois à la vigilance sur la complexité du dispositif proposé, dont la mise en oeuvre risque de nuire à l'objectif affiché de mixité, et je préconise la délivrance d'une large information et d'une communication claire et lisible sur le nouveau cadre législatif à l'endroit des demandeurs : dans un système démocratique, que chacun sache à quoi il peut prétendre constitue une condition essentielle de l'accès au droit – il ne faut en aucun cas avoir le « droit honteux » au motif, par exemple, de la pénurie de logements. Par ailleurs, les intercommunalités devront nécessairement adhérer à ce dispositif et mettre en oeuvre dans les meilleurs délais les nouvelles compétences qui leur reviennent.

Pour ce qui est de la procédure d'attribution, prévue aux articles 22 à 25 du projet de loi, je suis favorable à la clarification des critères de priorité d'attribution, redéfinis et harmonisés pour les différents dispositifs ou filières par lesquels le demandeur peut être reconnu prioritaire, qu'il s'agisse du recours DALO, des accords collectifs ou des critères généraux de priorité de l'article L. 441-1 du code de la construction et de l'habitation.

Je soutiens l'implication explicite de tous les acteurs du logement social, bailleurs et réservataires, notamment les collectivités territoriales et Action Logement, dans la mise en oeuvre du droit au logement des demandeurs prioritaires dans le respect des critères de priorité redéfinis, par des objectifs quantifiés à atteindre – en l'occurrence 25 %.

Je suis également favorable à la suppression immédiate des délégations aux communes de la gestion des logements réservés à l'État pour le logement des personnes défavorisées dans le cadre du contingent préfectoral, ainsi qu'à la logique de transparence engagée dans la loi n° 2014-366 du 24 mars 2014 pour l'accès au logement et un urbanisme rénové, qui se prolonge dans le présent projet de loi. Toutes ces mesures qui visent à une meilleure transparence des attributions et à impliquer tous les acteurs du logement dans la mise en oeuvre du droit au logement répondent en effet à des recommandations formulées par le Défenseur des droits dans sa décision 2015-291 du 16 décembre 2015 sur l'accès au logement social.

Afin que les droits fondamentaux des demandeurs soient mieux garantis par la procédure d'attribution par les intercommunalités, je propose la création d'une obligation d'évaluation annuelle de ces dispositifs, afin de garantir leur adéquation avec les droits fondamentaux des demandeurs dans le temps. Par ailleurs, conformément à la recommandation du Défenseur des droits émise dans la décision n° 2013-206 du 20 juin 2013 sur le projet de cotation de la Ville de Paris, je propose la création d'une obligation de vérification du respect des droits précités par les systèmes de qualification de l'offre, à élaborer par les intercommunalités, en veillant notamment à ce qu'ils ne conduisent pas à conditionner l'accès des demandeurs aux caractéristiques des occupants en place, afin de ne pas reproduire les pratiques d'exclusion, ce qui irait à l'encontre de l'objectif de mixité et de mobilité recherché.

Les articles 26, 27 et 28 du projet de loi ont pour objet de favoriser une occupation plus juste du parc social, avec un nouveau dispositif de modulation des loyers destiné à favoriser l'accès des plus modestes aux secteurs hors QPV, qui nous paraît pertinent. Par ailleurs, l'introduction de règles autorisant la fixation du loyer indépendamment du financement d'origine peut contribuer à la mise en oeuvre de nouvelles modalités de calcul des loyers, définies en fonction de l'objectif de mixité sociale au sens du projet de loi et non du seul bâti. Je relève aussi avec satisfaction la reprise de mes recommandations relatives à la perte du droit au maintien dans les lieux, portées dans le cadre de la décision-cadre n° 2015-291 du 14 décembre 2015. Les effets attendus sur la mobilité, que permet de mesurer l'étude d'impact sur le nombre de locataires concernés, invitent à recommander la stricte application de la suppression des dérogations et exemptions, de même que la sanction des locataires qui ne répondent pas à l'enquête sur le supplément de loyer pendant deux années consécutives.

Je recommande également que soit reformulée la définition de la notion de sous-occupation figurant dans le code de la construction et de l'habitation, comme visant les logements HLM dont le nombre de pièces habitables, non compris la cuisine, est supérieur de plus d'une unité au nombre de personnes qui y ont leur résidence principale. En pratique, cela correspondrait à un F4 occupé par deux personnes ou un F3 par une personne. Toutes ces mesures doivent redonner de la mobilité au parc locatif.

Sur l'application du dispositif SRU figurant aux articles 29 à 32, que j'approuve, je considère que le recentrage sur les communes où la demande de logements sociaux est avérée démontre l'intérêt de disposer d'outils statistiques permettant d'objectiver la demande, afin d'en faire une aide à la programmation de l'offre. Au-delà de l'usage quantitatif qu'on pourrait en faire, ces statistiques pourraient aussi permettre à l'avenir de définir des objectifs qualitatifs, notamment en termes de typologie par financements – PLAI, PLUS, PLS –, en s'appuyant sur les données relatives aux revenus des demandeurs.

L'inclusion des terrains familiaux aménagés au profit de gens du voyage en demande d'ancrage territorial dans le décompte des logements sociaux au titre de l'article 55 de la loi SRU m'apparaît pertinente, au vu de la situation sociale de ces ménages qui répondent en majorité aux critères de demandeurs prioritaires.

Enfin, l'instauration de sanctions en cas de non-respect des objectifs qualitatifs constitue une avancée importante pour garantir le droit au logement des plus modestes, tout en poursuivant l'objectif de mixité sociale.

Au regard des enjeux que représente la maîtrise de la langue française, le Défenseur des droits estime qu'au-delà des mesures prévues à l'article 35 pour lutter contre l'illettrisme, le législateur devrait saisir l'occasion de ce texte pour instaurer un véritable « droit fondamental à la langue française » qui ne soit pas perçu comme purement symbolique, culturel, intellectuel, mais avant tout comme la capacité de nous comprendre en parlant tous la même langue – en l'occurrence, le français. Ce droit à la langue, qui pourrait être fondé sur les décisions prises au cours des années par le Conseil constitutionnel, aurait ensuite vocation à être décliné dans un objectif de cohésion sociale.

Le titre III, consacré à l'égalité réelle, comporte des dispositions majeures qui fournissent des outils essentiels à la lutte contre les inégalités. L'article 36 modifie la voie d'accès à la fonction publique, dite du « troisième concours », en ouvrant plus largement les portes de l'administration afin de permettre la diversification des profils socio-économiques. Si je me félicite de ce dispositif qui contribuera à ouvrir la fonction publique à une plus grande diversité de profils et de compétences, j'estime que le législateur devrait s'interroger davantage sur ce que l'on appelle les « emplois fermés », c'est-à-dire les emplois qui, d'une manière ou d'une autre, finissent par ne pas être attribués à tous : ils sont réservés à certains sur le seul fondement de la nationalité qui, je le rappelle, est aux yeux de la loi un critère de discrimination.

Ainsi, la loi du 16 juillet 1949 interdit-elle que la fonction de dirigeant ou gérant d'une entreprise ayant pour objet la publication ou l'édition d'un périodique destiné à la jeunesse soit assumée par une personne étrangère, alors même que d'autres textes permettent à une personne de n'importe quelle nationalité de diriger un journal : il y a là une contradiction à laquelle il convient de remédier.

De même, le Défenseur des droits a été saisi de la situation de 800 employés de la SNCF de nationalité ou d'origine marocaine. Ces derniers ont été recrutés au début des années 1970 sous un statut dit « PS25 », beaucoup moins avantageux que celui des cheminots, dans lequel ils ont été maintenus durant quarante ans. Dans plusieurs jugements de septembre 2015, le conseil des prud'hommes de Paris a condamné la SNCF pour discrimination. Je présenterai prochainement des observations en appel.

Les différences de traitement entre Français et étrangers, d'une part, et entre Européens et non-Européens, d'autre part, par le maintien d'une condition de nationalité pour l'accès à certains emplois, ne reposent plus sur aucun fondement légitime. Conformément aux propositions de mon rapport du 9 mai 2016 consacré à la question des droits fondamentaux des étrangers en France, je recommande le recensement de l'ensemble des emplois demeurant fermés aux étrangers dans le secteur privé en France – les dernières données exhaustives en la matière datent de 1999 – ainsi que la suppression des conditions de nationalité pour l'accès aux trois fonctions publiques, aux emplois des entreprises et établissements publics ainsi qu'aux emplois du secteur privé, à l'exception de ceux relevant de la souveraineté nationale et de l'exercice de prérogatives de puissance publique, conformément à la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

Je salue le durcissement opéré par l'article 37 du texte, en particulier l'exclusion de l'excuse de provocation en matière d'injures racistes ou discriminatoires. Nous sommes favorables à la possibilité de requalifier les faits. De nombreux professionnels du droit, des avocats en particulier, y sont hostiles, mais cette possibilité nous paraît donner du poids à la lutte contre le racisme. De même, l'article 38 généralise opportunément les circonstances aggravantes de racisme et d'homophobie, actuellement prévues pour certaines infractions limitativement énumérées, à l'ensemble des crimes et des délits.

Je voudrais ici soulever un point délicat, à savoir l'affaiblissement de la répression qui pourrait résulter de la suppression dans la loi du mot « race ». Le projet de texte propose de réécrire l'article 132-76 du code pénal en remplaçant la notion d'infraction commise « à raison de l'appartenance ou de la non-appartenance, vraie ou supposée, de la victime à une race » par celle d'infraction commise « pour des raisons racistes », suivi de « ou à raison de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation ou une religion déterminée ». Je reconnais l'intérêt symbolique et politique de cette démarche, mais je renvoie à l'avis que mon prédécesseur Dominique Baudis avait donné en 2013 sur la proposition de loi tendant à la suppression du mot « race » de notre législation. En particulier, il appelait l'attention des pouvoirs publics sur le risque de fragilisation des mécanismes juridiques de protection des victimes d'actes de racisme qui découlent des conventions internationales et européennes faisant référence à ces termes : la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale de l'ONU de 1965, la Déclaration sur la race et les préjugés raciaux de l'Unesco de 1978, la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne de 2000 et les autres textes communautaires.

Le traité de fonctionnement de l'Union européenne emploie le mot « race » à deux reprises. Là encore, l'interprétation du mot a été précisée. Ainsi, dans la directive 200043CE du Conseil du 29 juin 2000 relative à la mise en oeuvre du principe de l'égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d'origine ethnique – la directive fondatrice en la matière –, il est précisé, au sixième considérant, que « l'Union européenne rejette toutes théories tendant à déterminer l'existence de races humaines distinctes. L'emploi du mot “race” dans la présente directive n'implique nullement l'acceptation de telles théories ».

En adoptant une recommandation de politique générale en 2002, la Commission européenne contre le racisme et l'intolérance (ECRI) – instance du Conseil de l'Europe chargée de combattre le racisme et toutes les formes de discrimination – n'a pas manqué d'affirmer : « tous les êtres humains appartenant à la même espèce, l'ECRI rejette les théories fondées sur l'existence de “races” différentes. Cependant, afin d'éviter de laisser sans protection juridique les personnes qui sont généralement et erronément perçues comme appartenant à une “autre race”, l'ECRI utilise ce terme dans la présente recommandation ».

On ne peut donc manquer de s'interroger sur les effets juridiques d'une démarche consistant à supprimer les termes « race » et « racial » tout en conservant le substantif « racisme », sans qu'il soit d'ailleurs précisé ce qu'il adviendra de l'adjectif « raciste » qui qualifie certains actes que l'on veut réprimer. Je souligne également la nécessité de ne pas fragiliser les procédures contentieuses en cours, les incriminations à caractère pénal étant d'interprétation stricte. Je m'interroge donc sur les effets de la démarche : des effets de droit peuvent-ils être rattachés à la notion de racisme dès lors que celle de race est abolie ? Par ailleurs, quelles vont être les conséquences probatoires d'une telle substitution imposant au juge d'interroger le mobile raciste du criminel ou du délinquant ? Concrètement, cela risque de réduire l'efficacité de la répression car, aujourd'hui, on sanctionne un comportement sans rechercher l'intention ou le mobile de son auteur. Je me permets d'insister sur l'importance de cette question, à mes yeux essentielle.

Enfin, je recommande que le sexisme soit considéré comme circonstance aggravante, comme le prévoit l'article 38 du projet de loi, et que le mot « sexe » soit intégré à la liste figurant à l'article 132-77 du code pénal, car le sexe et l'identité sexuelle sont deux notions bien distinctes. Le deuxième alinéa de cet article serait donc ainsi rédigé : « La circonstance aggravante définie au premier alinéa est constituée lorsque l'infraction est précédée, accompagnée ou suivie de propos, écrits, utilisation d'images ou d'objets ou actes de toute nature portant atteinte à l'honneur ou à la considération de la victime ou d'un groupe de personnes dont fait partie la victime à raison de leur sexe, de leur orientation ou identité sexuelle vraie ou supposée. »

J'en viens au sujet le plus important du titre III, à savoir l'article 41. Il a pour objet l'alignement des motifs discriminatoires prévus aux articles 1er et 2 de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008, portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations, afin de rendre plus efficace la protection prévue en matière civile sans que les victimes aient à s'adresser au juge pénal.

Un recul de dix années sur la mise en oeuvre du régime juridique de lutte contre les discriminations conduit à penser que la voie pénale est la plus difficile, car elle est rarement permise par les parquets. C'est pourquoi il convient de privilégier la voie civile. Je soutiens donc l'ajustement législatif proposé, comme je l'avais déjà fait dans mon avis d'octobre 2015 concernant le projet de loi portant application des mesures relatives à la justice du XXIe siècle. Dans les domaines où la voie civile est ouverte, nous avons la possibilité d'obliger le mis en cause à apporter la preuve de la non-discrimination, contrairement au principe qui prévaut en matière pénale. La création d'une voie de recours civile en matière d'accès aux biens et aux services pour l'ensemble des critères de discrimination apparaît donc tout à fait opportune, au même titre qu'une harmonisation du champ d'application des différents critères.

Le dispositif proposé appelle de ma part quatre propositions complémentaires. Premièrement, le critère de la perte d'autonomie, consacré par la loi du 28 décembre 2015 relative à l'adaptation de la société au vieillissement, n'a été introduit qu'au premier alinéa de l'article 1er de la loi du 27 mai 2008, et non à l'article à l'article 225-1 du code pénal. De ce fait, la modification envisagée de la liste des critères interdits énoncés dans ladite loi évince de cette liste la perte d'autonomie. Je propose que ce critère de discrimination soit ajouté à la liste de l'article 225-1 du code pénal.

Deuxièmement, je propose de remplacer, de manière générale et dans la liste des critères énoncés à l'article 225-1 du code pénal en particulier, le terme de « patronyme » par l'expression plus compréhensible de « nom de famille ».

Troisièmement, en application de l'article 2 de la Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées (CIDPH) que la France a ratifiée en 2010 après avoir adopté la loi du 11 février 2005 sur les droits fondamentaux des personnes handicapées, je souhaiterais l'introduction de la notion d'aménagement raisonnable comme corollaire du principe général de non-discrimination à l'égard des personnes handicapées. Il s'agirait de sanctionner le refus de procéder à de tels aménagements comme une discrimination. En adoptant cette disposition, qui créerait une obligation non pas de résultat mais de moyens, vous feriez considérablement avancer la cause des personnes handicapées.

Quatrièmement, je vous invite à profiter de ce texte pour préciser les termes et la portée du concept de harcèlement discriminatoire. Alors que trois directives sur l'égalité de traitement fondée sur le sexe indiquent que « le harcèlement est considéré comme une forme de discrimination », l'article 1er de la loi du 27 mai 2008 a transposé en droit interne la définition du harcèlement discriminatoire sans reprendre le terme de « harcèlement » et en définissant le comportement visé comme un « agissement ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement intimidant ». Cette définition étant en décalage avec la définition de harcèlement du droit français, qui requiert des agissements répétés, je propose de préciser les textes en introduisant à l'article 1er de la loi du 27 mai 2008 la notion de « harcèlement discriminatoire », dans une définition de la discrimination ayant vocation à s'appliquer à l'ensemble des critères de discrimination prohibés. Cet alinéa serait ainsi rédigé : « 1° Le harcèlement entendu comme tout comportement indésirable, y compris isolé lorsqu'il est d'une particulière gravité, lié à l'un des motifs mentionnés au premier alinéa et tout agissement à connotation sexuelle, subis par une personne et ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant ».

Je voudrais conclure en formulant des propositions qui, si elles ne sont pas directement liées au texte, me semblent néanmoins importantes si l'on veut atteindre l'objectif d'égalité.

Au-delà de la protection des droits, il me semble nécessaire de prévenir les discriminations et de promouvoir l'égalité. Pour être efficace, le renforcement du volet contentieux de la lutte contre les discriminations doit être assorti d'une réflexion en faveur de l'amélioration des dispositifs de prévention des discriminations collectives, notamment dans l'emploi. L'exemple de la promotion de l'égalité professionnelle entre femmes et hommes, ceux des travailleurs en situation de handicap et des seniors viennent rappeler qu'en dehors des obligations légales, les employeurs peinent à engager de réelles politiques d'égalité.

Si la loi du 17 août 2015 relative au dialogue social et à l'emploi est récemment venue préciser que la négociation annuelle sur l'égalité professionnelle entre femmes et hommes et sur la qualité de vie au travail porterait désormais également sur les « mesures permettant de lutter contre toute discrimination en matière de recrutement, d'emploi et d'accès à la formation professionnelle », le texte ne prévoit pas d'indicateurs et d'objectifs de progression permettant de suivre la réalisation de ces mesures. La transposition de la directive 2014-1995UE relative à la publication d'informations non financières et d'informations relatives à la diversité par certaines grandes entreprises et certains groupes, qui doit intervenir avant le 6 décembre 2016, constitue une opportunité pour imposer aux entreprises de faire figurer des indicateurs relatifs à l'égalité de traitement et à la lutte contre les discriminations dans les informations non financières à publier. Le présent projet de loi pourrait prévoir la création d'obligations légales d'évaluation des politiques d'égalité qui soient garantes de leur performance et d'un dialogue social constructif.

Je recommande donc la création d'indicateurs permettant de documenter la question de l' « égalité de traitement » – mesures prises en faveur de l'égalité entre femmes et hommes, des personnes handicapées, de la politique de lutte contre les discriminations – dans le rapport extra-financier des grandes entreprises visé à l'article L. 225-102 du code de commerce. Le Gouvernement devra modifier le décret n° 2013-1305 du 27 décembre 2013 relatif à la base de données économiques et sociales et aux délais de consultation du comité d'entreprise et d'expertise, afin qu'il prévoie des informations sur l'égalité de traitement, la prévention des discriminations, l'évolution de l'emploi des groupes protégés par le droit de la non-discrimination et les mesures prises en ce sens. Des audits obligatoires sur la prévention des discriminations dans les grandes entreprises et administrations publiques, éventuellement diligentés par une mission de l'inspection générale des affaires sociales spécialisée sur les questions de non-discrimination et d'égalité de traitement, pourraient voir leurs résultats présentés au Défenseur des droits. Enfin, un « référent égalité », dans les entreprises de 300 salariés et plus, pourrait jouer un rôle de conseil et d'expertise auprès des syndicats et des dirigeants ; il interviendrait en appui à la préparation de la négociation de l'accord national interprofessionnel (ANI) diversité et à la production des informations relatives à la non-discrimination. La formation des référents pourrait être assurée par le Défenseur des droits sur le modèle de celle des conseillers « informatique et libertés » à la CNIL.

En conclusion, j'aborderai un problème que me semblent poser les critères de l'orientation et de l'identité sexuelles. Le choix rédactionnel de les accoler dans la liste des critères de discrimination énumérés à l'article 6 de la loi n° 2012-954 du 6 août 2012 relative au harcèlement sexuel tend à favoriser les amalgames, alors que ces deux notions renvoient à des réalités distinctes. Selon les principes de Jogjakarta de 2006 sur l'application du droit international des droits humains en matière d'orientation sexuelle et d'identité de genre, l'orientation sexuelle se définit comme « la capacité de chacun de ressentir une profonde attirance émotionnelle, affective et sexuelle envers des individus de sexe opposé, de même sexe ou de plus d'un sexe, et d'entretenir des relations intimes et sexuelles avec ces individus », tandis que l'identité sexuelle correspond à « l'expérience intime et personnelle de son genre profondément vécue par chacun, qu'elle corresponde ou non au sexe assigné à la naissance, y compris la conscience personnelle du corps (qui peut impliquer, si consentie librement, une modification de l'apparence ou des fonctions corporelles par des moyens médicaux, chirurgicaux ou autres) et d'autres expressions du genre, y compris l'habillement, le discours et les manières de se conduire ». L'orientation sexuelle renvoie donc au registre des pratiques sexuelles tandis que l'identité relève de l'expérience personnelle du genre, qui peut être distinct du sexe assigné à la naissance. Le Défenseur des droits recommande donc que les deux critères de l'orientation sexuelle et de l'identité sexuelle soient séparés dans l'ensemble des textes modifiés par la loi du 6 août 2012 relative au harcèlement sexuel, afin d'assurer la pleine autonomie de chacun des critères.

Au-delà de cette modification, je rappelle qu'un groupe de travail organisé à l'initiative de Dominique Baudis sur la terminologie de la loi du 6 août 2012 a conclu que l'expression « identité sexuelle » était inappropriée pour désigner les personnes transsexuelles : la transidentité renvoie à une expérience intime et personnelle indépendante de la morphologie des personnes, comme l'a également souligné la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) dans un avis du 27 juin 2013. Pour protéger l'ensemble des personnes transsexuelles contre les actes et propos dont elles peuvent être victimes – je pense à ce qui se passe dans certains États des États-Unis –, qu'elles aient ou non entamé une démarche médicale de transition sexuelle, l'expression « identité de genre » devrait prévaloir sur celle d'« identité sexuelle ». La dénomination « identité de genre » constitue au demeurant une référence européenne et internationale – inscrite dans les principes de Jogjakarta, les rapports du commissaire européen aux droits de l'homme, les rapports et directives de l'Union européenne ainsi que les résolutions du comité des ministres et de l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. Ce critère est également utilisé par la plupart des pays européens qui mettent en oeuvre une protection spécifique des personnes transsexuelles tels que le Royaume-Uni, l'Irlande, l'Espagne, les Pays-Bas, la Suède ou encore Malte.

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